Farah Stockman, The New York Times, 16/9/2022
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Farah Stockman (1974) a
rejoint le comité de rédaction du New York Times en 2020 après avoir
couvert la politique, les mouvements sociaux et les questions “raciales” pour
le desk national. Elle avait auparavant passé 16 ans au Boston Globe,
dont près de la moitié en tant que journaliste de politique étrangère à
Washington. Elle a effectué des reportages en Afghanistan, au Pakistan, en
Iran, au Sud-Soudan, au Rwanda et à Guantánamo Bay. Elle a également été
chroniqueuse et membre du comité de rédaction du Globe, remportant un
prix Pulitzer pour ses commentaires en 2016. Elle est l'auteure de American
Made : What Happens to People When Work Disappears, sur les
ouvriers de l'usine de roulements à billes Rexnord à Indianapolis et les
raisons de leur vote pour Trump, suite aux menaces de fermeture et de délocalisation
à Monterey au Mexique, qui ont été effectivement mises à exécution. @fstockman
Depuis avril, le gouverneur Greg Abbott du Texas a fait transporter en bus
plus de 7 900 migrants de l'État vers Washington, D.C. En août, il a commencé à
envoyer des migrants à New York. Maintenant, le gouverneur de la Floride, Ron
DeSantis, s'y met aussi, en envoyant deux cargaisons de migrants à Martha's
Vineyard*, dans le Massachusetts. À en croire Mister Abbott, il veut ainsi percer à jour le bluff des maires des États
bleus (démocrates) qui prétendent accueillir à bras ouverts les immigrants sans
papiers. Cela fait également partie d'un plan républicain pas si secret que ça,
visant à attiser la colère du populo contre les démocrates avant les élections
de mi-mandat.
Des immigrés se rassemblent le 14 septembre avec leurs
affaires devant l'église épiscopale St Andrews à Edgartown, sur Martha's
Vineyard. Photo Ray Ewing / Vineyard Gazette via AP
Politicaillerie mise à part, une chose est claire : notre système
d'immigration est depuis longtemps surchargé et obsolète, et la procédure
d'asile est une grande partie de ce qui ne fonctionne pas. Le nombre de
nouvelles demandes d'asile déposées devant les tribunaux usaméricains de
l'immigration a explosé, passant de 32 895 pour toute l'année 2010 à 156 374 en
2022 - à quatre mois de la fin de l’année. Cela s'explique en partie par le
fait que les conflits et le Covid ont créé une migration massive à travers le
monde. Les tribunaux de l'immigration n'ont pas été en mesure de faire face à
l'afflux de nouveaux arrivants. En 2010, il y avait un arriéré d'environ 100
000 dossiers d'asile en cours de traitement. Aujourd'hui, ce chiffre est passé
à plus de 660 000. Si l'on inclut d'autres types d'affaires, comme les ordres
d'expulsion, les dossiers en souffrance dans les tribunaux de l'immigration ont
atteint plus de 1,8 million.
Ces chiffres reflètent un récent pic de migration. Au cours des deux
dernières années, environ un million de personnes ont été autorisées à entrer
dans le pays pour attendre une audience devant un tribunal de l'immigration,
selon un rapport récent de ma collègue du Times, Eileen Sullivan. Chaque
personne a eu un an pour déposer une demande d'asile. Ce n'est pas seulement un
phénomène de l'ère Biden : un nombre similaire a été admis par l'administration
Trump pendant une période de 24 mois en 2018 et 2019, lors de la dernière
grande poussée migratoire.
Combinés, ces chiffres ont brisé le système. Bien que les audiences de
demande d'asile soient censées se tenir dans les 45 jours suivant le dépôt
d'une demande, le temps d'attente actuel pour une audience de demande d'asile
est en moyenne de près de quatre ans et demi, selon les données des chercheurs
compilées au centre TRAC de l'université de Syracuse. Plus la résolution d'un
cas est longue, plus il peut être difficile de renvoyer les personnes dont la
demande d'asile a été rejetée, comme cela s'est produit dans plus de la moitié
des cas d'asile l'année dernière. Selon les prévisions, plus de 745 000
procédures d'expulsion seront engagées en 2022, soit plus du double de toutes
les autres années, à l'exception de 2019. Les longs retards dans la résolution
des dossiers d'asile sont devenus une crise grave et auto-entretenue : ces
délais incitent les gens à déposer des demandes d'asile infondées, sachant que
cela leur fera gagner des années, même s'ils sont finalement expulsés.
DeSantis déporte des dizaines d'immigrants
"Bienvenue à Marth's Vineyard ! Quoi que vous aimiez faire -pêcher, vous balader, faire du shopping, vous réunir, créer, manger, vous relaxer -, vous pouvez vous y livrer sans contraintes"
Dessin de Randall Enos
Le problème vient en partie du fait que l'asile est l'une des rares voies
légales que les personnes économiquement désespérées peuvent utiliser pour
obtenir la permission de vivre et de travailler aux USA. En vertu de la
législation usaméricaine et des conventions des Nations unies établies au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les personnes qui expriment une « crainte
fondée d'être persécutées pour des raisons de race, de religion, de
nationalité, d'appartenance à un groupe social particulier ou d'opinions
politiques » sont autorisées à attendre que leur dossier d'asile soit jugé
aux USA, où elles peuvent demander l'autorisation de travailler 150 jours après
avoir déposé leur demande d'asile. Les documents d'autorisation de travail
doivent être renouvelés tous les deux ans, ce qui crée une autre montagne de
paperasse que la bureaucratie doit gérer.
Les demandeurs d'asile dont le dossier est authentique sont parmi les plus
lésés par les fausses demandes, qui augmentent considérablement le temps qu'ils
doivent attendre pour obtenir une protection juridique.
L'administration Trump a essayé un certain nombre de méthodes pour
décourager les gens de déposer de nouvelles demandes d'asile, notamment en
obligeant certaines personnes à rester au Mexique pendant qu'elles demandent
l'asile aux USA. Néanmoins, les demandes d'asile ont en fait fortement augmenté
sous le président Donald Trump, en partie en raison d'une poussée migratoire,
mais aussi comme moyen de défense contre ses efforts accrus pour expulser les
gens.
L'épidémie mondiale de Covid-19 a présenté une nouvelle opportunité de
réduire les demandes d'asile. Le Titre 42 [du Code des USA], la politique de santé publique liée
à la pandémie que l'administration Trump a instituée en mars 2020, a permis aux
responsables usaméricains d'expulser rapidement les migrants à la frontière
sans leur accorder la possibilité de déposer une demande d'asile. Beaucoup sont
repoussés au Mexique, ce qui les expose à davantage de danger. L'administration
Biden a annoncé qu'elle rouvrirait le traitement des demandes d'asile à la
frontière et chercherait à mettre fin à l'utilisation du Titre 42, mais plus de
20 procureurs généraux républicains ont intenté une action en justice pour
maintenir le Titre 42 en place, alors même que certains d'entre eux
s'opposaient à d'autres efforts de prévention du Covid et insistaient sur le
fait que la pandémie était exagérée. Jusqu'à présent, les efforts de
l'administration pour modifier cette politique ont été bloqués par un juge
fédéral.
Le Titre 42 finira par être levé ; à ce moment-là, le pays s'appuiera sur
le Titre 8 [du Code des USA], l'autorité prépandémique en vertu de laquelle les agents usaméricains
peuvent rapidement expulser ou mettre à l'amende les personnes prises en
flagrant délit d'entrée illégale aux USA, à moins qu'elles ne soient jugées
éligibles pour demander l'asile. Cela est juste ; un système bien géré doit
être habilité à rejeter et à expulser rapidement les personnes dont la demande
est infondée, tout en mettant en relation les personnes dont le cas est
authentique avec des réseaux de soutien social. À cet égard, l'administration
Biden n'a pas reçu le crédit qu'elle mérite pour un changement de règle
important, bien que sous-estimé, qui pourrait remanier le système. Cet été, des
agents d'asile formés ont statué sur certaines demandes d'asile dans une
poignée de centres de détention de l'ICE (Police de l’immigration et des
Frontières) au Texas, soulageant ainsi les tribunaux de l'immigration. Les
demandeurs d'asile dont la demande est rejetée peuvent toujours faire appel
auprès d'un juge. L'espoir est que les décisions rapides concernant les
nouveaux cas empêcheront l'arriéré de s'accroître et décourageront les demandes
fausses ou sans fondement.
La nouvelle règle n'est pas le tapis de bienvenue que de nombreux militants
des droits des immigrants attendaient de l'administration Biden après quatre
années de présidence Trump. Elle n'est pas non plus le traitement de tolérance
zéro que de nombreux républicains considèrent comme le seul moyen de dissuader
les migrants de s'amasser à la frontière. Mais il s'agit d'une politique saine
fondée sur des recommandations et des recherches approfondies menées par des
groupes respectés, notamment le Migration Policy Institute, un organisme non
partisan. À une époque où presque tout ce que fait un président en matière
d'immigration lui attire des poursuites judiciaires, elle a été soigneusement
rédigée pour être le plus à l'abri possible des litiges. Combiné aux efforts
bipartites visant à augmenter la capacité de traitement des non-citoyens à la
frontière dans des centres d'accueil regroupant tous les départements et
agences concernés sous un même toit, il pourrait finalement transformer un
système défaillant en un système beaucoup plus efficace, moderne et équitable.
À une époque où les USAméricains sont déjà en désaccord entre eux sur ce
que nous pourrions appeler les valeurs fondamentales - les croyances
culturelles qui soudent notre pays - il est raisonnable de s'inquiéter de
savoir si l'ajout de nouveaux arrivants au mélange compliquera la tâche de
forger un avenir commun. Pourtant, il s'agit également d'une question qui
touche au cœur de notre identité et qui nous permet de savoir si nous
continuerons à être un endroit où les masses fatiguées, pauvres et entassées du
monde peuvent obtenir une seconde chance. Pour être fidèles à notre identité de
pays pluraliste, nous avons besoin d'un système d'asile qui garantisse que les
personnes qui remplissent les conditions requises pour bénéficier d'une protection
puissent l'obtenir - tout en réduisant au minimum les abus du système par ceux
qui essaient simplement de passer la ligne.
NdT
Martha's Vineyard (« Le Vignoble de Martha ») est une île de l'État du
Massachusetts, à 6 km de Cape Cod, au sud de Boston et à l’est de Newport.
L'île est surtout connue comme résidence d'été de la jet set et des présidents usaméricains, une mode lancée par Ulysses Grant en 1874 et suivie entre autres par Kennedy, Clinton et Obama, qui a été critiqué pour cela pendant la récession de 2007 à 2012. En 2019, les Obama y ont acheté un sam'suffit de 640 mètres carrés sur un terrain de 12 ha pour la modique somme de 11,75 millions de $. De quoi loger plusieurs centaines de migrants...
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