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03/10/2023

ANNAMARIA RIVERA
Mal parler, même à gauche

 Annamaria Rivera, Comune-Info, 2/10/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Lorsqu'il s'agit de migrations, de droits des migrant·es, de racisme et d'antiracisme, le discours public italien, même dans ses variantes non racistes, semble souvent se déployer comme si chaque fois était la première : les antécédents et le développement de tel ou tel événement, de tel ou tel problème, de telle ou telle revendication, de tel ou tel concept sont tout simplement escamotés.

Cet oubli, pour ainsi dire, n'affecte pas seulement la rhétorique publique majoritaire, mais influence parfois l'attitude et le discours des minorités actives, se reflétant également dans le langage et le vocabulaire, influencés par la vulgate médiatique et même par le jargon du sens commun.

 Alors qu'on les croyait remisés aux archives grâce à un long travail critique, les formules et le vocabulaire liés aux schémas interprétatifs, même spontanés, font leur retour. Faute de pouvoir en dresser le catalogue complet, nous nous attarderons sur quelques-uns d'entre eux.

Race-racial

Le racisme est avant tout une idéologie, donc une sémantique : il est constitué de mots, de notions, de concepts. L'analyse critique, la déconstruction et la dénonciation du système-racisme ont donc nécessairement un versant lexical et sémantique. Ainsi, si l'on parle de discrimination raciale au lieu de discrimination raciste, on peut finir par légitimer inconsciemment la notion et le paradigme de “race”, en suggérant l'idée que ce sont les personnes différentes par la “race” qui sont discriminées.

De telles maladresses lexicales peuvent également être commises par des locuteurs qui se considèrent comme antiracistes et, de surcroît, cultivés, voire par des institutions et associations chargées de lutter contre le racisme ou même de promouvoir le respect de codes éthiques dans le domaine de l'information. Cela apparaît d'autant plus paradoxal aujourd'hui que même en Italie, à l'initiative d'un groupe d'anthropologues-biologistes, puis d'anthropologues culturels, une campagne est en cours pour effacer le mot “race” de la Constitution.

Bien que la notion de “race” ait également été expurgée du domaine de la biologie et de la génétique des populations, son utilisation persiste dans les cercles intellectuels et/ou même “de gauche”, faisant l’objet d’un usage banal et dangereux que l'on ne peut ignorer.


 Ethnie-ethnique-ethnicité

Comme le note l'anthropologue Mondher Kilani, coauteur avec René Gallissot et Annamaria Rivera de l'essai collectif L'Imbroglio ethnique en quatorze mots clés (Payot, Lausanne, 2000), l'adjectif “ethnique” a une consonance inquiétante dans des expressions telles que “nettoyage ethnique”, “guerre ethnique”, “haine ethnique”. En outre, le sens commun et une partie des médias et des intellectuels ont tendance à considérer les soi-disant “groupes ethniques” comme des entités quasi-naturelles, connotées par l'ancestralité et les liens de sang primordiaux, et par conséquent à les associer à une diversité insurmontable. Par conséquent, le terme “ethnie” est souvent utilisé comme un euphémisme pour "race".

Même dans les milieux antiracistes, l'utilisation abusive d'expressions telles que “société multiethnique”, “quartier multiethnique”, “parade multiethnique” est fréquente... Bien qu'elles soient parfois utilisées dans un sens se voulant positif, ces formules font toujours référence à l'“ethnicité” : une notion très controversée, puisqu'elle repose sur l'idée qu'il existe des groupes humains fondés sur un principe ancestral, sur une identité originelle.

En réalité, dans les contextes discursifs dominants, “ethnique” désigne toujours les autres, les groupes considérés comme particuliers et différents de la société majoritaire, considérée comme normale, générale, universelle. Il n'est pas rare que le terme “ethnicité” soit utilisé, en référence aux minorités, aux Rroms, aux populations d'origine immigrée, comme un substitut euphémique du terme “race”. À tel point que même dans la meilleure presse italienne, il est possible de rencontrer des expressions absurdes et paradoxales telles que personnes d'ethnie latino-américaine ou même chinoise, alors qu'il ne nous est jamais arrivé de lire ethnie européenne ou nord-américaine.

En tout cas, qu'il s'agisse de préjugés ou d'intentions discriminatoires, d'incompétence ou de négligence, lorsqu'il s'agit de qualifier les citoyens d'origine immigrée ou appartenant à des minorités, le critère neutre, ou du moins symétrique, de la nationalité ne semble pas s'appliquer.

La guerre des pauvres

C'est l'une des rhétoriques les plus abusives, même à gauche, même dans la gauche supposée éduquée. Elle est généralement utilisée en référence à deux catégories de belligérants supposés, imaginés comme symétriques, dont l'une est une collectivité de migrants ou de Rroms.

L'usage abusif de cette formule est révélateur d'un tabou ou d'un retrait : on a du mal à admettre que le racisme puisse s'insinuer dans les classes subalternes pour déclencher des guerres contre les plus pauvres. Guerres asymétriques, non seulement parce que les agresseurs sont généralement les nationaux, mais aussi parce que ceux-ci, aussi défavorisés soient-ils, jouissent encore du petit privilège de la citoyenneté italienne, qui leur donne quelques droits supplémentaires.

Ce racisme - que la littérature sociologique appelle le racisme “ordinaire” ou “des petits Blancs” - prend souvent racine chez ceux qui souffrent d'une certaine forme de difficulté sociale et/ou de marginalité, voire de marginalité spatiale. Favorisé par des politiques malavisées en matière de logement, d'urbanisme et, plus généralement, de politique sociale, il est aussi souvent habilement fomenté par des entrepreneurs politiques du racisme.

 Parfois, la formule passe-partout de “guerre entre les pauvres” n'a pas le moindre fondement pour justifier son utilisation, comme cela s'est produit dans le cas notoire des assauts armés répétés contre le centre de réfugiés Viale Morandi, dans la banlieue romaine de Tor Sapienza, en novembre 2014. La tentative de pogrom contre des adolescents fuyant les guerres et autres catastrophes a été présentée comme l'expression spontanée de la colère de résidents exaspérés par la “dégradation”, et donc comme un épisode de la “guerre entre les pauvres”. En réalité, les agressions, auxquelles un nombre limité de résidents a participé, ont été dirigées par une escouade de “fascistes du troisième millénaire”, eux-mêmes exécutants probables de commanditaires liés à la Mafia de la capitale.

Peu de temps auparavant, on avait parlé de “guerre entre les pauvres”, même à gauche, à propos d'un crime particulièrement odieux survenu le 18 septembre 2014 à Marranella, un quartier romain de Pigneto-Tor Pignattara : le massacre à coups de pied et de poing de Muhammad Shahzad Khan, un Pakistanais de 28 ans, doux et malchanceux, par une brute du quartier, un garçon romain de 17 ans, à l'instigation de son père fasciste.

Les précédents de ce schéma interprétatif paresseux sont nombreux. Il a été appliqué de temps à autre aux pogroms contre les Rroms à Scampia (2000) et Ponticelli (2008), fomentés par la camorra et les intérêts spéculatifs ; au massacre de Castelvolturno par la camorra (2008) ; aux graves événements de Rosarno (2010), également fomentés par les intérêts mafieux et patronaux.

Tout cela est révélateur d'une aversion croissante pour les interprétations complexes, favorisée par le bavardage des médias sociaux, qui contribue à son tour au conformisme croissant qui caractérise le débat public. Le racisme, on le sait, repose sur une montagne de gros mots. Les déconstruire et les abandonner n'est pas se livrer à un exercice abstrait de “politiquement correct” (bien que ce dernier ne soit pas aussi méprisable qu'il a longtemps été de bon ton de le faire croire), mais plutôt saper son système idéologique et sémantique.

06/09/2023

ANNAMARIA RIVERA
L’anar et la gattara*

Annamaria Rivera, Comune-Info, 3/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Je ne suis pas en mesure de définir pleinement la non-violence ni d’expliquer suffisamment à d’autres comment elle devrait être comprise et pratiquée. C’est trop compliqué et glissant, un enchevêtrement qui alimente les paradoxes.

    Il y a des va-t-en-guerre qui se proclament non-violents. Des vétérans et des néophytes de la non-violence qui votent des crédits de guerre. Des non-violents de toujours qui mangent la chair de créatures torturées et atrocement tuées. Il y a aussi les chantres de la violence des opprimés qui ne feraient pas de mal à une mouche. Et il y a celles et ceux de la dernière heure : de petits tacticiens de la non-violence, mais affichée comme doctrine, qui pratiquent habituellement la mimésis et les métaphores fétichistes de la guerre.

Je sais qu’il y a aussi de vrais et respectables maîtres et témoins de la non-violence. Ils et elles m’ont appris beaucoup de choses, mais ils et elles n’ont pas complètement dissous mes doutes. Je préfère donc utiliser ces termes : peut-être que “cette chose-là” est un processus qui exige avant tout de l’empathie et de la com-passion, un sens de l’égalité et de la justice ; en les exerçant, on peut apprendre à sublimer les conflits.

Dit ainsi, cela peut paraître approximatif et banal. J’essaie donc de m’exprimer avec un fragment d’un de mes récits, auquel j’ai donné ce titre

Dialogue entre un anarchiste et une gattara*

    Parfois, je m’arrêtais pour réfléchir à la question de savoir si ce que j’appelais le scepticisme n’était pas la véritable matrice de cette aptitude à la compassion que j’attribuais aux chats des rues. Je n’avais pas de réponse, mais seulement la conscience que mes analyses à la va-comme-je-te-pousse étaient dans une certaine mesure le fruit de mes propres projections. L’une des rares personnes avec qui je pouvais en parler sans craindre d’être prise en pitié comme une démente était Monsieur Errico, l’anarchiste, qui se prêtait volontiers à mes méditations chatesques.

    « Chère Madame, ce que vous appelez compassion - oui, je sais, vous l’entendez au sens étymologique, comme com-passion - n’est rien d’autre que la proximité avec les racines et les raisons de l’existence vitale. Les chats ont la capacité de reconnaître qu’une expérience a eu lieu, qu’il s’agisse d’une naissance ou d’une mort. Ils sont proches de l’essence de la vie et savent donc saisir le sens ultime des choses.

    Oui, bien sûr, “essence” est un terme inapproprié, ne vous méprenez pas : je ne parle pas de métaphysique ni même de biologie pure et simple, mais plutôt de ces contenus vitaux qui transcendent les formes historiques ».     

    Lorsque la conversation est tombée sur le lieu commun qui attribue aux chats une agressivité particulière, M. Errico a osé exprimer une pensée que j’avais toujours gardée pour moi.

    « Vous qui êtes une si fine observatrice devriez savoir que les chats ne connaissent pas d’antagonismes absolus, mais seulement des antagonismes relatifs et conjoncturels. Ils ne conçoivent pas d’ennemis, mais seulement des proies. Et s’ils ont des concurrents ou des présences hostiles, ils choisissent le plus souvent la fuite ou la manœuvre oblique : ils n’attaquent que lorsqu’il n’y a rien d’autre à faire.

    Observez des mâles adultes non castrés : vous vous rendrez compte à quel point leurs conflits, pour une femelle ou un territoire, sont stylisés à l’extrême. Vous voyez, j’ai dit “territoire” : une fois de plus, je me suis pris les pinceaux dans un mot inapproprié ! Je suis moi aussi victime des clichés : seuls les humains peuvent concevoir des territoires, c’est-à-dire des espaces délimités par des frontières fixes et linéaires, souvent blindées et gardées par des armes.

    Vous semble-t-il que les chats se déplacent dans l’espace comme s’il s’agissait d’un territoire ? Pardonnez-moi alors : ce que je voulais dire, c’est que leurs combats ne sont qu’une pantomime d’approches et de reculs, de coups de museau et de retraites rapides, bref, des signaux - je dirais même des symboles - pour styliser et sublimer le conflit.

    Si nous prenions les chats pour maîtres, nous réaliserions pleinement que les conflits armés des humains, sans parler de l’innovation des guerres préventives et permanentes, relèvent de la folie pure, d’une folie contre nature : instinct de l’espèce, mon œil ! Est-ce par instinct que l’on peut concevoir et pratiquer un oxymore aussi horrible que la guerre humanitaire ?  

   J’ai écouté en silence. Il n’y avait pas lieu de répondre : M. Errico avait beau être catégorique, il avait beau se délecter de ses mots comme toujours, cette fois-ci, c’était comme si c’était moi qui avais parlé.       

Paru la première fois sur Tellusfolio.it, 1/10/ 2008

NdT

Gattara : ce terme ancien mais apparu dans l’écrit seulement en 1988 et entré dans les dictionnaires en 2002, que l’on peut traduire par femme à chats, dame aux chats, ou, éventuellement, cattophile, provient du dialecte romain parlé et désigne une femme, en général d’un certain âge, qui prend soin des chats errants de son quartier. Souvent dépréciatif, ce terme a acquis ses lettres de noblesse par la loi 281 de 1991, qui reconnaît aux chiens et chats dits errants le statut d’être libres, fait obligation aux autorités municipales de veiller à leur bien-être par l’intermédiaire des gattare, devenues des tutors (tutrices) en italien post-moderne. En toscan on dit gattaia, en milanais (lombard) mamm di gatt et en anglais cat lady. La plus célèbre gattara romaine fut l'actrice Anna Magnani.

 

24/06/2023

ANNAMARIA RIVERA
Dino Frisullo, un militant hors norme

 Annamaria Rivera, 20/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Intervention lors d'une rencontre de commémoration “Vingt ans sans Dino Frisullo”, organisée par l'association Senza Confine (Sans Frontière) à Rome le 20 juin, à l’occasion de la Journée des réfugiés

L'un des nombreux et grands mérites de Dino est d'avoir parfaitement saisi que le sens de la “grande histoire” peut être retracé dans les “petites histoires” de domination, d'oppression, de discrimination d'une population, d'une minorité, d'un groupe, mais aussi dans le malheur et les drames de chacun·e de ses membres, de chaque réfugié·e, de chaque migrant·e, de chaque opprimé·e : la “petite” histoire d'un exilé étouffé dans la cale d'un bateau peut nous en dire plus sur le monde d'aujourd'hui qu'une froide dissertation géopolitique. Donner un sens et une valeur politique générale à ces “petites histoires”, c'est en somme saisir le sens profond du présent et des processus de mondialisation. 


Dino Frisullo (5 juin 1952 - 5 juin 2003)

S’occuper, comme l'a fait Dino, d’ un groupe de migrants bangladais, d’une collectivité de demandeurs d'asile, d’une minorité opprimée comme la minorité kurde, d’un groupe de Rroms déportés, prendre en charge leurs besoins existentiels et pas seulement politiques, lire leurs “petites histoires” comme des indices et des effets prégnants de la “grande histoire” : c'était pour lui la seule façon possible de pratiquer un savoir critique et un engagement social et politique adaptés au présent, et libres de toute politicaillerie et de tout enfumage idéologique.

Sa propension à regarder le monde à travers les yeux des autres était le fruit, rationnel mais aussi émotionnel et sentimental, d'un engagement qui n'avait pas expurgé la pietas et qui se nourrissait de rigueur morale, de sensibilité et de connaissance : un engagement totalisant et radical, généreux jusqu'à l'autodissipation, intransigeant jusqu'à l'obstination : en un mot, toute son existence en tant qu'engagement.

Dino était un militant hors norme, très différent du modèle qui s'était imposé au cours des années 1970 : parce qu'il savait combiner l'obstination, l'entêtement, inflexible et parfois même irritant, auxquels personne ne pouvait échapper (être réveillé au milieu de la nuit par lui qui vous investissait d'un problème urgent était assez courant), avec la douceur et la mansuétude, parce qu'il ne connaissait ni sectarismes ni idéologismes, parce qu'il ne pouvait en aucun cas être enrégimenté par un quelconque comité central, même celui de la plus ouverte des formations politiques de la nouvelle gauche, parce qu'il était irrévérencieux non seulement à l'égard des puissants mais aussi à l'égard de tout pouvoir, même celui d'un leadership de mouvement. Tout cela se combinait avec une sorte de légèreté ironique dans la façon dont il se présentait aux autres : son style était aussi celui d'une séduction et d'une douceur désarmantes, qui réussissaient souvent à arrêter des fleuves et à déplacer des montagnes. 

C'est surtout grâce à lui que nous avons fondé, ensemble et avec beaucoup d'autres, le Réseau antiraciste, une expérience brève et intense de liaison entre les associations antiracistes de toute l'Italie, qui a duré de 1994 à 1997. Une expérience que lui et moi (nous en étions les porte-parole), mais aussi d'autres camarades (mais pas tous, malheureusement) ne cesseront jamais de regretter. Parce qu'il s'agissait d'un antiracisme éclairé et radical, qui anticipait de plusieurs années des analyses, des thèmes et des revendications que certains considèrent aujourd'hui comme inédits : les personnes migrantes et réfugiées en tant que sujets exemplaires de notre époque, le thème de la citoyenneté européenne de résidence, la bataille pour le droit de vote et la civilisation des procédures administratives concernant les étrangers*, la critique des camps d'État.

C'était l'époque du premier “gouvernement ami” et la voix dissonante du Réseau antiraciste allait bientôt être réduite au silence.

Ce que peuvent dire celles et ceux qui l'ont fréquenté et qui ont vécu avec lui des saisons fertiles de lutte, c'est que son absence brille aujourd'hui de manière aussi aveuglante qu'un soleil inexorable qui ne se couche pas, pour paraphraser un poème de Jorge Luis Borges.

Aujourd'hui, devant le flux continu des exodes qui ont pour épilogue la mort en mer de centaines de réfugié·es ou le retour forcé aux tragédies et aux persécutions auxquelles ils·elles ont tenté d'échapper, on se surprend à penser : bien sûr, l'activisme frénétique de Dino ne parviendrait pas à lui seul à vaincre notre faiblesse politique et l'arrogance grossière et féroce des entrepreneurs politiques du racisme.

Mais combien nous manquent et combien nous seraient précieux, précisément à ce stade, ses dix communiqués par jour qui arrivaient dans toutes les rédactions et dans tous les coins d'Italie, son entêtement inflexible et irritant auquel personne ne pouvait échapper, son travail obstiné de vieille taupe qui découvre, met en lumière et dénonce les injustices et les crimes contre les damnés de la terre, sa capacité à opposer des données, des chiffres, des faits au baragouin des experts en xénophobie et en racisme.

NdT
* En Italie, c'est la police qui gère toutes les démarches administratives des étrangers, par exemple concernant l'état-civil, qui, pour les nationaux, est géré par les administrations communales

 

Présentation du livre In cammino con gli ultimi (En marche avec les derniers) le 29 juin à Bari

17/06/2023

ANNAMARIA RIVERA
Les corps alien des personnes migrantes

Annamaria Rivera, Comune-Info, 15/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Comme nous l’a appris l’anthropologue Mary Douglas, le corps est un “microcosme social en relation directe avec le centre du pouvoir”. Les corps ne sont jamais neutres, ce sont toujours des corps sociaux, c’est-à-dire façonnés culturellement par les pratiques éducatives, la transmission de traits stylistiques, les dispositifs rituels : chaque culture a son propre modèle éthico-esthétique du corps et ses procédures spécifiques de modelage des corps.

 Photo de victimes du naufrage meurtrier en mer Ionienne d’un bateau de pêche parti de Tobrouk en Libyé, au large de Pýlos, dans le Péloponnèse du sud-ouest, dans la nuit du 13 au 14 juin, qui a fait 78 morts et 600 disparus. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) parle de "l’une des tragédies les plus dévastatrices en Méditerranée en une décennie". Source : Aegean Boat Report
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Le corps des autres est soumis à une double contrainte : en plus d’être façonné par la culture d’origine, ses coutumes, ses modèles culturels et ses pratiques sociales, il est perçu, imaginé, représenté par des agents “endogènes”, c’est-à-dire par les catégories sociales, l’imaginaire, l’idéologie et les pouvoirs de la société.

En particulier, le corps de la personne migrante est le “lieu géométrique de tous les stigmates” (La double absence, 1999, p. 212), imposé par la société en tant que “produit social le plus travaillé, le plus contrôlé, le plus poli, le plus cultivé [...]”, qui porte une identité sociale objectivée par le regard des autres et donc dominée.

Voulant hasarder une typologie des multiples et diverses manières dont les corps des migrants ou des membres de minorités méprisées sont perçus, imaginés, traités symboliquement et représentés, je propose un schéma qui - tout en se prêtant au risque de la généralisation et de l’abstraction - peut permettre de saisir quelques constantes.

Les attitudes et les dispositifs les plus habituels oscillent constamment, me semble-t-il, entre invisibilisation et hyper-visibilisation de leurs corps. Dans la vie quotidienne, dans la rue, les magasins, les bureaux, les services publics, les personnes immigrées, le plus souvent rendues invisibles en tant que force de travail, deviennent soudain trop nombreuses, encombrantes, voyantes, car perçues comme intrusives, menaçantes, anormales.

Comme l’écrit Abdelmalek Sayad, c’est alors que la personne immigrée “fait l’expérience de la suspicion qui le poursuit partout et tout au long de son immigration”, de sorte qu’elle “a le sentiment d’être surveillée en permanence, comme on surveille un corps étranger” (La double absence, 1999, p. 170). Un exemple extrême de cette tendance est l’habitude de la police italienne de forcer les femmes ou les filles rroms, soupçonnées de cacher des biens volés ou de la drogue, à se déshabiller dans la rue. Déshumanisées, elles ne sont pas considérées comme des femmes, de sorte que les règles formelles des relations entre les sexes, le sens de la pudeur, l’interdiction de la nudité totale dans les lieux publics ne s’appliquent pas à elles.  

En revanche, sur les chantiers, dans les usines, à la campagne, dans les maisons des “autochtones” les personnes immigrées sont généralement cachées par le voile du rejet et de l’insignifiance : les médias et les institutions, à quelques exceptions près, ne parlent que rarement de ces corps et de leurs conditions souvent extrêmes d’exploitation et de dépendance, à moins qu’un événement exceptionnel - généralement une révolte - n’intervienne pour déchirer le voile.

Quant aux personnes étrangères, principalement des femmes, qui effectuent des travaux de soin dans l'intimité du domicile d'autrui, il est très rarement souligné que leur travail, déqualifié et le plus souvent mal rémunéré, est l’un des piliers sur lesquels repose l’État-providence italien.

Pour donner un exemple, la rhétorique autour du “ padroni a casa nostra ” [maîtres chez nous] ainsi que l’exaltation des produits typiquement italiens et l’appel à les valoriser cachent une réalité indiscutable : une grande partie de ce qui constitue le “typiquement national” (des pizzerias au parmesan AOC, des tomates pelées aux agrumes) est le résultat du travail de personnes migrantes, le plus souvent très dur, au noir, mal payé. Surtout, les ouvrier·ères agricoles sont souvent contraint·es à des relations de travail et à des conditions d’existence serviles ou de semi-esclavage ; dans tous les cas, ils·elles sont soumis·es à une subordination multiple, puisqu’ils·elles dépendent de leurs exploiteurs et des caporaux à leur service, non seulement pour le travail et le salaire, mais aussi pour le logement, le transport, le statut juridique, parfois même pour l’alimentation et la sécurité personnelle. Cette condition de subordination expose également les ouvrières agricoles au chantage, au harcèlement et à la violence sexuelle.

En revanche, lorsqu’il s’agit d’étranger·ères, l’actualité - comme je l’ai déjà mentionné - prend toujours soin de qualifier les auteurs présumés de crimes ou de simples transgressions en indiquant leur nationalité, leur “ethnie”, éventuellement leur religion, souvent même leur situation au regard de leur titre de séjour ; alors que la chronique évite soigneusement ces “informations” lorsqu’un étranger ou une étrangère joue le rôle de victime et les exalte lorsqu’ils ou elles sont victimes d’autres étranger·ères.

En ce qui concerne les viols et les féminicides, le système d’information a généralement tendance à mettre l’accent sur ceux commis par des étrangers, en en  faisant souvent l’objet de campagnes alarmistes.

Une deuxième rhétorique est celle de la stéréotypisation : les corps réels disparaissent au profit de corps imaginés et imaginaires, construits sur la base de stéréotypes. Même lorsque le genre pluriel ou le nom collectif cède la place au genre singulier, il ne s’agit le plus souvent que de types, voire de masques, figés par des clichés et des stéréotypes qui concernent aussi et surtout la représentation des corps.

Origine : Europe-Action n° 22, Octobre 1964, Douce France

Le théâtre raciste met sans cesse en scène ces masques, parfois archaïques, parfois très modernes : L’immigré voleur ou violeur, le Clandestin envahisseur et/ou délinquant, le Gitan kidnappeur d’enfants, l’Albanais, le Slave, le Marocain meurtrier ou dealer, le chauffard extra-communautaire, le Trans brésilien dévoreur et victime, le laveur de vitres au feu rouge, agressif et racketteur, le musulmane voilée, donc intégriste et/ou soumise, l’Africaine soumise aux mutilations sexuelles et autres horreurs archaïques, la perfide aide-soignante est-eurepéenne séductrice ou manipulatrice de personnes âgées, le Chinois fermé et insaisissable, mystérieux et pratiquant de l’omertà, trafiquant de contrefaçons et de chats...   

Nombre de ces images stéréotypées, proposées et reproposées par la dialectique concurrentielle entre les médias, la politique et le sens commun, sont le fruit de préjugés racistes et sexistes : les femmes étrangères, plus que d’autres, semblent n’avoir aucune alternative entre la figure pathétique de la docilité et de la soumission et la figure inquiétante de la débrouillardise pour tricher, se prostituer ou commettre des délits.        

Un troisième procédé rhétorique fréquent est ce que l’on pourrait appeler l’indistinction-magmatisation : les écrans d’information et de télévision, lorsqu’ils traitent de l’autre, nous offrent souvent des images qui renvoient à un corps collectif, ou plutôt à un magma corporel indistinct, à partir duquel les frontières individuelles s’effacent : embarcations de fortune bourrées de déchets humains (selon le lexique de ceux qui se voient aujourd’hui contraints de modérer un peu leur langage depuis les fauteuils gouvernementaux), centres de détention implosant en raison de la présence de masses incontrôlables et “dangereuses”, mosquées débordant d’un corps indistinct en génuflexion, sociétés et villes menacées par des foules d’envahisseurs...

Même morts, quand ils ne représentent plus une menace, les corps des autres ne sont pas reconnus comme individuels et singuliers ; même tués par le prohibitionnisme, ils continuent d’être appelés clandestins, et le restent même s’il s’agit d’enfants. Le fait que, même en tant que cadavres, ils soient considérés comme indignes d’un nom - sinon le nom singulier de chacun, du moins un nom collectif respectueux - n’est rien d’autre que le sceau de la déshumanisation à laquelle les migrant·es et les demandeur·ses d’asile sont habituellement soumis·es.  

Cette réfugiée libyenne aujourd'hui installée en Allemagne, a tatoué les noms de ses quatre filles noyées avant l'arrivée à Lampedusa en octobre 2013  

Un autre dispositif, qui n’est pas seulement rhétorique, est celui, apparemment opposé, de la distinction-marquage. Je fais allusion à toutes les procédures symboliques et administratives de type biopolitique qui gravent ou “extraient” le stigmate sur/du corps des autres, sous la forme d’un marquage réel - par exemple, les numéros marqués sur les bras des "immigrants clandestins" qui débarquent à Lampedusa - ou d’un traitement distinctif : par exemple, l’enfermement dans les centres de détention pour migrants.


Que l’on pense au cas de la prise d’empreintes digitales des Rroms, des demandeur·ses d’asile, des réfugié·es et des migrant·es. Grâce à la convergence substantielle - culturelle avant d’être politique - d’une grande partie de la politique dominante, toutes orientations confondues, cette mesure, d’exceptionnelle qu’elle était, s’est banalisée et généralisée ; à tel point qu’avec la loi Bossi-Fini, elle a été étendue à tous les citoyens étrangers qui demandent un permis de séjour ou son renouvellement.

Toujours au sujet des dispositifs biopolitiques : en Italie, ces dernières années, des campagnes de “recensement des campements-nomades” ont été lancées périodiquement, dans le but de procéder à un enregistrement massif des Rroms et des Sinti, accompagnées d’une “prise d’empreintes digitales”. Les personnes à enregistrer, adultes et mineures, de nationalités les plus diverses, y compris italienne, sont identifiées sur la base d’un discriminant soi-disant “ethnique” (en réalité, raciste).

C’est pourquoi les associations et organisations nationales et internationales de défense des droits humains ne font que critiquer et dénoncer cette coutume comme étant discriminatoire, contraire au droit italien et international, et attentatoire à la dignité humaine : au lieu de protéger les plus discriminés, elles les désignent implicitement ou explicitement comme dangereux ou potentiellement subversifs.

Enfin, c’est l’enfermement dans les camps d’État qui représente de la manière la plus exemplaire le processus de distinction-marquage. La longue théorie des morts violentes et obscures a été inaugurée par la mort d’Amin Saber, dans le CPT d’Agrigente. Elle s’est produite au cours de l’été 1998, peu après l’approbation de la loi 40, connue sous le nom de loi Turco-Napolitano, qui instituait pour la première fois en Italie la détention extrapénale, réservée aux “citoyens non communautaires” en situation irrégulière sur le territoire italien. Cette loi a inauguré l’état d’exception permanent, la suspension durable de la légalité.

Elle a institué, en somme, un nouveau régime d’internement, une forme sans précédent de saisie abusive et de coercition des corps alien, que l’hypocrisie de l’État n’a même pas su désigner par un néologisme acceptable : en Italie, nous sommes passés de l’oxymore euphémique de Centres de détention temporaire et d’assistance, qui illustrait bien la philosophie du “racisme démocratique”, aux explicites Centres d’identification et d’expulsion, qui représentent tout aussi bien le racisme ouvert et brutal de la droite, aux Centres de rétention pour le rapatriement, une désignation qui prétendait elle aussi être euphémique, inventée par la loi Minniti-Orlando de 2017.

En définitive, l’architecture discursive dominante, lorsqu’elle sauve les corps “alien” de l’invisibilité, le fait pour les représenter et les traiter comme omniprésents, proliférants, menaçants (Pierre Tevanian, Le corps d’exception et ses métamorphoses, 2005).

Elle reproduit constamment la figure du migrant et de la migrante comme une menace sociale, comme une altérité irréductible à la norme, donc à contrôler, à discipliner, à corriger, y compris dans le corps, et enfin s’en libérer.

Voyageurs, sculpture de Bruno Catalano, Venise

Les corps alien ainsi représentés sont, entre autres, des figures projectives chargées de représenter les angoisses individuelles et collectives, liées aux problèmes non résolus de notre identité et de la relation avec notre passé. Parmi ceux-ci, l’identité nationale démocratique récente et incertaine, d’ailleurs pas du tout fondée solidement sur des valeurs et des principes civils, et aujourd’hui plus que jamais fragilisée et contestée par l’actuel gouvernement Meloni : résolument raciste et influencée par l’idéologie fasciste historique, mais aussi par l’ethno-nationalisme racialiste de la Ligue du Nord, telle que celle-ci la définit elle-même.

Comme l’a fait remarquer Ilvo Diamanti, commentant les résultats d’une enquête, lorsque la majorité exprime un sentiment de fierté nationale, celui-ci « semble s’articuler autour d’éléments extra-civils et pré-politiques : la beauté du paysage, le patrimoine artistique et culturel, la mode, la cuisine... L’image renvoyée par l’enquête est celle d’Italiens résignés à leur propre déficit - pathologique et historique - de sens civique, remplacé et compensé par un sens “cynique” dilaté et galopant ».

Toujours en ce qui concerne le lien entre le racisme et le “mauvais” passé, il s’agit non seulement de l’incapacité typiquement italienne à assumer l’histoire spécifique de son propre racisme, même colonial, mais aussi de la persistance d’une relation très problématique avec le propre passé d’émigrants, souvent considéré comme une honte à oublier.

En résumé, il manque à notre société l’une des conditions pour reconnaître et admettre comme normale, permanente et structurelle la réalité de l’immigration et de la pluralité culturelle : un vocabulaire émotionnel et politique qui nous permette d’élaborer le passé et de répondre aux changements du présent et aux perspectives de l’avenir.

Manifestation à Athènes le 16 juin contre les politiques criminelles de la Grèce et de l’UE, suite au naufrage de Pýlos. Photo : Evita Paraskevopoulou

28/05/2023

ANNAMARIA RIVERA
Produire de la viande

Annamaria Rivera, Comune-Info, 25/5/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Pour aborder, même brièvement, un thème tel que celui que je propose, je pense qu’il convient de commencer par le concept de réification. En résumé, on peut dire qu’il s’agit d’une posture, d’une disposition, d’une pratique sociale routinière qui nous incite à traiter les sujets autres que nous-mêmes non pas d’une manière conforme à leurs qualités d’êtres sensibles, mais comme des objets inertes, voire comme des choses ou des marchandises.

Une autre ligne de pensée que j’ai essayé de rendre opérante est celle que l’on pourrait trivialement appeler animaliste : il s’agit en fait d’une réflexion sur la continuité des processus de domination et de réification. La dialectique négative proposée par Theodor W. Adorno, selon laquelle le moi de l’humain est produit par la négation active de l’autre-que-soi, liée à la domination sur la nature, ne concerne pas seulement le rapport hommes/femmes et nous/les /autres, mais aussi celui entre humains et animaux.

Dans le cas des animaux, la marchandisation est en effet totale, au point que les industries qui exploitent les non-humains « ne parlent plus seulement de reproduction mais de production de l’animal : comme si les animaux n’étaient qu’une matière corporelle qu’il appartient au travail humain de former, d’instrumentaliser et de reproduire », ainsi que de tuer (Melanie Bujok, 2008, Materialità corporea, “materiale-corpo”. Pensieri sullappropriazione del corpo di animali e donne ; orig. Körperliche Materialität, „Körper-Material“-Einige Gedanken zur Bemächtigung des Körpers von Tieren und Frauen, 2005).

 

Si abschlachten (“abattre, massacrer” : cf. Schlachter, boucher) était le verbe utilisé par les bouchers nazis pour nommer le massacre des prisonniers dans les camps, planifié et réalisé selon une stricte logique industrielle, aujourd’hui, élever, torturer et abattre des animaux s’appelle “produire de la viande”.

 

Pour subvertir ce modèle, il faut d’abord en montrer la partialité : bien qu’il se soit répandu dans des domaines disparates, il est issu d’une petite fraction de la pensée philosophique - l’occidentale moderne - qui tend à penser en termes de polarités opposées le rapport entre nature et culture, qui sépare, culturellement et moralement, les humains des non-humains, qui établit une fracture irrémédiable entre les sujets humains et les objets animaux, déniant à ces derniers la qualité de sujets, précisément, dotés de sensibilités, de biographies, de mondes, de cultures et d’histoires.


 Cette fraction de la pensée a produit une ontologie très particulière qui, à son tour, a généré une cosmologie et une éthique parmi d’autres. Pour bien comprendre son arbitraire, sa spécificité et donc sa non-universalité, il suffit de considérer que ce modèle dualiste n’a pas de sens pour la plupart des traditions culturelles non occidentales. Parmi celles-ci, nombreuses sont celles qui ont fait de la continuité entre les êtres vivants le paradigme constitutif de leurs ontologies et de leurs cosmologies.

 

La réification des non-humains s’est transformée en marchandisation massive avec les élevages intensifs et les abattoirs automatisés des sociétés industrielles-capitalistes : des structures de concentration, pourrait-on dire, qui, en favorisant le “saut d’espèce”, représentent, entre autres, l’une des causes de la dernière pandémie, comme de bien d’autres qui l’ont précédée.

 

Il suffit de mentionner le SRAS (“syndrome respiratoire aigu sévère”), qui s’est répandu entre 2002 et 2003, également causé par un coronavirus. Mais il ne faut pas oublier que l’Ebola, le sida, la grippe aviaire sont également d’origine zoonotique.

 

Tout cela est dialectiquement lié aux processus rapides et de plus en plus répandus de déforestation, d’urbanisation, d’industrialisation, voire d’agriculture, qui enlèvent progressivement des portions d’habitat aux animaux dits sauvages. Ceux-ci, s’ils survivent, ne peuvent que s’approcher des installations humaines et donc aussi des animaux dits “d’élevage”, parmi les plus vulnérables car immunologiquement déprimés en raison des conditions et des traitements extrêmes auxquels ils sont soumis : entre autres, l’administration de doses anormales d’antibiotiques, sans parler des pratiques de véritable torture.

 

Dans Homo sapiens et mucca pazza. Antropologia del rapporto con il mondo animale (Homo sapiens et vache folle. Anthropologie du rapport avec le monde animal), un livre que j’ai édité, publié par la maison d’édition Dedalo en 2000, et pourtant tragiquement d’actualité, j’ai écrit, entre autres, que ceux qui achètent, par exemple, « de la viande de veau ignorent ou veulent ignorer que la clarté de cette chair devenue viande est obtenue en forçant le veau à vivre sa courte vie dans l’immobilité absolue, bourré de toutes sortes de médicaments qui font vieillir rapidement ses organes, et emprisonné dans des espaces étroits et sombres".

 

Ce volume, auquel ont participé, outre moi-même, Mondher Kilani, Roberto Marchesini et Luisella Battaglia, était, en particulier dans le cas de ma contribution, largement inspiré par le grand anthropologue Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Gallimard 2005), même s’il ne manquait pas de références explicites à d’autres penseurs importants tels que Jacques Derrida (L’animal  que  donc je suis, Galilée 2006).

 

Si les raisons de la propension à manger de la “viande” sont à chercher avant tout du côté du marché et des intérêts de l’industrie de l’élevage, il ne faut pas négliger l’importance de la raison symbolique : dès 1992, Derrida dans Points de suspension (Galilée, 1992) avait esquissé la figure d’une subjectivité “phallogocentrique de la viande”, propre au sujet masculin, détenteur du logos et, précisément, carnivore. À cela s’ajoute la manipulation cruelle des êtres vivants que constituent les expériences de transgénèse, de clonage, etc.

 

Avec les animaux de laboratoire, le cycle maudit atteint son paroxysme. Il n’est donc pas exagéré d’établir une analogie avec les pratiques nazies consistant à réduire les corps humains à l’état de mannequins, d’instruments, de cobayes pour la réalisation d’atroces expériences soi-disant “scientifiques”.

 

Et pourtant, au plus fort de la crise pandémique, la dernière en date, alors que la prise de conscience de la centralité de la question de notre relation perverse avec les écosystèmes et les non-humains aurait dû être largement partagée, a fortiori par les universitaires, voilà que certains d’entre eux se sont laissé aller à des déclarations déconcertantes. Je fais allusion au virologue Roberto Burioni qui, à la télévision, a souhaité que “nos amis à quatre pattes” puissent également contracter le Covid-19 car cela « nous donnera un avantage considérable dans l’expérimentation des vaccins ».

 

Pourtant, il est bien connu que le modèle des expériences sur les non-humains est non seulement inacceptable d’un point de vue éthique, mais qu’il est aujourd’hui si coûteux et dépassé qu’il rend très improbable la création de médicaments et de vaccins efficaces. Cela ne concerne pas seulement le sort des non-humains. Une idéologie et des pratiques similaires conduisent au sacrifice sélectif des humains, les plus vulnérables, les plus exposés, les plus précaires et/ou les plus altérisés, comme nous l’avons également vu lors de la récente pandémie.

 

Depuis près de trente ans, c’est-à-dire depuis que j’ai commencé à intégrer ce qu’on appelle improprement la “question animale” (ou la “question non humaine”) dans mes recherches, et donc dans des essais et des articles, la pensée et les travaux de Philippe Descola me sont devenus indispensables, au point que je le cite très fréquemment : extrêmement utiles, l’un et l’autre, pour montrer - comme il l’écrit lui-même dans Par-delà nature et culture - que « l’opposition entre la nature et la culture ne possède pas l’universalité qu’on lui prête».

 

«  Mener à bien une telle entreprise », ajoute-t-il «  exige que l’anthropologie se défasse de son dualisme constitutif et devienne pleinement moniste ».

 

C’est d’ailleurs grâce à ses recherches et à sa réflexion que j’ai trouvé le courage de mener plus d’une décennie d’enquêtes de terrain à Essaouira : une ville du sud-ouest du Maroc, exemplaire par son histoire de mixité, notamment par la longue cohabitation entre arabo-musulmans et juifs, sans parler d’autres minorités, mais aussi par la cohabitation dense et profonde entre les humains et certaines catégories de non-humains.

Ma recherche - comme je l’ai dit - inspirée de ce qu’on appelle aujourd’hui, un peu improprement, « l’ethnographie multi-espèces », qui a ensuite, dans mon cas, pris la forme d’un essai, publié par Dedalo en 2016 : La città dei gatti. Antropologia animalista di Essaouira (La ville des chats. Anthropologie animaliste d’Essaouira).

Dans cet essai, le thème de la convivialité interspécifique joue un rôle important : avec les chats, les mouettes et même les chiens. Je dis “même” parce que ces derniers ont longtemps été considérés, du côté musulman, comme des êtres impurs, comme on le sait. Il faut cependant préciser que cette distinction entre animaux purs et impurs n’est pas du tout propre au seul monde musulman. Et actuellement, à Essaouira notamment, les chiens sont également accueillis, protégés et intégrés dans le monde des humains.

 

Un autre aspect mérite d’être souligné : à Essaouira, les personnes qui prennent soin d’animaux libres comme les mouettes, les chats et même les chiens sont aussi, voire surtout, les personnes les plus démunies, qui pratiquent une éthique commune de la compassion et de la solidarité, élargie au-delà de l’“espèce” humaine. En s’adonnant au “luxe” du sens et du don, de l’affection et de l’attention les plus gratuites, elles échappent à la raison économique et utilitariste qui les a condamnés. Ils brisent ainsi la chaîne de la dépendance obligatoire à l’égard du besoin à laquelle la société les a liées et dont elle les imagine esclaves.


 

Toujours à propos de la convivialité interspécifique, il convient d’ajouter qu’elle a été pour moi non seulement un objet d’observation, mais aussi et surtout une expérience relationnelle personnelle : directe et durable. En effet, selon mon expérience de terrain, l’animalité, si elle ne permet pas de placer le non-humain dans le rôle classique de “l’informateur ”, le place cependant dans celui d’acteur et de témoin d’un contexte qui favorise les rencontres, les relations, voire les amitiés transpécifiques durables. Tout cela, j’ai pu l’expérimenter personnellement, notamment avec quelques mouettes et chats, auxquels me lie une amitié fidèle et constante depuis plusieurs années.

 

Pour conclure avec une dernière citation de Descola : « Bien des sociétés dites « primitives » […] n’ont jamais songé que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux. »

 

“Humains, la vraie peste, c'est vous”