Les mois à venir montreront jusqu’où le nouveau
gouvernement de Milei sera capable de faire avancer son programme néolibéral et
s’il conservera le soutien de la population au fur et à mesure que les mesures
annoncées seront mises en œuvre. La réponse des secteurs populaires
historiquement militants de l’Argentine pourrait être décisive. Ce qui est
certain, c’est que pour l’opposition politique et la plupart des travailleurs, le
chemin à parcourir sera rude.
“Nous n’avons rien vu venir !”
La véritable nouveauté du programme ultranéolibéral de
Milei réside peut-être dans sa franchise. Les nouveaux ministres et
porte-parole du gouvernement ont déjà averti les Argentin·es qu’ils·elles
devaient se préparer à des jours d’austérité. Milei a également déclaré qu’il répondrait à toute
forme de protestation sociale par des mesures répressives extrêmes, rappelant ainsi les jours les
plus sombres de la dictature civico-militaire.
L’une des grandes surprises de la victoire de Milei en
novembre est qu’elle a bénéficié du soutien des secteurs de la classe
ouvrière argentine traditionnellement orientés à gauche : 50,8 % des électeurs salariés,
47,4 % des retraités, 50,9 % des électeurs du secteur informel, 52,3 % des
ouvriers et près de 30 % de la base péroniste traditionnelle ont voté pour
Milei. Outre les 25 à 30 % d’électeurs constituant la base de droite de Milei,
environ 53 % des moins de 30 ans, et les votes transférés de la
droite traditionnelle et de la classe supérieure qui ont soutenu la coalition
Juntos por el Cambio de Mauricio Macri et Patricia Bullrich, cet électorat a
permis à Milei de remporter une victoire confortable.
Pourtant, malgré le succès retentissant de Milei lors
des primaires d’août et du second tour de novembre - sans parler de sa
notoriété médiatique de longue date - la ligne qui circule dans les sphères
politiques et intellectuelles argentines est la suivante : “nous n’avons rien
vu venir”. C’était le point de vue officiel du gouvernement de gauche sortant d’Alberto
Fernández et du candidat en lice Sergio Massa. La campagne perdue de Massa a
tenté de rabaisser Milei au rang de caricature politique, mais en vain.
Ignorée par l’establishment politique et médiatique,
la coalition d’extrême droite de Milei marque le durcissement de changements
socio-économiques qui n’ont eux-mêmes reçu que peu d’attention. En y regardant
de plus près, l’inflation persistante et aiguë sans réponse efficace du
gouvernement, les défis continus liés à la pandémie, l’influence croissante des
médias sociaux et la polarisation marquée du discours politique ont fait de la
montée d’une personnalité comme Milei - la version argentine de Jair Bolsonaro
ou Donald Trump - un phénomène prévisible.
L’éléphant que personne n’a vu
La question est de savoir pourquoi
le “plan tronçonneuse” de Milei a trouvé un écho parmi les pauvres et les
travailleur·ses argentin·es, qui souffriront le plus de ses politiques.
L’une des explications est que Milei arrive au sommet
d’une vague néolibérale qui, depuis des décennies, érode l’État-providence et
la base industrielle traditionnellement solide de l’Argentine (comme en
témoigne le fait qu’entre les années 1950 et 1970, l’Argentine a connu de
longues périodes de plein emploi). Cette vague néolibérale s’est accompagnée d’une
adhésion totale à une rationalité économique qui semblait autrefois étrangère
au sens commin argentin.
Pendant l’administration néolibérale de Mauricio
Macri, de 2015 à 2019, il est devenu courant en Argentine de parler des “éléphants
qui nous ont dépassés”, en référence aux politiques socio-économiques
régressives mises en œuvre par le macrisme. Ces politiques comprenaient une
dette massive financée par le Fonds monétaire international, une inflation
élevée et une fuite des capitaux, que les médias du pays ont pour la plupart
ignorées ou dissimulées. Cependant, il y avait un autre éléphant dans la pièce
que beaucoup n’ont pas reconnu : la forte croissance du secteur du travail
informel et précaire, qui existait en dehors de toute organisation syndicale ou
de tout programme social gouvernemental. Le secteur informel, important et en
pleine croissance, a été remarquablement absent du débat public argentin
pendant une dizaine d’années, toujours considéré par les économistes et les
dirigeants politiques comme un phénomène passager, sans représentation et
dépourvu de voix politique. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’une
personnalité comme Milei ne commence à utiliser un langage qui résonne dans ce
nouveau secteur de la classe ouvrière.
Composé de travailleur·ses de l’économie parallèle, de
freelances, de travailleur·ses occasionnels et de travailleur·ses des services,
ce secteur a connu une croissance exponentielle pendant la pandémie. Alors que
de nombreux·ses Argentin·es ont souffert pendant les périodes de confinement
strict qui ont duré presque toute l’année 2020 et jusqu’en 2021, la pandémie a
frappé de plein fouet ce nouveau groupe de travailleur·ses informel·les et sans
contrat, car beaucoup ont continué à travailler sans bénéficier des protections
sociales dont jouissent les autres secteurs.
Officiellement connu sous le nom d’Aislamiento Social,
Preventivo y Obligatorio (isolement social, préventif et obligatoire, ou ASPO),
le mandat de confinement national a mis en évidence les contradictions et les
complexités liées au fait de devoir choisir entre prendre soin de la santé publique
et prendre soin de l’économie. Le gouvernement d’Alberto Fernández est arrivé
au pouvoir en décembre 2019, quelques mois seulement avant que la pandémie n’oblige
la nouvelle administration à adopter un ensemble de mesures telles que l’ATP
(aide au travail et à la production) - des subventions salariales pour les
travailleurs du secteur formel afin d’éviter les licenciements et les
fermetures d’entreprises - et l’IFE (revenu familial d’urgence), une garantie
de revenu destinée aux travailleurs les plus précaires et les plus au chômage.
Le gouvernement a cependant mal calculé le nombre de
bénéficiaires de l’IFE, puisque onze millions de personnes ont demandé des
fonds qui n’étaient prévus que pour trois à quatre millions de personnes. Tout
en grevant considérablement le budget national, le gouvernement Fernández a
finalement accordé l’IFE à dix millions de personnes. À l’époque, on a supposé
que le gouvernement Fernández avait commis un oubli, au pire, ce qui a donné du
crédit aux accusations d’incompétence administrative. En réalité, le nouveau
gouvernement n’avait pas vu à quel point la structure du tissu social et de la
main-d’œuvre argentine s’était fondamentalement transformée et détériorée
pendant les années néolibérales du macrismo.
Les politiques ultérieures du gouvernement Fernández,
reprises dans la campagne de Sergio Massa, ont continué à ignorer le nouveau
travailleur informel. Au cours des quatre dernières années, la politique
sociale a ciblé les deux groupes de travailleurs les plus importants et les
plus visibles d’Argentine : les travailleurs salariés et les segments de ce que
l’on appelle en Argentine "l’économie populaire", alignés sur le syndicalisme
de mouvement social d’organisations telles que l’UTEP (Union des travailleurs
de l’économie populaire), qui sont officiellement autorisées à recevoir et à
redistribuer aux travailleurs informels les subventions gouvernementales et les
plans de travail pour la sécurité sociale. Outre l’erreur de calcul de l’IFE,
les exclusions de l’administration Fernández ont montré l’existence de vastes
secteurs de la classe ouvrière non inclus dans l’un ou l’autre des deux
groupes.
Ce groupe d’exclus se compose d’un éventail diversifié
de travailleurs non enregistrés, ou en negro, qui ne bénéficient d’aucune
prestation de sécurité sociale, et de ce que l’on appelle les monotributistas,
une catégorie hétéroclite qui regroupe les entrepreneurs indépendants, les
travailleurs des microentreprises, les petits entrepreneurs qui ne génèrent pas
suffisamment de revenus pour figurer dans le système fiscal national, diverses
professions libérales, et les entrepreneurs précaires de l’État, entre autres.
Cette dernière catégorie comprend également les travailleurs domestiques, les
travailleurs des plateformes associées à des applications de livraison comme
Uber et Rappi, les artisans indépendants, les vendeurs de rue, les jeunes qui oscillent
entre des emplois de courte durée et mal rémunérés, et les freelances. Il y a
également un plus petit nombre de travailleurs coopératifs qui, parce qu’ils n’ont
jamais été considérés comme entretenant une relation de travail distincte,
tombent également sous le régime fiscal monotributista.
Si nous analysons plus en détail ce groupe, nous
constatons que, loin d’être une minorité, il représente une part considérable de la
population active argentine, qu’il est en grande majorité jeune et que, à l’exception
des travailleur·ses domestiques, il est essentiellement composé d’hommes. Beaucoup de ces travailleurs se
sont sentis ignorés par l’essentiel des politiques publiques argentines. Par
exemple, pendant la pandémie, alors que nombre d’entre eux ne pouvaient pas
travailler ou devaient le faire dans des conditions dangereuses, ils n’ont pas
bénéficié de l’ATP et ont été largement exclus de l’IFE. En tant que monotributistas
ou travailleurs en negro, ils continuent d’être exclus de la plupart
des filets de sécurité sociale argentins.
Susceptibles de faire l’objet d’une campagne
médiatique dénonçant la gestion de la pandémie par le gouvernement, socialement
inhibés par les mesures de confinement et chroniquement sous-payés, les
conditions étaient réunies pour que les rancœurs se développent. Pour la grande
majorité de ces travailleurs, l’État n’était pas seulement absent, il les avait
oubliés, alors même qu’ils étaient considérés comme “essentiels” et qu’ils
livraient la nourriture et les biens consommés par les “ayant droit” confinés.
Comme dans pratiquement tous les aspects de la vie
sociale, la pandémie a exacerbé et accéléré des tendances existantes qui
émergeaient déjà plus lentement et et de manière plus hésitante. L’éléphant du
travail informel a échappé à tout le monde, au gouvernement comme à l’opposition.
Il a été ignoré jusqu’à ce que le phénomène Milei attire l’attention. Et Milei
lui a rendu la pareille en reconnaissant son désespoir et en capitalisant sur
ses sentiments.
Un prolétariat divisé contre
lui-même
Les transformations de la structure sociale
apparaissent progressivement et mettent du temps à se manifester jusqu’au jour
où elles semblent exploser. Ce n’est pas la première fois qu’une telle
explosion se produit en Argentine. Dans les années 1940, l’intensité du soutien
de la classe ouvrière à Juan Domingo Perón a surpris les classes dirigeantes, l’intelligentsia,
la gauche et Perón lui-même. Le triomphe de Raul Alfonsín en 1983 pour le
retour de la démocratie a été un autre moment de ce type. La révolte de masse
qui a secoué l’Argentine les 19 et 20 décembre 2001 est également apparue comme
un ouragan soudain, impossible à arrêter et sans destination précise. L’Argentine
se trouve aujourd’hui dans une situation similaire : le mécontentement des
masses est palpable, tout comme le besoin d’espoir et de sauveur. Mais pourquoi
Milei représente-t-il un tel sauveur pour tant d’Argentins ? Comment se fait-il
qu’une utopie d’extrême droite séduise aujourd’hui une grande partie de la
classe ouvrière ?
L’attrait de Milei pour ces secteurs désenchantés et
en colère de la classe ouvrière réside dans un discours combinant des solutions
radicales (voire magiques), un ennemi facile et un avenir imaginaire : une
fiction déséquilibrée qui promet une nouvelle vie en se débarrassant de l’État
et de la "caste politique" qui a trop longtemps ignoré
les travailleurs et les pauvres et les a laissés se débrouiller tout seuls. Le
discours de “rupture” de Milei est basé sur une idéologie de néolibéralisme
extrême dont le but ultime, pour paraphraser David Harvey, est la
reconstitution du pouvoir de classe. Alors qu’auparavant les méchants de cette
idéologie étaient l’État-providence et le communisme, de nouveaux mandataires
sont à portée de main. Pour le macrismo, c’était le populisme du kirchnerismo,
le mouvement associé au péronisme de gauche de Néstor et Cristína Fernández de
Kirchner. Pour Milei, comme pour Bolsonaro, il s’agit d’un socialisme et d’un
communisme flous qui mêlent les centristes et les gauchistes les plus
radicalisés.
Ce qui rend ce nouveau néolibéralisme d’extrême droite
unique, c’est que son idéologie est trop grossière pour les classes aisées, qui
veulent la domination mais aussi la prévisibilité pour leurs intérêts
commerciaux. Le message de Milei n’est pas un discours préparé pour la classe d’affaires,
même si Milei lui-même pense qu’il l’est, et même si de nombreux entrepreneurs
et biznessmen se sont bouché le nez et ont voté pour Milei à la fin. En
réalité, Milei articule un discours nihiliste pour le nouveau prolétariat
contre lui-même et ses propres intérêts.
Ce nihilisme s’explique par l’impuissance du
gouvernement d’Alberto Fernández à satisfaire, ne serait-ce que nominalement,
les attentes sociales élevées qui l’ont porté au pouvoir en 2019. L’inefficacité
de l’administration sortante peut être liée à plusieurs facteurs : ses
objectifs non atteints de “gouvernement tranquille” (gobierno tranquilo)
; le factionnalisme permanent qui l’a immobilisé, créant une opposition interne
souvent plus dure que l’opposition officielle ; et ses aspirations ratées à
négocier des accords avec l’opposition et les principaux secteurs économiques.
Dans l’ensemble, l’administration Fernández a été marquée par un manque d’acuité
théorique et politique qui s’est révélé lorsqu’elle n’a pas su répondre aux
problèmes structurels de la nouvelle configuration sociale de l’Argentine.
Bien entendu, il ne s’agit pas d’un problème propre à
l’Argentine. Les parallèles entre Milei et Trump, Bolsonaro, l’extrême droite
européenne, et d’autres partisans de l’extrême droite latino-américaine, comme
le Chilien José Kast et le Colombien Rodolfo Hernández - deux personnalités qui
ont failli accéder au gouvernement lors des dernières élections - montrent que
l’Argentine n’est pas l’exception, mais la nouvelle règle.
No Future ?
La capacité de Milei à exploiter la frustration d’une
grande partie de la société argentine n’absout pas le gouvernement sortant et
le projet politique associé au kirchnerismo. Comme dans d’autres pays où
l’autoritarisme s’est installé, la gauche a été incapable de communiquer un
projet alternatif convaincant à une grande partie de la classe ouvrière qu’elle
prétend représenter. Trop souvent, nous, les gens de gauche - en Argentine et
dans le monde - n’avons pas réussi à proposer autre chose qu’un retour aux “bons
moments”, en ignorant que pour les plus marginalisés, cette période n’a jamais
été si bonne que cela. Qu’il s’agisse du progressisme tiède ou de la gauche
radicale, nous avons été tellement occupés à défendre les victoires passées que
nous avons rarement offert des propositions claires et complètes de futurs
alternatifs.
La gauche argentine ne peut apparemment qu’offrir plus
de la même chose - ce qui est précisément ce que Milei et ses partisans ont
effectivement reformulé comme la cause de tous les maux. Il n’y a pas de
projet, et encore moins de discours alternatif, pour les perdants de la réalité
socio-économique actuelle. Même l’“économie populaire” et les perspectives
autrefois prometteuses du syndicalisme de mouvement social semblent trop
conservatrices pour les secteurs informels ciblés par Milei, son apologie de
programmes de travail ressemblant trop aux corvées auxquelles les travailleurs
indépendants et informels, les freelances, les employé·es de maison et les
travailleur·ses des plates-formes veulent échapper.
Si nous ne parvenons pas à articuler un projet visant
à améliorer les revenus, les conditions de vie et les capacités productives de tou·tes
les travailleur·ses, les solutions actuellement proposées par les
organisations représentant la classe ouvrière argentine ne seront jamais
suffisantes. Si la gauche ne parvient pas à construire et à communiquer
efficacement un projet transformateur qui donne de l’espoir aux rangs
croissants du prolétariat émergent, le mieux que nous puissions faire est d’attendre
l’échec de cette dernière vague d’autoritarisme d’ultradroite, qui aura sans
aucun doute un coût social, économique, politique et culturel intolérable.