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05/02/2024

De New York à Gaza : actualité de Frantz Fanon
Une nouvelle biographie et des débats : Israël est-il un État colonial ?

La parution récente d’une nouvelle biographie de Frantz Fanon relance les débats sur la légitimité de la violence des opprimés et sur la nature de l’État d’Israël. Nous publions la traduction de quatre articles.

  •  Le monde a rattrapé Frantz Fanon, par Adam Shatz...p. 1
  •  Quand le médecin ordonnait la violence comme remède, par Jennifer Szalai…p. 6
  • Frantz Fanon aurait-il soutenu le massacre du 7 octobre ? Son biographe n’en est pas si sûr, par Etan Nechin…p.10
  • Qu’est-ce que le “colonialisme de peuplement” [settler colonialism] ?, par Jennifer Schuessler…p. 21

05/02/2023

JORGE MAJFUD
Les cent millions de morts du communisme
Et les mille millions du capitalisme

 Jorge Majfud, Escritos Críticos, 29/1/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Résumé d’un chapitre du livre à paraître “Moscas en la telaraña” (Des mouches dans la toile d’araignée)

Je sais que ce n’est nécessaire d’aucun point de vue, mais pour commencer, je tiens à préciser que je ne suis pas communiste. J’ai d’autres idées, moins parfaites, sur ce que devraient être la société et le monde, qui n’est pas celui-ci, si fanatiquement fier de ses propres crimes. Mais comme j’ai horreur de la propagande du maître qui accuse toute autre forme de pensée de propagande, me voici à contre-courant une nouvelle fois.

Dans La frontera salvaje (2021), nous nous sommes arrêtés à l’Opération Oiseau-Moqueur, l’un des plans les plus secrets et, en même temps, les plus connus de la guerre psychologique et culturelle organisée et financée par la CIA pendant la guerre froide. Examinons maintenant l’un des cas les plus médiatisés et viralisés des années 1990, Le Livre noir du communisme, publié par l’ex- maoïste Stéphane Courtois et d’autres universitaires en 1997. Nous ne nous attarderons pas maintenant sur la psychologie bien connue du converti, car ce n’est pas nécessaire. Le livre était une sorte de Manuel du parfait idiot latino-américain*, mais du premier monde et avec beaucoup plus de vie médiatique.


Ce livre est à l’origine des innombrables publications sur les réseaux sociaux sur “les cent millions de morts du communisme”, alors que ses auteurs eux-mêmes estiment un nombre inférieur, entre 65 et 95 millions. Les spécialistes du domaine (les auteurs ne le sont pas) ont noté que Courtois a répertorié tous les événements où un pays communiste était impliqué et a pris le chiffre le plus élevé dans tous les cas.

Par exemple, la Seconde Guerre mondiale est attribuée à Hitler et à Staline, alors que c’est le second qui est le principal responsable de la défaite du premier, et que c’est le premier, et non le second, qui a causé cette tragédie. En outre, il conclut que Staline a tué plus qu’Hitler, sans examiner les raisons de chaque tragédie et en attribuant à Staline une partie des 70 à 100 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’un a commencé la guerre et l’autre l’a terminée. Les vingt millions de morts russes sont attribués à Staline. Les spécialistes de l’ère soviétique estiment la responsabilité de Staline à un million de morts, ce qui est un chiffre horrible, mais bien en deçà de ce qui lui est attribué et encore plus loin de tous les massacres causés par les autres superpuissances victorieuses, les anciens alliés de Staline.

En 1945, le général LeMay a dévasté plusieurs villes japonaises, dont Nagoya, Osaka, Yokohama et Kobe, trois mois avant les bombes atomiques. Dans la nuit du 10 mars, LeMay ordonne le largage de 1 500 tonnes d’explosifs sur Tokyo à partir de 300 bombardiers B-29. 500 000 bombes pleuvent de 1 h 30 à 3 h du matin. 100 000 hommes, femmes et enfants ont été tués en quelques heures et un million d’autres ont été gravement blessés. Un précédent pour les bombes au napalm a été testé avec succès. "Les femmes couraient avec leurs bébés comme des torches enflammées sur le dos", se souviendra Nihei, un survivant. "Je ne m’inquiète pas de tuer des Japonais", a déclaré le général LeMay, le même général qui, moins de deux décennies plus tard, recommanderait au président Kennedy de larguer quelques bombes atomiques sur La Havane pour résoudre le problème des rebelles barbus. Au début des années 1980, le secrétaire d’État Alexander Haig dira au président Ronald Reagan : "Donnez-moi juste l’ordre et je transformerai cette île de merde en un parking vide".

Le livre de Courtois énumère deux millions de morts en Corée du Nord attribués au communisme sur les trois millions de morts totaux, sans tenir compte du fait que les bombardements aveugles du général MacArthur et d’autres “défenseurs de la liberté” ont anéanti 80 % du pays. Depuis 1950, des centaines de tonnes de bombes ont été larguées en une seule journée, qui, selon Courtois, ses répétiteurs de Miami et l’oligarchie latino-américaine, n’auraient pas été responsables de la mort de nombreuses personnes.

Courtois compte également un million de morts au Vietnam à cause des communistes, sans considérer qu’il s’agissait d’une guerre d’indépendance contre les puissances impériales de la France et des USA, qui a fait au moins deux millions de morts, dont la plupart n’étaient pas des combattants mais ont subi les classiques bombardements aériens usaméricains (inaugurés en 1927 contre Sandino au Nicaragua) et l’utilisation du produit chimique Agent Orange, qui a non seulement a rayé de la carte un million d’innocents sans distinction mais dont les effets sur les mutations génétiques se font encore sentir aujourd’hui.

Il attribue également la barbarie du régime des Khmers rouges au Cambodge entièrement au “communisme”, juste parce que le régime était communiste, sans mentionner que Pol Pot avait été soutenu par Washington et les entreprises occidentales ; que c’est le Vietnam communiste qui a vaincu les USA, ce qui a mis fin à cette barbarie, alors que l’Occident a continué à soutenir les génocidaires en les reconnaissant à l’ONU comme gouvernement légitime jusque dans les années 1980. Entre 1969 et 1973, il est tombé plus de bombes sur le Cambodge (500 000 tonnes) que sur l’Allemagne et le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Il en a été de même pour la Corée du Nord et le Laos. En 1972, le président Nixon a demandé : « Combien en avons-nous tué au Laos ? » Ce à quoi son secrétaire d’État, Ron Ziegler, a répondu : « Environ dix mille, ou peut-être quinze mille ». Henry Kissinger a ajouté : « Au Laos, nous avons également tué environ dix mille, peut-être quinze mille personnes ». Le dictateur communiste qui suivra, Pol Pot, dépassera largement ce chiffre, massacrant un million de ses concitoyens. Les Khmers rouges, enfants de la réaction anticolonialiste contre l’Occident, ont été soutenus par la Chine et les USA. C’est un autre régime communiste, celui du Vietnam, qui a vaincu les USA, a mis fin au massacre de Pol Pot après le massacre de 30 000 Vietnamiens. Outre les personnes massacrées par les bombes de Washington rien qu’au Laos et au Cambodge, des dizaines de milliers d’autres personnes continuent de mourir depuis la fin de la guerre, à cause de bombes qui n’ont pas explosé lors de leur largage.

Le plus grand nombre ajouté aux 94 millions de victimes du communisme concerne la famine catastrophique qui a sévi dans la Chine de Mao dans les années 1960. Cette famine de 1958-62 n’a pas fait 60 millions mais, très probablement, entre 30 et 40 millions et n’était en aucun cas un plan d’extermination délibéré et raciste, à la manière ceux des nazis en Allemagne ou des Britanniques en Inde. La nécessité de l’industrialisation a été répétée dans des pays comme le Brésil et l’Argentine, et leur seul péché a été d’être en retard. Dans le cas de la Chine, elle a combiné une politique désastreuse avec des problèmes climatiques. Néanmoins, l’espérance de vie en Chine a commencé à s’améliorer rapidement à partir des années 1960. Pendant la même période de la guerre froide, le nouvel État démocratique indien a commencé à améliorer l’espérance de vie de sa population. Mais cela n’était pas dû à un quelconque plan, mais simplement au fait de ne plus être une colonie affamée, brutalisée et pillée par l’Empire britannique, qui, rien qu’entre 1880 et 1920, a été responsable de la mort de 160 millions de personnes.

1878

Cependant, en cette période de démocratie capitaliste en Inde, les décès attribuables à l’absence de réformes sociales s’élèvent à 100 millions. Amartya Sen, économiste mondialement primé et professeur à l’université de Harvard, et Jean Drèze, de la London School of Economics, avaient publié en 1991 Hunger and Public Action, où ils analysaient avec une rigueur statistique plusieurs cas négligés de famines mondiales causées par des systèmes, des modèles et des décisions politiques. Au chapitre 11, ils observent : « Si l’on compare le taux de mortalité de 12 pour mille de l’Inde avec celui de 7 pour mille de la Chine et si l’on applique cette différence à une population de 781 millions d’habitants en Inde en 1986, on obtient une estimation de la surmortalité en Inde de 3,9 millions par an ».

La presse grand public n’a pas repris l’histoire et le monde n’en a pas entendu parler. Au contraire, six ans plus tard, Le Livre noir du communisme et d’autres ouvrages du même genre commercial, qui se vendent vite, se consomment vite et sont faciles à digérer, sont devenus célèbres comme par magie.

Nous avons précédemment analysé la position de l’intellectuel et diplomate indien et britannique Shashi Tharoor et des professeurs Jason Hickel et Dylan Sullivan sur l’impact des politiques impériales du capitalisme, qui contredit les récits populaires les plus promus par les médias grand public et les agences gouvernementales, ce qui pourrait être résumé par l’une de leurs conclusions : "Dans toutes les régions étudiées, l’incorporation dans le système mondial capitaliste a été associée à une baisse des salaires en dessous du minimum vital, à une détérioration de la taille humaine et à un pic de la mortalité prématurée ».

Si, avec les mêmes critères que Courtois et ses répétiteurs, on continuait à compter les millions d’indigènes tués aux Amériques dans le processus qui a rendu le capitalisme possible en Europe, les dix millions de morts au moins que le roi belge Léopold II a laissés dans l’entreprise appelée Congo et tant d’autres massacres de Noirs en Afrique qui n’ont pas d’importance, ou en Inde, ou au Bangladesh, ou au Moyen-Orient, on dépasserait facilement plusieurs centaines de millions de morts dans n’importe quel Livre noir du capitalisme.

Plus que ça. Utsa Patnaik, économiste de renom et professeure à l’université Jawaharlal Nehru, a calculé que la Grande-Bretagne a volé à l’Inde 45 billions de dollars rien qu’entre 1765 et 1938 et a causé, au cours de ces siècles, la mort non pas de cent millions mais de plus d’un milliard de personnes. Le chiffre auquel aboutit son livre publié par Columbia University Press de New York, qui semble à première vue exagéré, n’est pas moins excessif que celui attribué par Courtois sur la même base - mais mieux documenté.

Un seul des deux récits fait les gros titres et atteint sa cible : dans les démocraties détournées, ce n’est pas le poids des vérités qui compte, mais la somme des opinions inoculées.

NdT

* Manuel du parfait idiot latino-américain : essai de de Plinio Apuleyo Mendoza, Carlos Alberto Montaner et Álvaro Vargas Llosa (le fils), préfacé par Mario Vargas Llosa (le père), publié en 1996, qui se voulait une réponse “libérale” aux Veines ouvertes de l’Amérique latine (1971) d’Eduardo Galeano. Les auteurs ont récidivé en 2077 avec une suite, El regreso del idiota (Le retour de l’idiot). Commentaire d’Atilio Boron sur l’opus : « un catalogue de trivialités, de mensonges et de faussetés sur les causes du sous-développement de nos pays et qui, selon l’analyse incisive de ces auteurs, est dû au penchant malsain des Latino-américains pour l’étatisme et le caudillisme (...) une monstruosité, préfacée par Mario Vargas Llosa, qui démontre irréfutablement que la droite est incapable de produire des idées et que son discours est incapable de transcender le niveau des bons mots, le niveau le plus élémentaire et primaire de l’intellection. » (in Página 12, 29/3/2008)

 

01/02/2023

FRANCO “BIFO” BERARDI
On a perdu ?

Franco “Bifo” Berardi, Nero, 26/1/2023

Original: Abbiamo perso?

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En ces temps de Lützerath, alors que quelques milliers de filles et de garçons, capuchons de laine rabattus sur les oreilles, jouaient à cache-cache avec la police d’État allemande pour empêcher l’ouverture d’une mine de charbon, je regardais le documentaire Lotta Continua de Tony Saccucci sur la RAI. Il regorge d’images extraordinaires sur les luttes à la Fiat, et offre des perspectives différentes, voire contradictoires, sur l’histoire de cette organisation et le paysage social des années post-68. Je tiens à préciser que je n’ai pas participé à l’expérience de Lotta Continua, parce qu’à partir de 1967 je me suis reconnu dans les positions de Potere Operaio, mais je tiens aussi à préciser qu’à partir de ces années-là je me suis souvent senti plus proche du spontanéisme de Lotta Continua que du sévère léninisme tardif qui, après l’automne 69, a pris le dessus à Potere Operaio.


Parmi les nombreuses choses intéressantes, j’ai été frappé par une phrase de Vicky Franzinetti : « Nous avons perdu, et ceux qui ont perdu ont une dette immense envers les générations suivantes ». Ça m’a fait réfléchir, ça me fait réfléchir encore.

« Nous avons perdu ». Phrase problématique. Aurions-nous pu gagner ? Et comment aurions-nous pu gagner ? En nous transformant en une force politique parlementaire (une tentative qui a été faite et qui a échoué) ou en prenant les armes par centaines de milliers jusqu’au bain de sang ? Ou peut-être en initiant un processus de sécession pacifique d’une génération entière ? Nous les avons plus ou moins tous essayés, ces chemins, et aucun n’a été à la hauteur du problème.

Mais lorsque nous parlons de processus historiques, l’alternative de gagner ou de perdre n’explique pas grand-chose, car dans le devenir réel, il n’y a pas de symétrie entre les objectifs que l’on se fixe et ce qui se passe pour les atteindre : c’est ce qu’on appelle l’hétérogenèse des fins. Dans la sphère humaine, il existe des jeux finis, dans lesquels il est possible d’établir qui gagne sur la base de règles communes. Et il existe des jeux infinis, dans lesquels les règles elles-mêmes sont sujettes à des conflits et à des marchandages, de sorte qu’il n’est jamais possible d’établir un gagnant. Il en est ainsi dans le jeu de l’amour, il en est ainsi dans le jeu de l’histoire des luttes de classes, il en est ainsi dans le jeu de la guerre.

Mais ça, c’est du bavardage philosophique. La vérité factuelle est que nous nous sommes battus pour l’égalité et qu’aujourd’hui un pour cent de la population mondiale détient 70 pour cent des richesses, nous nous sommes battus pour la liberté du travail et l’esclavage est de retour partout, et la semaine de 40 heures est un souvenir. Nous voulions la paix et partout aujourd’’hui il y a la guerre. Nous voulions une démocratie radicale et partout le nazi-libéralisme domine.

Il n’y a donc aucun doute : nous avons perdu. Mais qui est ce “nous” qui parle ? Ce ne sont pas les militants de telle ou telle organisation, ni le mouvement, mais la société dans son ensemble qui a perdu. Et peut-être que, dans la perspective qui se dessine maintenant que la civilisation sociale se désintègre, nous pourrions dire que c’est l’humanité civilisée qui a perdu. Nous disions de fait : socialisme ou barbarie.

Mais y avait-il une chance d’éviter cette défaite ? Et le socialisme aurait-il pu éviter l’abîme dans lequel nous sommes maintenant en train de plonger ?

Peut-être avons-nous attribué à la volonté un pouvoir qu’elle ne possède pas : la volonté peut très peu. L’imagination peut un peu plus : mais peut-être avons-nous imaginé un possible qui n’était pas possible.

La solution finale qui se dessine aujourd’hui aurait-elle pu être évitée ? Le mouvement de 68 aurait-il pu effacer l’héritage de cinq siècles de violence contre la terre ? J’apprécie l’honnêteté omplacable de Vicky Franzinetti, mais je pense que ses propos sont symptomatiques d’une foi disproportionnée dans le pouvoir de la volonté.

Le mouvement auquel nous avons participé affirmait que l’égalité et la fraternité sont les seules méthodes qui peuvent permettre au monde d’échapper à l’horreur. C’est tout. Nous n’avions pas tort de dire cela. C’était vrai, et c’est encore vrai aujourd’hui. Mais c’est une vérité inopérante, car les conditions culturelles, psychiques et environnementales rendent l’égalité utopique et la fraternité impossible.

Après le 68 mondial, l’égalité et la fraternité ont été attaquées et détruites par les troupes idéologiques mais surtout militaires et techno-financières du nazi-libéralisme. Nous avons perdu et Pinochet a gagné, et avec lui le système financier occidental qui a ouvert la voie à la Réaction mondiale, à l’extractivisme du capitalisme mondial.

Les innombrables expériences de lutte dans l’ère qui a suivi la défaite du communisme sont des expériences désespérées parce qu’elles manquent d’un horizon réaliste : il n’y a plus d’issue politique à la spirale destructive sans limites du nazi-libéralisme. Nous avons la dernière preuve de cette impossibilité, encore une fois, au Chili entre 2019 et 2022.

Devons-nous donc penser que sur nos épaules pèse, comme le dit Vicky, une dette immense ? Je me pose vraiment la question, sans avoir de réponse, maintenant que je vois les scènes à Lutzerath, maintenant que je vois les filles et les garçons de la dernière génération se battre sur cette lande gelée comme des moineaux légèrement déplumés attaqués par l’énorme monstre de l’économie fossile et l’appareil policier de l’État allemand. Comme leurs pairs de Téhéran, ils sont confrontés à une tempête que nous n’avons pas pu éviter.

J’ai également vu The Swimmers [Les Nageuses] le film de Sally El Hosaini, une cinéaste britannique d’origine égyptienne : il raconte l’histoire de deux sœurs nageuses qui, fuyant la guerre en Syrie, risquent le naufrage et finissent par traîner leur canot déglingué dans les eaux de la mer séparant la Turquie de l’île de Lesbos. Sur le canot pneumatique tiré par les sœurs Yasra et Sara, assis de façon précaire, se trouvent des Bengalis et des Syriens aux côtés de Nigérians et d’Afghans. À mon avis, ce film mérite lui aussi d’être vu : il évoque la tragédie qui se poursuit aux frontières de l’Europe, et qui est amplifiée par les guerres et le changement climatique. Le communisme aurait-il pu empêcher cette tragédie, comme on le pensait dans les années 68 ?

The Curse of the Nutmeg [La malédiction de la noix de muscade, inédit en fr.,NdT], le dernier livre d’Amitav Gosh (roman et essai philosophique, anthropologique et historique) me fait penser que non, nous n’aurions pas pu éviter l’épreuve de force avec la Terre. Selon Gosh, le capitalisme mondial trouve son origine dans une guerre biopolitique prolongée que les puissances colonialistes ont déclenchée contre l’écosystème de la planète. Les peuples indigènes qui faisaient partie intégrante de l’écosystème planétaire ont été exterminés par les guerres biopolitiques. De cette dévastation, le capitalisme industriel a tiré son énergie, provoquant une mutation climatique et biologique que la volonté politique ne peut plus gouverner. Le processus de terraformation qui a rendu possible la création de l’industrie moderne a déclenché des processus irréversibles qui ont des effets dévastateurs sur la continuité de la vie associée.

Gosh écrit :

« Les similitudes entre la crise planétaire actuelle et les bouleversements environnementaux qui ont détruit le mode de vie d’innombrables peuples amérindiens et australiens ont quelque chose de petrurbant ».

Nous avons longtemps entretenu l’illusion que la civilisation pouvait survivre aux ravages causés par l’extractivisme, la surexploitation du système nerveux et la pollution de l’environnement physique et mental. Mais au cours de ce nouveau siècle, nous commençons à nous rendre compte que ce n’est pas le cas : si des groupes d’humains survivront peut-être, l’humanité ne le pourra pas. En fait, en observant le paysage psycho-politique contemporain, on peut penser que l’humanité n’existe déjà plus. Mes anciens camarades de Lotta Continua, ou du moins leurs anciens dirigeants, croient peut-être en l’existence de guerres nationales justes : presque tous ont pris position en faveur de la guerre nationale ukrainienne, et soutiennent l’envoi d’armes à ces combattants. Ils disent que c’est comme l’époque du Vietnam, mais rien de cela n’est vrai : pour nous tous (et pour mes camarades de LC), celle-là était une guerre internationaliste contre l’impérialisme d’un pays lointain. Aujourd’hui, c’est un carnage nationaliste armé et exploité par le nazi-libéralisme atlantique, qui utilise cyniquement la vie de millions d’Ukrainiens pour les intérêts des grands fabricants d’armes et le partage du marché des combustibles fossiles. Mes anciens camarades ont perdu le bien de l’intellect, mais ce n’est pas pour cela que j’ai cessé de les aimer, car tout cela (même l’extermination du peuple ukrainien ou l’extermination du peuple palestinien) ne sont que des détails de l’Holocauste mondial en cours. C’est le sujet du livre de Gosh, dans lequel apparaît un nouvel acteur, que les historiens modernes n’ont pas su voir comme une subjectivité : la Terre, à laquelle l’écrivain attribue une agence, une intentionnalité que nous ne sommes ni capables de comprendre ni de gouverner :

« Qui sait si les entités et les forces artificielles et naturelles non humaines ne poursuivent pas des buts qui leur sont propres, dont les humains ne savent rien ».

L’héritage de la colonisation semble irréversible non seulement sur le plan physique et biologique, mais aussi sur le plan social et anthropologique. Sur le plan social, le mode de production capitaliste n’aurait jamais pu s’établir sans l’extermination, la déportation et l’esclavage. 

Gosh écrit :

« L’ère des conquêtes militaires a précédé de plusieurs siècles l’émergence du capitalisme. Ce sont précisément ces conquêtes et les systèmes impériaux qui en sont découlés qui ont favorisé la montée imparable du capitalisme ».

Et selon Cedric Robinson, « la relation entre le travail des esclaves, la traite des esclaves et l’émergence des premières économies capitalistes est évidente ».

En outre, sur le plan  niveau anthropologique

« c’est la transformation des êtres humains en ressources muettes qui a permis le saut conceptuel à la suite duquel il est devenu possible de réduire la Terre et tout ce qu’elle contient à l’inertie... Ce n’est qu’après l’avoir imaginée comme morte que nous avons pu nous consacrer à la rendre telle » (Gosh encore).

L’ensemble du mouvement historique de la modernité a atteint son point de désintégration : tel est le sens du XXIe siècle. Nous n’aurions pas pu éviter cette désintégration si nous avions gagné. Que Vicky Franzinetti soit rassurée

La guerre mondiale asymptotique dans laquelle nous sommes embarqués depuis le 24 février 2022, ne fait qu’accélérer la catastrophe écologique ultime : c’est une guerre nationale contre l’impérialisme fasciste russe, qui a été instiguée et armée par l’impérialisme nazi-libéral atlantique. Cette guerre, qui multiplie de manière effrayante la catastrophe climatique et les migrations qui en découlent, est un signe indéniable de l’effondrement mental et de la démence sénile dont souffre l’espèce humaine.

Au-delà de la rhétorique obscène du nationalisme (tant russe qu’ukrainien), à l’origine de cette guerre se trouve la question énergétique (North Stream 2 et la volonté usaméricaine de rompre ce lien entre l’Allemagne et la Russie). Le résultat de cette guerre est une relance de l’économie des combustibles fossiles, au moment même où la fonte des glaciers, la montée des océans et mille autres signes nous avertissent que le temps est compté et que la poursuite de l’économie des combustibles fossiles signifie le suicide de la civilisation humaine. Lützerath nous le rappelle, et entre-temps le charbon est de retour.

Gosh observe :

« Les combustibles fossiles sont la base sur laquelle repose l’hégémonie stratégique de l’Anglosphère » et « la militarisation est l’activité qui contribue le plus à la dévastation de l’environnement ».

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : les efforts productifs de l’avenir proche seront plus que jamais consacrés à la construction d’armes toujours plus puissantes. Pas le financement du système de santé que le nazi-libéralisme a détruit partout, pas le financement des systèmes éducatifs, qui ont été mis en pièces par l’offensive privée et le chaos info-nerveux : la guerre sera le principal engagement des Etats et des systèmes productifs.

« Il y a un risque très sérieux que notre civilisation touche à sa fin. D’une manière ou d’une autre, l’espèce humaine survivra, mais nous détruirons tout ce que nous avons construit au cours des deux mille dernières années », déclare Hans Joachim Schellnhuber (cité par Amitav Gosh).

Et voici que des groupes de déserteurs quittent la scène de l’histoire pour vivre dans les ruines de la modernité, comme des champignons qui poussent là où tout se décompose, comme le dit Anna Lowenhaupt Tsing dans Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme.  C’est vers là que notre réflexion doit se déplacer : au-delà de l’individu, au-delà de l’espèce, parmi les ruines en décomposition.

Références

Anna Lowenhaupt Tsing Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte 2017 

Amitav Gosh : The Nutmeg's Curse: Parables for a Planet in Crisis,John Murray 2022

Cedric Robinson : Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition, Zed Books 1983, North Carolina Press, 2021.

Sally El Hosaini, The Swimmers, 2022

 

09/09/2022

CAROLINE ELKINS
Les fictions impériales derrière le Jubilé de Platine de la reine Élisabeth II

Caroline Elkins, The New York Times, 4/06/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Caroline Elkins (1969) est professeure d'histoire et d'études africaines et afro-américaines à l'université Harvard, professeur associée en gestion à la Harvard Business School, fondatrice et directrice du Centre d'études africaines de l'université d'Harvard.

Son livre, Imperial Reckoning: The Untold Story of Britain's Gulag in Kenya ( « Reconnu par l'Empire : l'histoire inédite du goulag britannique au Kenya ») (2005), a remporté le prix Pulitzer de l'essai en 2006. C'est grâce au livre que les plaintes déposées par d'anciens détenus Mau Mau contre le gouvernement britannique, pour des crimes commis dans les camps d'internement du Kenya dans les années 1950, ont abouti. Livre le plus recent : Legacy of Violence: A History of the British Empire.

"Churchill était un raciste" : une manifestation sur la place du Parlement de Londres en 2020. Photo Isabel Infantes/Agence France-Presse — Getty Images

« Je déclare devant vous que toute ma vie, qu'elle soit longue ou courte, sera consacrée à votre service et au service de notre grande famille impériale à laquelle nous appartenons tous. » On dit que la princesse Élisabeth a pleuré lors de la première lecture de ce discours. À l'occasion de son 21e anniversaire, et diffusé en 1947 depuis un jardin rempli de bougainvilliers au Cap, il annonçait l'incarnation future de la Grande-Bretagne, de son empire et du Commonwealth par la jeune reine.

À l'époque, les revendications d'indépendance s'enflammaient dans tout l'empire d'après-guerre. L'Inde et le Pakistan étaient sur le point de se libérer de la domination coloniale britannique, mais le gouvernement travailliste de Clément Attlee n'avait pas l'intention de plier ailleurs. La Grande-Bretagne avait entamé une politique de résurgence impériale, visant à reconstruire une nation d'après-guerre dévastée sur le plan budgétaire et revendiquant le statut de membre des Trois Grands [avec les USA et l’URSS, NdT] sur le dos de la population colonisée de l'empire.

Pendant plus d'un siècle, les revendications de la Grande-Bretagne à la grandeur mondiale ont été enracinées dans son empire, considéré comme unique parmi tous les autres. S'étendant sur plus d'un quart de la masse terrestre mondiale, l'Empire britannique était le plus grand de l'histoire. Après avoir dirigé le mouvement d'abolition, la Grande-Bretagne est devenue le fournisseur d'un impérialisme libéral, ou « mission civilisatrice », étendant les politiques de développement, qui se clivent aux hiérarchies raciales, à ses 700 millions de sujets colonisés, prétendant les introduire dans le monde moderne.

Célébrant les 70 ans de la reine Élisabeth II sur le trône, le jubilé de platine est plein de sens sur le passé impérial de la nation et le rôle surdéterminé de la monarchie dans celui-ci. De grands monuments commémoratifs et des statues célébrant les héros de l'empire ont proliféré après l'époque victorienne, et Londres est devenue un terrain de parade impérial et royal commémoratif. Aujourd'hui, c'est la scène centrale de la célébration sans précédent de la reine à une époque où les guerres sur l’histoire impériale qui couvaient depuis longtemps— avec le public, les politiciens, les universitaires et les médias qui contestent vivement les significations, les expériences vécues et les héritages de l'Empire britannique — explosent.

En Grande-Bretagne, les manifestants sont descendus dans la rue, au Parlement et dans les médias, réclamant la justice raciale et un bilan du passé colonial. Vêtus de masques noirs, certains ont défilé jusqu'à la place du Parlement de Londres en juin 2020, scandant « Churchill était un raciste ». Ils se sont arrêtés à la statue du premier ministre, en supprimant son nom avec de la peinture au pistolet et en le remplaçant par les paroles accablantes qui étaient chantées.

Dans peu d'autres pays, le nationalisme impérial subit des conséquences sociales, politiques et économiques aussi explicites. Se frottant contre les mouvements de « décolonisation » de la Grande-Bretagne, le Premier ministre Boris Johnson et la campagne du Brexit de son Parti conservateur ont revendiqué une vision « globale de la Grande-Bretagne », un Empire 2.0. « Je ne peux m'empêcher de me rappeler que ce pays a dirigé au cours des 200 dernières années l'invasion ou la conquête de 178 pays — c'est la plupart des membres de l'ONU », a-t-il déclaré.« Je crois que la Grande-Bretagne mondiale est une superpuissance douce et que nous pouvons être extrêmement fiers de ce que nous accomplissons. »

Les débats sur les significations et les héritages de l'empire britannique ne sont pas nouveaux. Cependant, les crises récentes entrent en collision avec une occasion singulière de splendeur royale, mettant en lumière les écarts entre les faits et la fiction, les réalités vécues et la création de mythes impériaux, et le rôle historiquement ancré du monarque en tant qu'avatar de l'empire britannique.

Depuis des générations, la monarchie tire des doses substantielles de son pouvoir de l'empire, tout comme le nationalisme impérial a tiré sa légitimité de la monarchie. Ce phénomène remonte au roi Henri VIII, qui déclara pour la première fois l'Angleterre empire en 1532, tandis que ses successeurs accordèrent des chartes royales facilitant le commerce transatlantique des esclaves et la conquête, l'occupation et l'exploitation du sous-continent indien et de vastes étendues d'Afrique.

C'est l'ère victorienne, avec la reine comme matriarche ointe de l'empire, qui a jeté les bases de la mission civilisatrice. Après que la Grande-Bretagne eut mené quelque 250 guerres au XIXe siècle pour « pacifier » les sujets coloniaux, une idéologie contestée, quoique cohérente, de l'impérialisme libéral a émergé qui a intégré des revendications impériales souveraines avec une énorme entreprise de réforme des sujets coloniaux, souvent appelés « enfants ». L'œil perspicace de la Grande-Bretagne jugeait quand les « non civilisés » étaient complètement évolués.

Une caricature éditoriale de 1882 dépeint l'Angleterre comme un céphalopode à 13 bras avec haut-de-forme alors qu'elle pose ses tentacules sur un certain nombre de masses terrestres et en prend une étiquetée “Égypte”. Photo d’archives via Getty Images

16/06/2022

Louis Hunkanrin : Le forfait colonial, un pamphlet contre l’esclavagisme




Considéré comme le « Père du mouvement national dahoméen », Louis Hunkanrin (1886-1964) fait partie de la première promotion de l’École normale de Saint-Louis du Sénégal en 1907. Il ne sera pas instituteur longtemps : révoqué en 1910, déporté du futur Bénin à Dakar, il s’engage dans le journalisme anticolonial et participe dès 1922 au journal de l’Union intercoloniale, Le Paria, fondé à Paris par Nguyên Ai Quôc, le futur Hô Chi Minh. Qualifié de meneur de la rébellion de Porto-Novo de février 1923, il est condamné à dix ans d’internement administratif en Mauritanie. C’est là qu’il découvre que l’esclavage, officiellement aboli par la puissance coloniale en 1905, se maintient avec l’assentiment des autorités coloniales, qui vont jusqu’à prélever une taxe sur chaque esclave, équivalente à la taxe sur 5 moutons. Il s’engage donc dans ce combat, dont cette brochure retrace les péripéties. Près d’un siècle plus tard, elle reste d’une actualité percutante : dans la Mauritanie du XXIème siècle, l’esclavage est loin d’avoir disparu et il prospère en toute illégalité.

Ebook € 1.62 – Papier € 5.40

https://glocalworkshop.com/fr/produit/le-forfait-colonial-louis-hunkanrin/

03/03/2022

Kwame Anthony Appiah
Psychologie de la libération
Comment Frantz Fanon en est venu à considérer la violence comme une thérapie

Kwame Anthony Appiah, The New York Review of Books, 24/2/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

  Kwame Anthony Appiah (Londres, 1954), de père ghanéen et de mère anglaise, enseigne la philosophie à l'université de New York. Ses derniers livres sont As If: Idealization and Ideals et The Lies That Bind: Rethinking Identity.

 Compte rendu de lecture de:
The Wretched of the Earth (Les damnés de la terre)
by Frantz Fanon, translated from the French by Richard Philcox, with a preface by Jean-Paul Sartre, a foreword by Homi K. Bhabha, and an introduction by Cornel West. Grove, 251 pp., $17.00 (paper)

Ils voulaient l'attraper. C'était à la fois une source de terreur et une forme d'hommage. Frantz Fanon était visé en tant que révolutionnaire algérien, mais il était aussi psychiatre, et il savait comment les émotions pouvaient être liées à leurs contraires.

En mai 1959, pour ne citer qu'un incident marquant, il se rendait en voiture près d'une base que des insurgés algériens avaient installée à la frontière marocaine lorsque le conducteur a perdu le contrôle de la voiture et Fanon en a été éjecté, se blessant gravement au dos. Certains ont soupçonné que la route avait été minée, d'autres que le véhicule avait été saboté.

Il a été transporté par avion à Rome pour y être soigné. Il l'a échappé belle : ses compagnons du Front de libération nationale (FLN) d'Algérie ont fait en sorte qu'une voiture vienne le chercher à l'aéroport, voiture que leurs adversaires ont piégée avec des explosifs. Fanon n'a été épargné que parce que la balle perdue d'un enfant a déclenché la bombe prématurément. Ensuite, un journal local a annoncé l'arrivée d'un responsable du FLN blessé, auquel l'explosion semblait liée, et a même donné le nom de l'hôpital qui le soignait - où, comme prévu, deux hommes armés ont fait irruption dans la chambre qui lui avait été attribuée. Ils dégainent leur arme vers un lit vide, Fanon s'étant furtivement fait déplacer.

Frantz Fanon, par Johnalynn Holland, NYB

 Un an plus tard, il se trouvait à l'aéroport de Monrovia, au Liberia, dans l'attente d'un vol pour Conakry, en Guinée, lorsque lui et ses compagnons du FLN ont appris que l'avion était plein. Des employés d'Air France, faisant preuve d’une merveilleuse sollicitude, lui assurent que la compagnie les réservera sur un vol partant le lendemain et prendra en charge leurs frais de nuit. Fanon était sur ses gardes : tout le monde se souvenait de la capture du chef du FLN, Ahmed Ben Bella, quatre ans plus tôt, alors que son vol Rabat-Tunis, avec équipage français, avait fait une escale imprévue à Alger. Alors que Fanon et ses camarades partent pour Conakry en voiture, le vol sur lequel ils ont été replacés, est détourné vers Abidjan et fouillé par la sécurité française. Encore une fois, ils l'ont échappé belle.

Comment un psychiatre s'est-il retrouvé au milieu d'une telle folie ? Comment un fils des Antilles est-il devenu un révolutionnaire algérien ? Et comment une figure autrefois obscure a-t-elle pu devenir l'intellectuel révolutionnaire « le plus pertinent pour le XXIe siècle », comme l'écrit Cornel West dans une introduction énergique à l'édition du soixantième anniversaire de The Wretched of the Earth ? Pour comprendre où Fanon a fini, il est utile de comprendre comment il a commencé.

C'est un fait historique gênant que nos leaders anticolonialistes les plus féroces soient généralement issus de la bourgeoisie éduquée. Né en 1925 sur l'île antillaise de la Martinique, une possession française, Fanon a été élevé dans une famille qui avait des domestiques, des leçons de musique privées pour ses sœurs et, en plus d'une maison confortable dans la capitale, une maison de campagne avec des jardins luxuriants. Son père était un fonctionnaire qui travaillait au bureau des douanes ; sa mère, qui avait manifestement des ancêtres alsaciens, avait un magasin et - selon David Macey, l'auteur de la biographie la plus fouillée et la plus judicieuse de Fanon1 - le sens des affaires. Il a reçu une excellente éducation au lycée Schoelcher, où le poète Aimé Césaire enseignait la littérature.

Mais la liberté, selon Fanon, « était indivisible » et, en 1944, il s'est engagé dans les Forces françaises libres de Charles de Gaulle, ce qui lui a donné une autre formation. Stationné en Afrique du Nord, il est confronté à la hiérarchie raciale sous une forme plutôt nue. Fanon devait peut-être faire face à ses propres préjugés - les habitants des Antilles françaises étaient élevés dans le mépris des habitants de l'Afrique subsaharienne - mais il s'est avéré que les Arabes détestaient les Noirs sans distinction, tandis que les Français blancs, même s'ils plaçaient les Antillais au-dessus des Arabes et des Subsahariens, étaient convaincus de leur supériorité sur tous les peuples de couleur.

Lorsque le bataillon de Fanon est envoyé dans le nord de la France et sur le Rhin, où il reçoit des éclats d'obus dans la poitrine, son désenchantement s'accentue. Il s'était mis en danger pour « des paysans qui n'en ont rien à faire ». Au milieu des festivités qui ont marqué la libération de la France, les Françaises n'osent pas danser avec un Noir qui a risqué sa vie pour elles. C'était un Français cultivé, un étudiant de ses trésors civilisationnels. Pourquoi n'était-il pas traité comme tel ?

Pourtant, ses états de service lui permettent d'accéder gratuitement à l'enseignement supérieur, et il se retrouve à Paris, à l'école de dentisterie. « Il y a trop de nègres à Paris », écrit-il à son frère Joby, faisant manifestement référence aux Africains dans le mépris desquels il a été élevé, « et moins je les vois, mieux je me porte ». Après quelques semaines, il s'installe à Lyon, suit quelques cours de qualification en sciences et entreprend des études de médecine. Entre-temps, il lit beaucoup, assiste aux cours de philosophie de Maurice Merleau-Ponty et a une fille avec une camarade de la faculté de médecine. (Après avoir reconnu sa paternité, il a décidé qu'il ne voulait plus rien avoir à faire avec cette femme ni avec leur fille). Il a écrit des pièces de théâtre, peut-être en partie parce que Jean-Paul Sartre, le parangon de l'intellectualisme français, l'a fait. Mais Fanon a toujours eu le sens du drame, dans les grandes comme dans les petites choses : écrivant à sa chère maman de Lyon, il déclarait : « Sans café, je crois que je vais mourir ».

Il allait aussi au cinéma. Ce n'est pas un fait accessoire à son sujet. Fanon était un cinéphile - "cinéphile" est un terme trop fastidieux pour quelqu'un qui aimait les films populaires et aimait s'en plaindre. Un ami qui s'était engagé dans l'armée avec lui se souvient qu'il s'était fait avoir en regardant un film affreux pendant une permission, après que Fanon lui eut assuré qu'il s'agissait d'une "merveilleuse comédie musicale américaine". Les spécialistes ont beaucoup à dire sur l'influence de Merleau-Ponty sur Fanon, et assez peu sur celle des films. Pourtant, le grand écran parlait à Fanon ; c'est pourquoi il se plaisait à dialoguer avec lui.