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28/05/2023

ANNAMARIA RIVERA
Produire de la viande

Annamaria Rivera, Comune-Info, 25/5/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Pour aborder, même brièvement, un thème tel que celui que je propose, je pense qu’il convient de commencer par le concept de réification. En résumé, on peut dire qu’il s’agit d’une posture, d’une disposition, d’une pratique sociale routinière qui nous incite à traiter les sujets autres que nous-mêmes non pas d’une manière conforme à leurs qualités d’êtres sensibles, mais comme des objets inertes, voire comme des choses ou des marchandises.

Une autre ligne de pensée que j’ai essayé de rendre opérante est celle que l’on pourrait trivialement appeler animaliste : il s’agit en fait d’une réflexion sur la continuité des processus de domination et de réification. La dialectique négative proposée par Theodor W. Adorno, selon laquelle le moi de l’humain est produit par la négation active de l’autre-que-soi, liée à la domination sur la nature, ne concerne pas seulement le rapport hommes/femmes et nous/les /autres, mais aussi celui entre humains et animaux.

Dans le cas des animaux, la marchandisation est en effet totale, au point que les industries qui exploitent les non-humains « ne parlent plus seulement de reproduction mais de production de l’animal : comme si les animaux n’étaient qu’une matière corporelle qu’il appartient au travail humain de former, d’instrumentaliser et de reproduire », ainsi que de tuer (Melanie Bujok, 2008, Materialità corporea, “materiale-corpo”. Pensieri sullappropriazione del corpo di animali e donne ; orig. Körperliche Materialität, „Körper-Material“-Einige Gedanken zur Bemächtigung des Körpers von Tieren und Frauen, 2005).

 

Si abschlachten (“abattre, massacrer” : cf. Schlachter, boucher) était le verbe utilisé par les bouchers nazis pour nommer le massacre des prisonniers dans les camps, planifié et réalisé selon une stricte logique industrielle, aujourd’hui, élever, torturer et abattre des animaux s’appelle “produire de la viande”.

 

Pour subvertir ce modèle, il faut d’abord en montrer la partialité : bien qu’il se soit répandu dans des domaines disparates, il est issu d’une petite fraction de la pensée philosophique - l’occidentale moderne - qui tend à penser en termes de polarités opposées le rapport entre nature et culture, qui sépare, culturellement et moralement, les humains des non-humains, qui établit une fracture irrémédiable entre les sujets humains et les objets animaux, déniant à ces derniers la qualité de sujets, précisément, dotés de sensibilités, de biographies, de mondes, de cultures et d’histoires.


 Cette fraction de la pensée a produit une ontologie très particulière qui, à son tour, a généré une cosmologie et une éthique parmi d’autres. Pour bien comprendre son arbitraire, sa spécificité et donc sa non-universalité, il suffit de considérer que ce modèle dualiste n’a pas de sens pour la plupart des traditions culturelles non occidentales. Parmi celles-ci, nombreuses sont celles qui ont fait de la continuité entre les êtres vivants le paradigme constitutif de leurs ontologies et de leurs cosmologies.

 

La réification des non-humains s’est transformée en marchandisation massive avec les élevages intensifs et les abattoirs automatisés des sociétés industrielles-capitalistes : des structures de concentration, pourrait-on dire, qui, en favorisant le “saut d’espèce”, représentent, entre autres, l’une des causes de la dernière pandémie, comme de bien d’autres qui l’ont précédée.

 

Il suffit de mentionner le SRAS (“syndrome respiratoire aigu sévère”), qui s’est répandu entre 2002 et 2003, également causé par un coronavirus. Mais il ne faut pas oublier que l’Ebola, le sida, la grippe aviaire sont également d’origine zoonotique.

 

Tout cela est dialectiquement lié aux processus rapides et de plus en plus répandus de déforestation, d’urbanisation, d’industrialisation, voire d’agriculture, qui enlèvent progressivement des portions d’habitat aux animaux dits sauvages. Ceux-ci, s’ils survivent, ne peuvent que s’approcher des installations humaines et donc aussi des animaux dits “d’élevage”, parmi les plus vulnérables car immunologiquement déprimés en raison des conditions et des traitements extrêmes auxquels ils sont soumis : entre autres, l’administration de doses anormales d’antibiotiques, sans parler des pratiques de véritable torture.

 

Dans Homo sapiens et mucca pazza. Antropologia del rapporto con il mondo animale (Homo sapiens et vache folle. Anthropologie du rapport avec le monde animal), un livre que j’ai édité, publié par la maison d’édition Dedalo en 2000, et pourtant tragiquement d’actualité, j’ai écrit, entre autres, que ceux qui achètent, par exemple, « de la viande de veau ignorent ou veulent ignorer que la clarté de cette chair devenue viande est obtenue en forçant le veau à vivre sa courte vie dans l’immobilité absolue, bourré de toutes sortes de médicaments qui font vieillir rapidement ses organes, et emprisonné dans des espaces étroits et sombres".

 

Ce volume, auquel ont participé, outre moi-même, Mondher Kilani, Roberto Marchesini et Luisella Battaglia, était, en particulier dans le cas de ma contribution, largement inspiré par le grand anthropologue Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Gallimard 2005), même s’il ne manquait pas de références explicites à d’autres penseurs importants tels que Jacques Derrida (L’animal  que  donc je suis, Galilée 2006).

 

Si les raisons de la propension à manger de la “viande” sont à chercher avant tout du côté du marché et des intérêts de l’industrie de l’élevage, il ne faut pas négliger l’importance de la raison symbolique : dès 1992, Derrida dans Points de suspension (Galilée, 1992) avait esquissé la figure d’une subjectivité “phallogocentrique de la viande”, propre au sujet masculin, détenteur du logos et, précisément, carnivore. À cela s’ajoute la manipulation cruelle des êtres vivants que constituent les expériences de transgénèse, de clonage, etc.

 

Avec les animaux de laboratoire, le cycle maudit atteint son paroxysme. Il n’est donc pas exagéré d’établir une analogie avec les pratiques nazies consistant à réduire les corps humains à l’état de mannequins, d’instruments, de cobayes pour la réalisation d’atroces expériences soi-disant “scientifiques”.

 

Et pourtant, au plus fort de la crise pandémique, la dernière en date, alors que la prise de conscience de la centralité de la question de notre relation perverse avec les écosystèmes et les non-humains aurait dû être largement partagée, a fortiori par les universitaires, voilà que certains d’entre eux se sont laissé aller à des déclarations déconcertantes. Je fais allusion au virologue Roberto Burioni qui, à la télévision, a souhaité que “nos amis à quatre pattes” puissent également contracter le Covid-19 car cela « nous donnera un avantage considérable dans l’expérimentation des vaccins ».

 

Pourtant, il est bien connu que le modèle des expériences sur les non-humains est non seulement inacceptable d’un point de vue éthique, mais qu’il est aujourd’hui si coûteux et dépassé qu’il rend très improbable la création de médicaments et de vaccins efficaces. Cela ne concerne pas seulement le sort des non-humains. Une idéologie et des pratiques similaires conduisent au sacrifice sélectif des humains, les plus vulnérables, les plus exposés, les plus précaires et/ou les plus altérisés, comme nous l’avons également vu lors de la récente pandémie.

 

Depuis près de trente ans, c’est-à-dire depuis que j’ai commencé à intégrer ce qu’on appelle improprement la “question animale” (ou la “question non humaine”) dans mes recherches, et donc dans des essais et des articles, la pensée et les travaux de Philippe Descola me sont devenus indispensables, au point que je le cite très fréquemment : extrêmement utiles, l’un et l’autre, pour montrer - comme il l’écrit lui-même dans Par-delà nature et culture - que « l’opposition entre la nature et la culture ne possède pas l’universalité qu’on lui prête».

 

«  Mener à bien une telle entreprise », ajoute-t-il «  exige que l’anthropologie se défasse de son dualisme constitutif et devienne pleinement moniste ».

 

C’est d’ailleurs grâce à ses recherches et à sa réflexion que j’ai trouvé le courage de mener plus d’une décennie d’enquêtes de terrain à Essaouira : une ville du sud-ouest du Maroc, exemplaire par son histoire de mixité, notamment par la longue cohabitation entre arabo-musulmans et juifs, sans parler d’autres minorités, mais aussi par la cohabitation dense et profonde entre les humains et certaines catégories de non-humains.

Ma recherche - comme je l’ai dit - inspirée de ce qu’on appelle aujourd’hui, un peu improprement, « l’ethnographie multi-espèces », qui a ensuite, dans mon cas, pris la forme d’un essai, publié par Dedalo en 2016 : La città dei gatti. Antropologia animalista di Essaouira (La ville des chats. Anthropologie animaliste d’Essaouira).

Dans cet essai, le thème de la convivialité interspécifique joue un rôle important : avec les chats, les mouettes et même les chiens. Je dis “même” parce que ces derniers ont longtemps été considérés, du côté musulman, comme des êtres impurs, comme on le sait. Il faut cependant préciser que cette distinction entre animaux purs et impurs n’est pas du tout propre au seul monde musulman. Et actuellement, à Essaouira notamment, les chiens sont également accueillis, protégés et intégrés dans le monde des humains.

 

Un autre aspect mérite d’être souligné : à Essaouira, les personnes qui prennent soin d’animaux libres comme les mouettes, les chats et même les chiens sont aussi, voire surtout, les personnes les plus démunies, qui pratiquent une éthique commune de la compassion et de la solidarité, élargie au-delà de l’“espèce” humaine. En s’adonnant au “luxe” du sens et du don, de l’affection et de l’attention les plus gratuites, elles échappent à la raison économique et utilitariste qui les a condamnés. Ils brisent ainsi la chaîne de la dépendance obligatoire à l’égard du besoin à laquelle la société les a liées et dont elle les imagine esclaves.


 

Toujours à propos de la convivialité interspécifique, il convient d’ajouter qu’elle a été pour moi non seulement un objet d’observation, mais aussi et surtout une expérience relationnelle personnelle : directe et durable. En effet, selon mon expérience de terrain, l’animalité, si elle ne permet pas de placer le non-humain dans le rôle classique de “l’informateur ”, le place cependant dans celui d’acteur et de témoin d’un contexte qui favorise les rencontres, les relations, voire les amitiés transpécifiques durables. Tout cela, j’ai pu l’expérimenter personnellement, notamment avec quelques mouettes et chats, auxquels me lie une amitié fidèle et constante depuis plusieurs années.

 

Pour conclure avec une dernière citation de Descola : « Bien des sociétés dites « primitives » […] n’ont jamais songé que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux. »

 

“Humains, la vraie peste, c'est vous”

 

 


27/05/2023

LINDA MAGGIORI
Inondations en Émilie-Romagne : pour les animaux d’élevage, la Vallée de la Bouffe est devenue la Vallée de la Mort

Linda Maggiori, il manifesto, 27/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Dans l’Italie submergée, des milliers d’animaux enfermés dans des camps* d’élevage intensifs ont été noyés : « Ne dédommagez pas les éleveurs qui auraient pu les sauver », demandent les défenseurs des animaux.


Porcs morts dans un élevage intensif - Photo Selene Magnolia/Essere Animali

De la Food Valley à la Death Valley :  les images des camps d’élevage inondés sont effroyables : des milliers d’animaux morts noyés, flottant dans la boue, empilés. Beaucoup d’entre eux étaient enfermés dans des enclos et des cages exigus, spécialement conçus pour les empêcher de s’échapper.

La Coldiretti (Confédération nationale des agriculteurs) estime qu’il y a environ 250 000 bovins, porcs, moutons et chèvres et 400 élevages de volailles dans les zones inondées. Dans les montagnes et les zones isolées, il y a maintenant une pénurie d’eau et de foin. La Coldiretti estime que des milliers de ruches ont été détruites. L’Émilie-Romagne est l’une des régions qui comptent le plus grand nombre d’animaux d’élevage et de structures intensives, avec plus de 20 millions de volailles, 1 million de porcs et 579 000 bovins (base de données du registre zootechnique national).

« À BERTINORO, lors d’une reconnaissance effectuée quelques jours après l’inondation, explique Chiara Caprio, porte-parole d’Essere Animali [Être Animaux, organisation de défense des droits des animaux], notre équipe d’enquêteurs a filmé une centaine de porcs morts à l’extérieur d’un hangar dans une exploitation comptant des milliers de porcs. À Bagnacavallo, près de Ravenne, les porcs nageaient dans des enclos inondés. Dans une ferme de San Lorenzo in Noceto, trois hangars ont été inondés et plus de 60 000 poules sont mortes. Plusieurs porcs sont également morts à Lugo. Malheureusement, ces animaux sont confinés dans des camps où il n’existe souvent aucun plan d’évacuation en cas d’urgence ».

« APRÈS LES INONDATIONS, nous avons sauvé des porcs, des chevaux, des ânes, des poneys, des volailles, des chèvres, des moutons issus de fermes pédagogiques ou de petits troupeaux », expliquent des jeunes de l’association Horse Angels, « il a été plus compliqué de sauver les animauux des élevages intensifs . À Villanova di Bagnacavallo, nous avons été appelés par des habitants, mais quand nous sommes arrivés à la ferme inondée, avec les porcs à l’intérieur, le propriétaire nous a empêchés d’entrer, il y a eu des moments de tension, et même la police est intervenue », racontent Carmelo, Alex et Nicolas.

L’association a écrit au président [de la région Émilie-Romagne] Bonaccini : « Nous demandons que les éleveurs qui n’ont rien fait ou ont même empêché le sauvetage de leurs animaux ne soient pas indemnisés, lorsqu’il peut être prouvé qu’ils auraient pu ouvrir les portes et les libérer, ou les déplacer ailleurs, et qu’ils ne l’ont pas fait dans un but lucratif » [proposition de bombardement électronique au gouverneur ici :

La Regione Emilia Romagna a chi darà gli aiuti? A chi poteva salvare i maiali e non ha fatto nulla per trarli in salvo, o solo a chi ha richiesto aiuto ma non è stato possibile intervenire?

PROPOSTA DI MAIL BOMBING

segreteriapresidente@regione.emilia-romagna.it

Egregio Governatore della Regione Emilia Romagna Stefano Bonaccini
Sono indignat* per la morte di tanti maiali senza soccorsi nelle aziende sunicole.
Mi appello a lei perché non siano risarciti quegli allevatori che non hanno fatto nulla per soccorrere i maiali, affinché sia impedito che ricevano il risarcimento dalla comunità Europea laddove possa essere dimostrato che costoro avrebbero potuto aprire i cancelli e liberare gli animali, oppure trasferirli altrove, e che volutamente non hanno adempiuto a ciò con lo scopo di lucro.
Confidando che gli aiuti siano dati solo o con priorità agli allevatori meritevoli, dotati di umanità nei confronti della specie zootecnica allevata e del benessere dei propri animali in allevamento,
In attesa di riscontro
Data luogo e firma

Animaliberaction a également pris des mesures pour trouver un nouveau foyer à une quarantaine de lapins, perdus dans la campagne au milieu de l’eau et de la boue et sauvés par des bénévoles.

A FAENZA, 600 porcs sont morts dans un élevage intensif, les animaux qui ont réussi à se sauver se sont échappés dans la campagne. Le témoignage d’Elena est émouvant : « Quelques jours après l’inondation, alors que nous nettoyions la maison de l’eau et de la boue, dans un scénario d’après-guerre, nous avons entendu un bruit derrière une haie et vu s’échapper d’une ferme un cochon qui commençait à ronger une porte en bois entraînée là par l’inondation à cause de la faim. Nous l’avons appelé Alfred, nous l’avons nourri, il nous a tenu compagnie et nous a rassérénés. Une ferme pédagogique devait l’accueillir, mais il était porteur d’une puce électronique et son propriétaire est venu le chercher pour le ramener au camp, destination l’abattoir. Ils nous l’ont pratiquement arraché, il criait et pleurait, nous aussi. Parce qu’au milieu de toute cette merde, sauver une vie était quelque chose qui ramenait un peu de sens et d’espoir. Nous voulions le sauver d’une industrie qui a matériellement contribué à la destruction de la planète et à l’altération du climat, avec les conséquences que nous connaissons tous les jours ».

LE SECTEUR ZOOTECHNIQUE contribue à hauteur de 14,5 % aux émissions de gaz à effet de serre, selon la FAO et le GIEC, tout en aggravant la pollution de l’air et de l’eau. Une grande partie des zones touchées par les inondations étaient déjà des ZVN, des zones vulnérables aux nitrates, en raison des effluents agricoles, avec des eaux souterraines fortement contaminées. Après une telle catastrophe, avec les eaux usées, les carcasses et les produits chimiques qui s’écoulent dans la boue, la pollution de l’eau ne peut qu’empirer.

NdT
* J’ai traduit ainsi l’original recinti (enclos), à mon sens bien trop neutre. « Pour toutes ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, c’est un éternel Treblinka. »
Isaac Bashevis Singer, The Letter Writer, Collected Stories, 1982, p.71

 

22/05/2023

DARIO MANNI/MARCO MAURIZI
Animaux et capital

Dario Manni et Marco Maurizi, Comune-Info, 13/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’histoire millénaire des relations entre humains et non-humains est profondément liée aux rapports économiques (Mason 1993 ; McMullen 2016 ; Timofeeva 2018). Cela a également un effet décisif sur la manière dont la nature est représentée symboliquement ou idéologiquement dans notre culture. Il n’existe pas de société humaine qui ne fonde pas ses représentations du monde animal sur les rapports économiques qui sous-tendent sa reproduction (Nibert 2002). Cet élément est central pour comprendre à la fois la continuité qui a caractérisé l’exploitation des animaux à des fins économiques dans l’histoire de la domination, et la discontinuité que le capitalisme a introduite dans cette histoire. Cela est évident si l’on considère l’utilisation qui a été faite des animaux non humains au cours des siècles en tant que force de travail et en tant que biens de consommation.

 La force de travail animale

Historiquement, les animaux ont été utilisés comme force de travail dans l’agriculture, le transport et l’industrie. Cependant, depuis la modernisation capitaliste, l’utilisation des animaux comme force de travail a diminué en raison du développement de la technologie et de l’automatisation. Cela ne signifie pas que le phénomène de l’exploitation du travail animal ne soit pas encore présent dans certaines parties du monde, en particulier dans les pays en développement : dans l’agriculture de ces pays, des animaux tels que les chevaux, les ânes et les bœufs sont encore utilisés pour labourer les champs, transporter des marchandises et effectuer d’autres tâches. En effet, compte tenu du développement inégal du capitalisme, dans certaines circonstances, l’utilisation de ces animaux peut s’avérer moins coûteuse et plus efficace que l’utilisation de machines, en particulier dans les régions où les infrastructures et les ressources sont limitées. Cependant, il est évident que cette utilisation est structurellement réduite par l’investissement technologique des sociétés industrielles avancées et que, par conséquent, ces formes d’exploitation de la force de travail animale sont des survivances d’un passé qui a déjà été effectivement dépassé par la modernisation capitaliste.

Ce type d’exploitation des animaux en tant que force de travail soulève des problèmes éthiques apparemment similaires à ceux qui se posent dans le cas du travail humain : les animaux sont souvent soumis à de longues heures de labeur, à des conditions de travail exténuantes et à un manque de nourriture, d’eau et de soins vétérinaires. En outre, leur emploi à des tâches dangereuses et physiquement épuisantes peut entraîner des blessures ou la mort. Toutefois, il convient de noter que, dans une perspective marxiste, cette similitude ne concerne que l’aspect extérieur du rapport de travail : le rapport de travail capitaliste typique est la relation humaine et qualifie l’exploitation des humains dans un sens différent de celle des animaux non humains. Derrière la similitude empirique se cache une différence essentielle que seule l’analyse théorique peut mettre en évidence.

Lors de l’analyse du processus spécifique de reproduction du capital, par exemple, il serait tout à fait trompeur d’identifier le travail à une simple fourniture d’énergie psychophysique. Bien sûr, les humains et les animaux “travaillent” et tous travaillent pour le capitaliste. Cependant, il existe une caractéristique spécifique du travail humain, une fonction très spécifique du travailleur dans sa relation avec le capitaliste que les animaux ne peuvent pas assumer. Une compréhension différente des rôles joués par les travailleurs et les animaux dans la machine du capitalisme n’est donc pas la conséquence d’un préjugé spéciste : c’est la structure même du mode de production capitaliste qui crée cette distinction des rôles et des fonctions. L’ignorer, c’est tout simplement ignorer le fonctionnement du capitalisme. Rosa Luxemburg, malgré son amour des animaux (Luxemburg 1993), reproche à Adam Smith d’identifier les travailleurs et les animaux en qualifiant l’activité de ces derniers de “travail productif” (Luxemburg 1951 : 40). Bien que le travail animal, tout comme le travail humain, signifie “la dépense d’une certaine quantité de muscle, de nerf, de cerveau” (Marx 1962 : 185), le problème ici n’est pas la production générique de valeur d’usage, c’est-à-dire de produits qui sont utiles pour notre consommation, qui satisfont un de nos besoins ; il est clair que les animaux (peu importe qu’ils soient autonomes ou guidés par la main de l’homme) sont capables de produire de la valeur d’usage. Le problème est que la source de valorisation du capital est l’accumulation de la valeur d’échange, c’est-à-dire la propriété d’une marchandise d’être quantitativement, et non qualitativement, comparée à toute autre marchandise, et donc échangée contre elle et en particulier contre l’équivalent général qu’est l’argent. Le travail animal, n’étant pas lui-même vendu comme une marchandise sur le marché, ne peut ni perdre ni ajouter de la valeur d’échange aux marchandises (Stache 2019 : 15). Seul le travail qui perd et ajoute de la valeur d’échange aux marchandises est du travail productif au sens capitaliste.

Diego Sarti, “Nègre avec mastiffs” [chiens de plantation], sculpture du groupe “Esclavage”, Exposition générale italienne, Turin, 1884

 Ce point a été largement discuté dans la littérature marxiste concernant le problème du travail des esclaves (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010 ; Nesbitt 2022), auquel le travail des animaux peut, au moins en partie, être assimilé1. Bien que ce type de travail puisse être qualifié en termes de "surtravail" qui génère un "surproduit" – par exemple, en soutenant que, sans recevoir de salaire, l'esclave et l'animal reçoivent une part des biens de consommation nécessaires à leur survie mais inférieure à la “valeur” qu'ils ont produite, et que de cette “valeur” ajoutée leur propriétaire retirerait un “profit” - nous serions entièrement dans une situation précapitaliste qui, en outre, ne décrit pas de manière adéquate comment l'esclavage traditionnel et l'exploitation animale sont transformés par leur insertion dans le mode de production capitaliste. On peut également affirmer que l’esclave et l’animal sont “expropriés” du produit de leur travail - indépendamment du fait que, dans certains cas, l’animal n’aurait de toute façon aucun intérêt à s’approprier ce qui lui est enlevé - mais l’expropriation dans le cas du salarié concerne la valeur d’échange dans la sphère de la production et seulement indirectement, en tant que rapport social global, sa subordination au capitaliste également en termes de consommation.

Les expressions “valeur”, “profit” et “expropriation” ont ici un sens imprécis qui brouille les termes théoriques de la question. C’est oublier que l’analyse marxienne de la valeur est essentiellement une théorie monétaire : l’argent n’est pas un simple moyen superposé aux rapports capitalistes, mais constitue une forme essentielle et nécessaire de leur manifestation2. Toute l’analyse du Capital de Marx vise à expliquer pourquoi ces rapports doivent prendre cette forme. Chaque élément de la production capitaliste doit en effet se présenter sous la forme d’une marchandise, donc être doté d’une valeur d’échange pour entrer dans le cercle de valorisation du capital. L’ensemble des valeurs d’échange doit être représenté sous la forme de l’équivalent, c’est-à-dire de l’argent, qui apparaît donc, sous sa forme historiquement complète et développée, à la fois au début et à la fin du processus. Il en va de même pour le travail, qui entre dans la production en étant toujours “attaché” à la personne du travailleur, mais en en étant essentiellement séparé. Il s’agit d’un point central pour deux raisons interdépendantes : d’une part, le travail qui crée une nouvelle valeur n’est pas le travail concret et qualitatif dépensé pour produire la marchandise x ou y, mais plutôt le travail abstrait, représenté quantitativement par l’argent qui exprime sa valeur d’échange. D’autre part, Marx souligne que si le travailleur n’était pas légalement libre de vendre sa force de travail, et donc pour un temps limité, il serait un esclave, ce qui rendrait impossible le phénomène spécifiquement capitaliste de la “valorisation de la valeur”, c’est-à-dire l’échange inégal entre le salaire et l’utilisation de la force de travail, qui est à la base de la production de la plus-value. Il s’agit là d’un point fondamental. En effet, la force de travail a une valeur qui s’exprime dans le salaire, c’est-à-dire dans la partie du capital investi que Marx appelle le capital variable. Dans le cas des esclaves humains et animaux, leur travail n’est pas séparable de leur existence corporelle, ni en principe ni en fait : l’animal, comme l’esclave, a une valeur mais cette valeur n’est pas celle de sa force de travail, elle n’est donc pas exprimable en tant que capital variable, puisqu’elle fait plutôt partie de l’investissement dans les moyens de production. C’est-à-dire qu’il s’agit entièrement de capital constant. L’animal, comme l’esclave, est réduit à une machine et son action n’est pas différente de celle du rouage, il n’ajoute pas de valeur d’échange, il transfère simplement sa valeur d’échange intrinsèque à la marchandise qui réapparaît ici sous forme de coût3. Nulle part il n’est possible de distinguer une valeur spécifique de la force de travail des esclaves ou des animaux, ni un rapport spécifique entre leur temps de travail et l’investissement en capital : le “maître” dépense pour leur achat et le maintien de leur existence comme il le ferait pour des machines, c’est-à-dire indépendamment du fait qu’ils travaillent ou non. Il est évidemment dans son intérêt qu’ils travaillent toujours mais, précisément, l’argent qu’il investit n’a pas de relation structurelle avec la fourniture de travail. Dans la relation salariale, en revanche, l’investissement en capital ne concerne pas la personne du travailleur, mais seulement la disponibilité de sa force de travail pendant le temps nécessaire à la production de biens. Et seulement pour cela. Car c’est là que se manifeste la dualité du travail et de la valeur.

Si la valeur et l’expropriation ont une signification spécifique dans le cas du salarié parce qu’elles concernent non pas le travail empirique et la marchandise particulière produite avec sa valeur d’usage spécifique, mais ce même travail et cette valeur en tant que parts aliquotes du travail social et de la valeur d’échange globale, il en va de même pour le profit, qui doit être distingué de la production de la plus-value. Dans le troisième livre du Capital, Marx clarifie cette différence, même si ce n’est que sous forme d’esquisse. L’esclavage humain et animal dans le capitalisme garantit en effet un profit même si ce travail ne produit pas de plus-value. Marx lui-même donne l’exemple limite des entreprises qui n’investissent que dans le capital constant, un exemple purement théorique : dans les entreprises fondées sur le travail des esclaves et des animaux, en effet, une composante, aussi minime soit-elle, du travail salarié, et donc de la plus-value, ne peut être éliminée. Le fait est que la plus-value produite et abandonnée comme profit par le capitaliste n’est pas celle produite par l’entreprise individuelle. Les différentes branches de l’industrie contribuent en fait, chacune d’une manière différente, à la masse totale de la plus-value et c’est celle-ci qui est ensuite répartie entre les différents capitaux sous forme de profit. Cela se fait par le biais du taux de profit (c’est-à-dire le rapport entre la plus-value et la somme du capital constant et variable) qui, bien que différent pour chaque industrie et chaque branche de production, prend une forme moyenne qui élimine les différences entre elles et garantit à chaque capitaliste un retour sur son investissement. Ces différences sont déterminées par la composition organique du capital, c’est-à-dire la part de l’investissement due au capital constant et celle due au capital variable. Ainsi, il existe des entreprises et des branches de production qui ajoutent une plus grande part à la masse générale de la plus-value, mais les capitaux investis dans les différents secteurs de l’économie se voient garantir un taux de profit moyen dont ils peuvent bénéficier indépendamment de la quantité de plus-value qu’ils ont été en mesure de produire. Les produits du travail d’esclaves sont donc en mesure de “capturer” une partie de la plus-value produite dans d’autres branches de l’industrie et de réaliser ainsi un profit (Nesbitt, 2022, p. 35).

Aigle utilisé pour éloigner les oiseaux des avions, aéroport international de Vancouver

 Le fétiche de l’animal-marchandise

Dans le cas des animaux - et des esclaves humains - le processus d’assujettissement ne se réalise donc pas par le travail mais est déjà donné au départ. Et il ne se réalise pas par l’échange inégal entre force de travail et salaire, mais par la violence directe, ce que Marx appelle la domination, la violence directe et brutale. C’est par cette même violence que l’animal est réduit à une marchandise, en l’occurrence non pas comme moyen de production mais comme résultat du processus de production : l’animal-marchandise.

Le capitalisme a donc conduit à la marchandisation du corps des animaux et à leur exploitation à des fins économiques à un niveau quantitativement sans précédent. Mais même dans ce cas, à l’utilisation millénaire des animaux comme objets de consommation et comme marchandises, le capitalisme ajoute une particularité, on pourrait dire un saut qualitatif dans l’exploitation animale, et la théorie de Marx apparaît à nouveau centrale pour comprendre cette dynamique. Le capital désigne la richesse utilisée pour produire des biens et des services, tandis que les marchandises sont des biens ou des services produits pour être vendus sur le marché. Marx souligne que dans le capitalisme, le capital et les marchandises sont étroitement liés et influencent mutuellement la production et l’échange, que le mouvement général de l’économie n’est pas déterminé par la production de marchandises pour satisfaire les besoins (marchandise-argent-marchandise), mais que les besoins eux-mêmes deviennent une fonction de la croissance du capital (marchandise-argent) : c’est-à-dire que la recherche du profit entraîne la production de marchandises, qui à son tour génère davantage de capital grâce à leur vente sur le marché. Le cycle constant de la production et de l’échange incite sans cesse les capitalistes à accumuler plus de capital et à produire plus de marchandises, ce qui conduit à l’expansion du marché et à la croissance économique. Cela signifie que même la marchandisation des animaux n’est pas une conséquence de la satisfaction des besoins humains, mais un effet de l’accumulation et de l’expansion du capital : en d’autres termes, la croissance de l’exploitation des corps animaux est parallèle à la croissance du mouvement d’auto-valorisation du capital en tant que relation sociale impersonnelle, objective, mécanique et déshumanisante.

En effet, Marx note que les marchandises ne sont pas simplement des biens physiques, mais qu’elles incarnent également des relations sociales et des dynamiques de pouvoir, puisque les travailleurs et les capitalistes interagissent dans la production et l’échange de marchandises. Ainsi, les marchandises reflètent la lutte des classes sous-jacente à la société capitaliste. Sous cette lutte se cache certainement aussi la relation anthropocentrique et spéciste qui empêche de reconnaître l’injustice de l’exploitation animale. Mais ce même rapport, qui au cours des millénaires a été justifié par les idéologies religieuses et spiritualistes les plus diverses, apparaît ici dépouillé de toute motivation qui ne soit pas réductible aux pures lois de l’économie considérées comme “naturelles” et inviolables. Marx appelle “fétichisme de la marchandise” cette inversion des rapports par laquelle le mouvement des marchandises dissimule les rapports sociaux.


Sue Coe, Les animaux sont les 99% dont vous vous épargnez la vue. Extrait du livre Cruel, OR Books, 2012

La marchandisation des corps animaux, par laquelle le fétichisme de la marchandise envahit notre représentation des êtres vivants non humains et normalise la violence à leur égard, passe indubitablement par une occultation minutieuse et systématique de la violence elle-même, ce que Carol Adams appelle “le référent absent” (Adams 2010). Par exemple, dans l’industrie de la mode, les médias promeuvent souvent l’utilisation de peaux et de fourrures animales dans les vêtements et les accessoires : ceux-ci finissent par s’incarner dans la vie quotidienne et perpétuent ainsi l’idée que les animaux sont de simples objets à utiliser pour le plaisir et la vanité de l’humain. Dans l’industrie alimentaire, les publicités encouragent la consommation de viande, de produits laitiers et d’autres produits d’origine animale, en dissimulant l’horreur de l’élevage industriel par diverses stratégies, renforçant ainsi l’idée que les corps des animaux sont simplement des porteurs “naturels” (parfois même “heureux”) de nutriments à consommer pour la subsistance et le plaisir du palais. Les médias présentent souvent les animaux comme des objets de divertissement, par exemple dans le cadre de la promotion des cirques, des zoos, des productions cinématographiques etc. ; des activités qui impliquent diverses formes de maltraitance, les animaux étant arrachés à leur habitat et contraints de se produire pour le seul divertissement humain, souvent dans des conditions de vie exiguës qui ne répondent pas à leurs besoins biologiques et sociaux. Il convient toutefois de souligner que l’activisme en faveur des droits des animaux a de plus en plus contraint l’industrie culturelle à prendre en compte les besoins éthologiques et relationnels des animaux non humains, bien que de manière encore insatisfaisante et contradictoire, allant même jusqu’à produire des spectacles ou des films qui rejettent le principe de l’exploitation animale, voire qui le critiquent ouvertement.

Cependant, dans aucune sphère économique, l’exploitation animale n’atteint des niveaux de cruauté comparables à ceux de l’industrie alimentaire. Dans les industries de la viande, des produits laitiers etc., les animaux non humains sont élevés et utilisés pour leur corps selon des pratiques brutales et dépersonnalisées. L’élevage industriel, qui confine un grand nombre d’animaux dans des conditions de vie inimaginables, s’est généralisé dans l’industrie afin de maximiser la production et de minimiser les coûts. L’industrie de la viande contribue également à la dégradation de l’environnement par l’émission de gaz à effet de serre et d’autres polluants provenant de l’agriculture animale, la déforestation pour créer plus de terres pour le pâturage et la production d’aliments, et l’utilisation massive d’antibiotiques et d’autres produits chimiques (Boggs 2011 ; Foster - Burkett 2016). Une fois encore, la valeur marchande des produits animaux est déterminée par la loi de la reproduction du capital, plutôt que par le bien-être des animaux eux-mêmes. Leur réduction à des masses anonymes, la négation de leurs besoins fondamentaux non seulement physiques mais aussi psychologiques et relationnels, est directement proportionnelle à l’accumulation du capital que cette réduction à une matière première sans conscience rend possible. Le marché des produits animaux, tels que la viande, les produits laitiers et le cuir, a ainsi poussé l’élevage, la culture et la mise à mort de milliards d’animaux pour l’alimentation au-delà de ce que l’humanité a été capable d’accomplir à l’égard des êtres vivants non humains pendant des millénaires. Ce n’est pas un hasard si l’industrie de la viande, du poisson et de leurs dérivés joue un rôle important dans le capitalisme en tant qu’acteur du marché alimentaire mondial. Le marché de la production, de la distribution et de la vente de produits alimentaires d’origine animale ou dérivée est dominé par quelques grandes entreprises multinationales4. Ces entreprises privilégient l’efficacité et le profit, au détriment non seulement du bien-être des animaux et de la durabilité environnementale, mais aussi des droits des travailleurs, conditionnant ainsi les choix politiques de pays entiers.


 
Contre la bêtise du capital

La crise environnementale et les développements technologiques induits par le capitalisme ouvrent de nouveaux scénarios tant pour la lutte environnementale que pour la libération animale, car la rationalité du système apparaît de plus en plus contradictoire et absurde, tendant de plus en plus vers une autodestruction stupide et bestiale. La consommation moyenne de viande dans le monde a quintuplé depuis les années 1960 et devrait continuer à augmenter 5. Or, selon des estimations prudentes, l’élevage est responsable de 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre et contribue à un certain nombre d’autres effets néfastes sur le climat, la santé des écosystèmes et leurs habitants humains et non humains, tels que la déforestation massive, la création de zones mortes dans les océans, l’augmentation de la résistance aux antibiotiques chez l’homme et la propagation de pandémies zoonotiques 6 . Certaines des solutions possibles au problème, issues du développement scientifique et technologique capitaliste, telles que la viande cultivée, se heurtent aux intérêts particuliers et nationaux des éleveurs traditionnels, organisés en associations commerciales qui font pression sur les décideurs politiques.7 Sous couvert de “libre concurrence”, le vrai visage du capital est la centralisation progressive des moyens, des ressources et des investissements et un protectionnisme économique pour protéger les intérêts de la classe dominante, qui castre les forces nées de sa propre domination. Contre cette bêtise retentissante du capital, ce n’est pas un hasard si les développements récents dans les domaines de la philosophie antispéciste, des droits des animaux et de la libération animale s’éloignent progressivement de la matrice libérale (Singer 2015, Regan 2004, Francione 2000, Garner 2005) et qu’une convergence avec le socialisme se dessine dans l’activisme (Sanbomatsu 2011, Rude 2013, Bündnis Marxismus und Tierbefreiung 2018, Maurizi 2021).

D’une part, le socialisme et la libération animale restent deux idéologies politiques distinctes qui ont eu, à de rares exceptions près, peu de moments de convergence au cours du siècle dernier. Au contraire, les tendances industrialistes et développementalistes de la Troisième Internationale et du stalinisme impliquaient un rejet a priori de la prise en compte des besoins des animaux non-humains (Benton 1993 ; Best 2014).

D’autre part, le socialisme, en tant que système politique et économique visant à créer une société plus juste et plus équitable en répartissant les richesses et les ressources de manière plus égale parmi la population, grâce à la propriété collective des moyens de production et de distribution et à un rôle accru de l’État dans la régulation et la direction de l’économie, apparaît de plus en plus comme un outil indispensable à la réalisation des conditions nécessaires, mais non suffisantes, pour la libération des animaux. Cette convergence semble se réaliser à partir de deux côtés opposés.

De nombreux socialistes commencent à considérer l’exploitation animale comme une forme d’oppression étroitement liée à d’autres formes d’oppression, telles que l’exploitation de classe, l’oppression sexuelle et le racisme. Ils affirment donc que pour créer une société plus juste, il est nécessaire de s’attaquer non seulement aux inégalités économiques, mais aussi aux autres formes d’oppression, y compris l’exploitation des animaux. L’idée d’une société “juste” ne peut être réalisée que si toutes les formes traditionnelles de discrimination, que le capitalisme n’a pas effacées mais seulement utilisées à ses propres fins, sont surmontées. 

 Sue Coe, Des enfants aveugles sentent un éléphant. Huile sur toile, 2008

De même, de nombreux défenseurs des droits des animaux se rendent compte que l’exploitation des animaux est le résultat d’un système capitaliste et que la lutte contre ce système ne peut, comme cela a été le cas jusqu’à présent, passer par la simple conviction “morale” des individus en tant que consommateurs, mais doit aborder la question centrale des rapports de production, de la manière dont la société organise et distribue non seulement ses richesses, mais aussi sa relation avec la nature et, par conséquent, sa représentation du monde non-humain. De plus en plus de défenseurs des droits des animaux soutiennent qu’un système socialiste, axé sur la propriété et le contrôle collectifs, serait mieux à même de traiter l’exploitation des animaux et de leur assurer une plus grande protection, que l’idée d’“égalité” entre humains et non-humains ne pourra jamais être établie si une société humaine égalitaire et solidaire n’est pas d’abord mise en place. Comme dans le cas de la viande cultivée, le capital peut certes nous vendre la corde avec laquelle nous le pendons, mais il ne fera pas tout le travail à notre place. Aucune solution interne à la logique de privatisation des moyens de production et de distribution ne pourra arrêter, à elle seule, l’exploitation et la marchandisation du vivant. Le risque, en effet, est que les coûts de sa mise en œuvre soient facturés aux classes et groupes dominés ; que la tendance à l’autovalorisation du capital, qui implique sa croissance cancéreuse au détriment de la nature entière, neutralise ses effets positifs ; et, enfin, que l’exclusion de la majorité de la sphère de production reproduise des besoins faux et induits, et que les éternelles subalternités et les ordres sociaux hiérarchiques et autoritaires ne soient en aucun cas compatibles avec un quelconque projet de libération.

Mais il est probable que ce sont les socialistes qui devront prendre l’initiative et, même dans l’autonomie de leurs luttes, offrir la vision sociale et politique capable de faire une place à la libération animale. En effet, la vision matérialiste qui sous-tend le marxisme semble impliquer une récupération de l’animalité humaine, un dépassement définitif de l’anthropocentrisme et du spiritualisme traditionnels (Engels 1962), à travers la récupération d’un naturalisme intégral qui replace l’être humain sur un plan d’immanence et d’égalité avec le reste du vivant. Pour cela, il faudrait retrouver une autre dialectique de la nature, une nouvelle conception qui voit dans la raison humaine une force naturelle capable de se rapporter au reste de la nature non pas sous la forme d’une domination aveugle, mais sous celle d’une solidarité au-delà de l’appartenance à l’espèce. Un matérialisme solidaire (Maurizi 2021) qui, selon les mots d’Adorno et de Marcuse, renverse paradoxalement le préjugé anthropocentrique qui est au cœur de la tradition spiritualiste : ce n’est pas en fuyant la nature à la poursuite de rêves de vérité transcendante que l’être humain célèbre sa propre diversité et se sublime en un être supérieur ; c’est au contraire lorsque la raison se reconnaît traversée par l’altérité animale et se réalise comme une forme de vie partagée que l’universel cesse d’être la marque de la domination et de l’horreur et se traduit pour la première fois dans l’histoire naturelle par une loi qui garantit une véritable justice, le libre développement de tous et de chacun. Au-delà de l’appartenance à une espèce, à la fin de toute domination de classe.

Rusty, le premier chat détecteur, aéroport international d'Ottawa

 Notes

1 Pour une discussion critique de cette comparaison et, en général, pour une analyse des différentes positions de “gauche” sur l’exploitation animale, voir Stache 2019.

2 C’est pourquoi, lorsqu’on tente de traduire le concept d’exploitation en utilisant d’autres paramètres, comme le temps (Wadiwel, D. J. 2020), pour forcer une comparaison entre le travail humain et le travail animal, l’analyse économique devient générique et abstraite.

3 D’où la tentative importante de réduire les coûts d’entretien et d’intensifier le travail jusqu’à l’épuisement et le remplacement rapide de l’individu par le maître-capitaliste. Marx souligne l’absence totale de scrupules du capitalisme esclavagiste et cela ne peut qu’être considéré comme un trait typique de l’industrie animale également (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010).

4 Mighty Giants: Leaders of the Global Meat Complex | IATP

5 Consommation mondiale de viande, monde, 1961 à 2050 (ourworldindata.org) ; 76% de viande consommée en plus dans le monde d'ici 2050, une menace pour l'environnement

6 Livestock’s long shadow : environmental issues and options (fao.org) ; TacklingClimateChangethroughLivestock (fao.org) ; L’élevage intensif est un désastre pour l’environnement et la santé - L’Espresso (repubblica.it)

7 Coldiretti se réjouit de l’arrêt des aliments synthétiques : "Le Made in Italy est protégé" - LaPresse


 Bibliographie

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Diego Sarti, “Affinis gorilla homini? [Le gorille est-il apparenté à l’humain?] Nègre assailli par un gorille”. Turin, 1884