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18/02/2024

ABRAHAM LÉON
Conception matérialiste de la question juive

 « Le sionisme est un mouvement très jeune ; c'est le plus jeune des mouvements nationaux européens. Cela ne l'empêche pas de prétendre, bien plus que tous les autres nationalismes, qu'il tire sa substance d'un passé extrêmement lointain. Tandis que le sionisme est en fait le produit de la dernière phase du capitalisme, du capitalisme commençant à pourrir, il prétend tirer son origine d'un passé plus que bimillénaire. Alors que le sionisme est essentiellement une réaction contre la situation créée au judaïsme par la combinaison de la destruction du féodalisme et de la décadence du capitalisme, il affirme qu'il constitue une réaction contre l'état de choses existant depuis la chute de Jérusalem en l'an 70 de l'ère chrétienne. Sa naissance récente est naturellement la meilleure réplique à ces prétentions. En effet, comment croire que le remède, à un mal existant depuis deux mille ans, ait seulement pu être trouvé à la fin du XIXe siècle ? Mais comme tous les nationalismes, et bien plus intensément encore, le sionisme considère le passé historique à la lumière du présent. C'est ainsi d'ailleurs qu'il déforme l'image du présent. Tout comme on présente aux enfants français la France comme existant depuis la Gaule de Vercingétorix ; tout comme on présente aux enfants de Provence les victoires que les rois de l'Ile-de-France ont remportées contre leurs ancêtres, comme leurs propres succès, ainsi le sionisme essaie de créer le mythe d'un judaïsme éternel, éternellement en butte aux mêmes persécutions. »
Abraham Léon, l’auteur de ces lignes, a disparu à Auschwitz en 1944, à 26 ans. Juif né à Varsovie, résistant à l’occupation nazie de la Belgique, il rédige entre 1940 et 1942 Conception matérialiste de la question juive, qui ne pourra être édité qu’en 1946. Un texte à (re)découvrir de toute urgence.

 https://glocalworkshop.com/fr/produit/conception-materialiste-de-la-question-juive-abraham-leon/

22/11/2023

Enzo Traverso : la guerre à Gaza « brouille la mémoire de l’Holocauste »

 

L’historien italien s’inquiète des effets dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza. Ce dévoiement pourrait causer une « remontée spectaculaire » de l’antisémitisme, alerte-t-il. 

Joseph Confavreux et Mathieu Dejean

5 novembre 2023 à 11h45 


L’historien italien Enzo Traverso, spécialiste du totalitarisme et des politiques de la mémoire, enseigne l’histoire intellectuelle à l’université Cornell aux États-Unis. De passage à Paris, l’auteur de La Violence nazie (La Fabrique, 2002), La fin de la modernité juive (La Découverte, 2013), Mélancolie de gauche (La Découverte, 2016) ou encore Révolution - Une histoire culturelle (La Découverte, 2022), analyse dans cet entretien les effets potentiellement dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza. 

Tout en dénonçant la terreur du 7 octobre, il appelle à ne pas tomber dans le piège tendu par le Hamas et par l’extrême droite israélienne, qui conduirait à la destruction de Gaza et à une nouvelle Nakba. « On peut manifester pour la Palestine sans déployer le drapeau du Hamas ; on peut dénoncer la terreur du 7 octobre sans cautionner une guerre génocidaire menée sous prétexte du “droit légitime d’Israël de se défendre” », défend-il.

Mediapart : Dans « La fin de la modernité juive » (La Découverte, 2013), vous défendiez l’idée qu’après avoir été un foyer de la pensée critique du monde occidental, les juifs se sont retrouvés, par une sorte de renversement paradoxal, du côté de la domination. Ce qui se passe aujourd’hui confirme-t-il ce que vous écriviez ?

Enzo Traverso : Hélas, ce qui est train de se passer aujourd’hui me semble confirmer les tendances de fond que j’avais analysées, et cette confirmation n’est pas du tout réjouissante. Dans ce livre, je montrais que l’entrée des juifs dans la modernité eut lieu, vers la fin du XVIIIsiècle, sur la base d’une anthropologie politique particulière. Cette minorité diasporique se heurtait à une modernité politique façonnée par le nationalisme, qui voyait en eux un corps étranger, irréductible à des nations conçues comme des communautés ethniques et territoriales.

Engagés, après l’émancipation, dans la sécularisation du monde moderne, les juifs se sont retrouvés, au tournant du XXsiècle, dans une situation paradoxale : d’une part, ils s’éloignaient progressivement de la religion, en épousant avec enthousiasme les idées héritées des Lumières ; de l’autre, ils étaient confrontés à l’hostilité d’un environnement antisémite. C’est ainsi qu’ils sont devenus un foyer de cosmopolitisme, d’universalisme et d’internationalisme. Ils adhéraient à tous les courants d’avant-garde et incarnaient la pensée critique. Dans mon livre, je fais de Trotski, révolutionnaire russe qui vécut la plupart de sa vie en exil, la figure emblématique de cette judéité diasporique, anticonformiste et opposée au pouvoir.

La guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.

Le paysage change après la Seconde Guerre mondiale, après l’Holocauste et la naissance d’Israël. Certes, le cosmopolitisme et la pensée critique ne disparaissent pas, ils demeurent des traits de la judéité. Pendant la deuxième moitié du XXsiècle, cependant, un autre paradigme juif s’impose, dont la figure emblématique est celle de Henry Kissinger : un juif allemand exilé aux États-Unis qui devient le principal stratège de l’impérialisme américain.

Avec Israël, le peuple qui était par définition cosmopolite, diasporique et universaliste est devenu la source de l’État le plus ethnocentrique et territorial que l’on puisse imaginer. Un État qui s’est bâti au fil des guerres contre ses voisins, en se concevant comme un État juif exclusif – c’est inscrit depuis 2018 dans sa Loi fondamentale – et qui planifie l’élargissement de son territoire aux dépens des Palestiniens. Je vois là une mutation historique majeure, qui indique deux pôles antinomiques de la judéité moderne. La guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.

D’un autre côté, l’offensive du Hamas le 7 octobre a agi comme une réactivation mémorielle très forte en Israël, à tel point qu’aujourd’hui la mémoire de l’Holocauste est utilisée pour justifier les massacres à Gaza. Comment maintenir une mémoire juive qui ne soit pas instrumentalisée ainsi ? Peut-on réactiver la première judéité dont vous parliez ?

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09/05/2021

La rafle : histoire, mémoire, politique et justice
Entretien avec Enzo Traverso sur l’Opération « Ombres rouges »

Par Andrea Brazzoduro, Zapruder, 7/5/2021

Traduit par Fausto Giudice

Vu le caractère obscène des réactions qui ont accompagné l'indigne rafle de réfugiés italiens à Paris, le 28 avril 2021, nous avons demandé à Enzo Traverso – l'un des principaux historiens du monde contemporain -de raisonner ensemble sur la « saison conflictuelle » entre histoire, mémoire, politique et justice. Parmi ces termes, la statue du commandeur est en fait l'histoire, c'est-à-dire le travail de compréhension des événements du passé. Comment l'arrestation d'une poignée d'hommes et de femmes aux cheveux blancs devrait-elle permettre à l'Italie de « faire les comptes avec l'Histoire » – quand ce n’est pas carrément avec le XXème siècle – comme ils l'ont écrit certains ? D'une part, ces ex-militants politiques sont traités comme des criminels de droit commun, selon les diktats d'une idéologie présentiste des plus frustes et incultes. D’autre part on convoque (abusivement) toute la panoplie des memory studies pour imposer un récit du traumatisme, fondé sur le paradigme victimaire. Sur quoi se base l’affirmation que, dans la société italienne, il y aurait une plaie ouverte à l'égard des années 70 ? Comme en France pour l'occupation de l'Algérie, il semble plutôt que l’on ait à faire à une utilisation politique explicite de l'histoire, qui n'a rien à voir avec les processus sociaux réels d’élaboration mémorielle.

Autour de ces thèmes,  à  partir de la « rafle parisienne », nous avons interviewé Enzo Traverso pour essayer d'aller au-delà du monologue collectif qui fait rage dans le débat public.


 
Des femmes et des hommes aux cheveux gris, entre 60 et 78 ans, transférés en menottes, à l'aube, dans les chambres de sécurité de l'anti-terrorisme. « Ombres rouges » est le nom choisi pour la rafle où, le 28 avril, 2021, ont été arrêtés 7 anciens militants de la gauche révolutionnaire réfugiés en France depuis des années, et accusés par la justice italienne d'une série de crimes qui vont de l'association subversive au meurtre commis, selon l’accusation, entre 1972 et 1982. S’agit-il d’« en finir avec la XXème Siècle », comme l’écrit le quotidien Repubblica ?

Le XXème Siècle a fini dans le lointain 1989, lorsque le mur de Berlin est tombé et que la Guerre froide s'est achevée. Depuis, le monde a changé, et avec lui de l'Italie, qui n'est pas plus celle d’il y a 32 ans. À bien des égards, c'est encore pire : ce que les médias définissent généralement comme la “deuxième” et la “troisième” république nous fait regretter la première, créée par des hommes et des femmes qui ont combattu le fascisme et ont créé un nouveau pays. L'héritage du XXème siècle, toutefois, reste écrasant, et beaucoup de maux structurels continuent de peser sur notre pays. Il suffit de penser de la mafia, à la question du Midi, au racisme, et à la corruption. Certains se sont aggravés, comme le chômage des jeunes et le racisme post-colonial, beaucoup plus fort depuis que le pays est devenu une terre d'immigration. Au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, l'Italie est entrée dans la part la plus riche du monde occidental; depuis une trentaine d’années trente ans, elle s’en éloigne : elle connaît un constant déclin démographique, mais ne veut pas intégrer les immigrés, en leur refusant la citoyenneté, même à ceux de la deuxième génération; son élite vieillit, mais les jeunes restent exclus, et la péninsule connaît une diaspora intellectuelle impressionnante, similaire à celle des pays du Sud; les élites économiques se sont considérablement enrichies, sans produire de développement. Repubblica est l'un des miroirs les plus fidèles, car c’est désormais le PDG de Fiat qui annonce publiquement la nomination des directeurs de ce quotidien. « En finir avec le XXème Siècle », ce serait affronter ce nœud de problèmes. Pour Repubblica, il semble plutôt que ce soit le sens de l'extradition de Marina Petrella, Giorgio Pietrostefani et quelques autres réfugiés.