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15/02/2024

Lettre de Leo Varadkar et Pedro Sánchez à Ursula von der Leyen sur la situation à Gaza

 

 

S. E. Ursula von der Leyen

Présidente de la Commission

européenne

14 février 2024

Madame la Présidente,

Nous sommes profondément préoccupés par la détérioration de la situation en Israël et à Gaza, en particulier par l'impact du conflit actuel sur les Palestiniens innocents, notamment les enfants et les femmes. L'extension de l'opération militaire israélienne dans la zone de Rafah constitue une menace grave et imminente à laquelle la communauté internationale doit répondre de toute urgence.

Près de 28 000 Palestiniens ont été tués et plus de 67 000 blessés, et nous avons assisté au déplacement de 1,9 million de personnes (85 % de la population) à l'intérieur de Gaza, à la destruction massive d'habitations et à des dégâts considérables aux infrastructures civiles vitales, y compris les hôpitaux.

Nous avons exprimé à plusieurs reprises notre condamnation totale des attaques terroristes aveugles du Hamas du 7 octobre et exigeons la libération immédiate et inconditionnelle des otages encore détenus.

Nous avons affirmé tout aussi clairement qu'Israël a le droit de se défendre contre de telles attaques, mais que cela ne peut se faire que dans le respect du droit international, y compris le droit international humanitaire (DIH) et le droit international des droits de l'homme. La réponse doit être conforme aux principes de distinction, de proportionnalité et de précaution.

Il est important de noter que le droit international humanitaire impose clairement à toutes les parties à un conflit l'obligation d'assurer la protection des civils. Les attaques terroristes odieuses commises par le Hamas et d'autres groupes armés ne justifient pas et ne peuvent pas justifier une quelconque violation du droit international humanitaire dans la réponse militaire, avec les conséquences qui en découlent pour la population civile de Gaza.

 

Nous partageons la préoccupation du Secrétaire général des Nations unies, exprimée dans sa lettre au Conseil de sécurité du 7 décembre, concernant les souffrances humaines effroyables, la destruction physique et le traumatisme collectif des civils, ainsi que les risques auxquels ils sont confrontés, étant donné que, selon lui, aucun endroit n'est sûr à Gaza. Depuis lors, la situation n'a fait que se détériorer.

En raison d'un accès humanitaire nettement insuffisant pour répondre aux besoins essentiels de la population, les Nations unies estiment que 90 % des habitants de Gaza sont confrontés à une insécurité alimentaire aiguë et à un risque sérieux de famine.

Nous prenons également note des mesures provisoires contraignantes imposées par la Cour internationale de Justice le 26 janvier dans la requête de l'Afrique du Sud contre Israël, et de sa conclusion qu'au moins certains des actes ou omissions que l'Afrique du Sud allègue qu'Israël a commis à Gaza peuvent entrer dans le champ d'application des dispositions de la Convention sur le génocide, et qu'il existe un risque de préjudice irréparable pour les droits en question dans l'affaire.

Nous avons clairement exprimé notre point de vue selon lequel un cessez-le-feu humanitaire immédiat est requis de toute urgence pour éviter de nouveaux dommages irréversibles à la population de Gaza. Cette position a été soutenue par une très large majorité à l'Assemblée générale des Nations unies en décembre, dont 17 États membres de l'UE.

Nous sommes profondément préoccupés par les allégations selon lesquelles du personnel de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) pourrait avoir été impliqué dans les attentats du 7 octobre contre Israël.

Nous soutenons pleinement la décision du commissaire général de l'UNRWA, M. Lazzarini, de mettre immédiatement fin aux contrats des personnes impliquées, ainsi que le lancement d'une enquête indépendante approfondie par les Nations unies.

Dans le même temps, nous avons clairement indiqué que l'UNRWA doit être autorisé à fonctionner pour poursuivre son travail essentiel, qui consiste à sauver des vies et à remédier à la situation humanitaire catastrophique à Gaza, et que le soutien de l'UE à l'UNRWA doit être maintenu. Il n'y a aucune chance de parvenir à l'augmentation massive et durable de l'aide humanitaire qui est nécessaire de toute urgence, grâce à un accès humanitaire complet, sûr et sans entrave, sans que l'UNRWA ne joue un rôle central.

Nous rappelons que la CIJ a ordonné à Israël de prendre des mesures immédiates et efficaces pour garantir la fourniture des services de base et de l'aide humanitaire dont la population de Gaza a un besoin urgent. Ces ordonnances sont contraignantes.

 

Dans le contexte du risque d'une catastrophe humanitaire encore plus grande posé par la menace imminente d'opérations militaires israéliennes à Rafah, et compte tenu de ce qui s'est produit et continue de se produire à Gaza depuis octobre 2023, y compris l'inquiétude généralisée concernant d'éventuelles violations du DIH et du DIDH par Israël, nous demandons que la Commission entreprenne un examen urgent pour déterminer si Israël respecte ses obligations, y compris dans le cadre de l'accord d'association UE/Israël, qui fait du respect des droits de l'homme et des principes démocratiques un élément essentiel de la relation ; et si elle considère qu'il est en infraction, qu'elle propose des mesures appropriées au Conseil.

Enfin, nous ne devons pas perdre de vue l'impératif d'adopter une perspective politique pour mettre fin au conflit. La mise en œuvre de la solution des deux États est le seul moyen de s'assurer que ce cycle de violence ne se répète pas. L'UE a la responsabilité d'agir pour que cela devienne une réalité, en coordination avec les parties et la communauté internationale, y compris en organisant une conférence de paix internationale, comme convenu par le Conseil européen le 26 octobre.

Compte tenu de son rôle dans cette affaire, nous adressons également une copie de cette lettre au vice-président Borrell. Nous vous prions d'agréer, Madame la Présidente, l'expression de nos salutations distinguées.

  Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


 

28/06/2023

JOAQUIN URIAS
Sans nibards, il n'y a pas de démocratie
Cachez ce sein que je ne saurais voir

Joaquín Urías, Publico, 27/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Joaquín Urías (Séville, 1968) est professeur de droit constitutionnel, ancien avocat auprès de la Cour constitutionnelle et militant espagnol des droits de l'homme.

NdT : un policier est intervenu lors d’un concert à Murcia pour obliger la chanteuse Rocio Saiz à couvrir ses seins avec un drapeau LGBTQI+. Cet incident a apporté un peu de sel dans la campagne insipide pour les élections générales du 23 juillet 2023. Ci-dessous le point de vue d’un juriste.

Depuis dix ans, chaque fois que la chanteuse Rocío Saiz chante “como yo te amo” lors d'un concert, elle le fait en montrant ses seins. Elle le fait, entre autres, comme un acte militant, pour rendre visible le corps féminin.


Dans la société dans laquelle nous vivons, le fait pour une femme de montrer ses seins est encore une provocation. Montrer ses tétons en public a toujours été un privilège masculin. Sur la plage, à un concert ou dans une fête, il est courant que les hommes se mettent torse nu sans que cela ne soit considéré comme indécent ou ne suscite de rejet. Les femmes, en revanche, ont toujours été confrontées à un interdit moral sévère selon lequel leurs seins, et en particulier leurs tétons, ne peuvent être exposés à la vue de tous. La sexualisation des seins en a fait non seulement quelque chose d'intime, l'objet d'un désir masculin omniprésent, mais aussi quelque chose de moralement interdit.

Dans les systèmes autoritaires, toujours masculins et patriarcaux, cette morale devient un droit. Dans toute dictature qui se respecte (même dans les dictatures communistes qui prétendaient transformer le monde à l’enseigne de l'égalité), les valeurs traditionnelles en matière de sexualité font loi. Les juges, la police et tout le système répressif sont utilisés pour punir toute personne dont le comportement ou les idées remettent en cause la morale traditionnelle. Le franquisme et le régime islamique des ayatollahs, les idées de Trump et celles de Poutine ne sont pas différentes. Ils punissent tous ceux qui baisent la mauvaise personne et ceux qui montrent leurs seins.

Face à cela, les sociétés démocratiques reposent sur un idéal de liberté qui exige l'espace le plus large possible pour exprimer toute dissidence sans être maltraité pour ça. La démocratie repose sur deux valeurs qui n'en sont pas moins séduisantes et utopiques pour autant : l'égalité et la liberté. La première est une condition nécessaire, la seconde un but et une méthode. L'essence de la liberté démocratique réside dans la possibilité de remettre en cause le pouvoir pour être soi-même comme on le souhaite. Tant le pouvoir politique et économique que le pouvoir majoritaire qui impose des valeurs et des jugements moraux.

C'est pourquoi le combat féministe est essentiellement démocratique. Il s'agit d'atteindre l'égalité entre les hommes et les femmes, mais aussi de reconquérir des espaces de liberté que les femmes ont perdus pendant des siècles. Il en va de même, par exemple, de la lutte pour les droits des LGTBI, à la recherche de l'égalité comme cadre permettant d'exercer librement le droit de chaque personne à être comme elle le souhaite, au-delà des limites étroites de ce que la religion et la morale conservatrice considèrent comme bien ou mal. La seule limite étant le respect de la liberté et de la personne d'autrui.

Et c'est pourquoi les libéraux espagnols autoproclamés sont souvent (et paradoxalement) des liberticides idéologiquement plus proches de l'autoritarisme que de la véritable démocratie. Ils disent défendre le libre licenciement ou la liberté des prix des loyers parce qu'ils recourent au jeu dialectique qui consiste à appeler liberté ce qui est dictature : que les puissants ou les plus riches puissent impunément imposer leur volonté aux moins favorisés en les empêchant d'avoir des conditions d'emploi ou d'accès à un logement décent. Le test décisif de ces soi-disant libéraux, c'est lorsqu'ils sont confrontés à des valeurs morales. Vous n'entendrez jamais Isabel Díaz Ayuso [présidente de la Communauté de Madrid, Parti Populaire] ou ses acolytes de VOX défendre le droit de montrer ses seins, l'éducation sexuelle, le droit de toujours parler sa propre langue ou tant d'autres droits. Ils caricaturent le féminisme ou le mouvement LGTBI parce qu'ils craignent que la lutte pour l'égalité ne conduise à une société sans privilèges. Démocratique.

C'est pourquoi, pendant la dictature franquiste, la morale chrétienne a imprégné une grande partie de notre système juridique. Il en reste des vestiges évidents, comme le délit de blasphème. D'autres, comme l'adultère ou le scandale public, ont heureusement été supprimés de notre code pénal, bien que ce dernier ait dû attendre 1988. Cependant, il semble que les politiciens, juges et policiers conservateurs se languissent de ce droit de la morale chrétienne et qu'à la moindre occasion, ils en profitent pour le récupérer (en détournant les règles existantes). Les exemples prolifèrent en ces temps d'involution démocratique.

Dans une démocratie, ce n’est pas un crime de se promener nu·e dans la rue. Ça ne peut pas l’être. Récemment, la Cour d’appel de Valence a été confrontée au cas d’Alejandro, un militant nudiste qui, confronté à des sanctions policières successives pour obscénité, a tenté d’entrer nu dans la salle d’audience où son appel était entendu. Il a obtenu gain de cause, mais a dû subir l’humiliation démocratique des juges qui ont déclaré que son comportement tombait dans un “vide juridique”. Ce que les juges appellent un vide juridique, d’autres l’appellent démocratie.

Le fait est que ce n’est pas un délit, ni punissable, mais notre police, si peu formée à la protection des droits et si diligente à la protection de la morale, n’est pas toujours d’accord. Les femmes souffrent particulièrement de ce harcèlement policier, car elles sont soumises à un concept de nudité plus large que celui des hommes, qui, dans leur cas, inclut les seins.

Alors que Rocío Saiz chantait l’amour avec enthousiasme, les seins à l’ air, à Murcia, un policier local lui a ordonné de s’ arrêter et a ensuite tenté de la sanctionner. Après le scandale, les autorités ultraconservatrices de cette communauté autonome ont tenté de faire profil bas et même le ministère public a demandé une enquête sur le policier. Mais ce n’est pas le seul cas, et il n’y a pas non plus le même rejet social lorsque la police inflige injustement une amende à une femme pour avoir montré ses seins.

La tendance à l’autoritarisme s’ insinue dans notre société par des failles bien connues. L’une des pires est la loi dite bâillon, conçue par le gouvernement conservateur et maintenue par la volonté explicite du parti socialiste. Cette loi permet à la police de punir n’importe quel citoyen pour tout ce qui lui semble irrespectueux, et c’ est l’ une des façons dont la morale est récemment devenue une loi. Parmi les très nombreuses conduites punissables incluses dans cette loi figure la commission d’actes obscènes”. Le caractère obscène ou non de l’acte est laissé à l’appréciation de l’ agent qui agit. Si l’agent en question estime que la poitrine d’une femme est obscène, il inflige une amende à la femme qui l’ exhibe, tout comme il peut infliger une amende à une personne qui se promène nue sur la plage ou à des personnes qui ont des relations sexuelles dans un parc public. On parle peu de cette tâche de nos forces de sécurité transformées en justiciers moraux à l’iranienne. Bien sûr, tout cela est très antidémocratique.

Face à la tentative de réduire nos droits, des gestes comme celui de Rocío Saiz sont admirables. La régression démocratique que nous vivons et qui se manifeste par le succès électoral d’options, comme VOX, qui nient les droits humains nécessite des actes individuels courageux qui ne semblent pas venir de nos hommes politiques. Espérons qu’un jour les candidats socialistes qui défendent encore la loi bâillon se décideront à l’abroger et que les candidat·es de Sumar qui jouent des coudes pour s’ inscrire sur les listes comprendront que c’ est la démocratie qui est en jeu. En attendant, il s’avère que les autocrates ont vraiment peur des nichons. Respect à celles qui les montrent, exposent leur corps et subissent une répression qu’ elles ne méritent pas.

 

25/08/2022

OMAR G. ENCARNACIÓN
La révolte de l'Espagne vide

Omar G. Encarnación, The New York Review of Books, 17/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Omar Guillermo Encarnación est professeur d'études politiques au Bard College à Annandale-on-Hudson (État de New York), où il enseigne la politique comparée et les études latino-américaines et ibériques.  Ses recherches portent sur les causes et les conséquences des transitions vers la démocratie, le rôle de la société civile dans le processus de démocratisation et les choix politiques que font les nouvelles démocraties pour faire face à un passé difficile et douloureux.  Il est l'auteur des livres Spanish Politics: Democracy after Dictatorship (Polity Press, 2008), Democracy without Justice in Spain: The Politics of Forgetting (University of Pennsylvania Press, 2014), Out in the Periphery: Latin America’s Gay Rights Revolution (Oxford University Press, 2016), et The Case for Gay Reparations (Oxford University Press, 2021)

 Un mouvement apartidaire visant à attirer l'attention sur la dépopulation des campagnes espagnoles a commencé à façonner la politique nationale.

Le 31 mars 2019, les habitants de Madrid se sont réveillés avec une manifestation massive de quelque 100 000 personnes dans les rues, dénonçant le problème de la sangría demográfica, l’hémorragie démographique. Cette métaphore saisissante désigne une crise de dépeuplement qui a laissé de larges pans d'Espagne à peine habités. Sous la bannière de “la révolte de l'Espagne vidée”, des manifestants de vingt-quatre provinces rurales se sont plaints de la négligence des organismes gouvernementaux, de la médiocrité des services Internet, du manque d'accès aux transports et aux soins de santé, et de l'indifférence des multinationales espagnoles et de ceux qui vivent dans les centres urbains florissants du pays. Inspirées par d'autres manifestations réussies dans la capitale, comme celles qui ont conduit à la légalisation du mariage homosexuel en 2005, leurs pancartes invoquaient la rhétorique de la justice sociale et des droits humains : “Égalité pour tous”, “Mon choix de mode de vie ne me prive pas de mes droits” et “Je suis un citoyen rural, et je suis en danger d'extinction”.

Les données de l'Institut national de la statistique espagnol (INE) dressent un tableau saisissant de l'évolution démographique du pays. Quelque 90 % de la population, soit environ 42 millions de personnes, sont actuellement regroupés dans 1 500 villes qui occupent moins d'un tiers du territoire. Le reste du pays est habité par 4,6 millions de personnes, soit à peu près le nombre de personnes qui vivent à Barcelone. L'INE signale également que quelque 80 % des villages de moins de mille habitants risquent de disparaître complètement en raison du vieillissement de leur population et du départ des jeunes, ce qui explique l'abondance des villes fantômes que connaissent les voyageurs qui se rendent dans l'intérieur de l'Espagne. Selon la société immobilière Aldeas Abandonadas, ou Villages abandonnés, il existe environ 1 500 hameaux qui peuvent être achetés pour moins de 100 000 dollars, la plupart en Aragon, en Castille-et-León, en Castille-La Manche, en Estrémadure et dans La Rioja. Ces cinq régions intérieures - connues sous le nom de cœur de l'Espagne parce qu'elles ont été le berceau du royaume d'Espagne et de son empire colonial - représentent 53 % du territoire national, mais n'abritent que 15 % de la population. La province de Zamora, en Castilla y León, a vu sa population chuter de plus de 30 % depuis 1975, alors que la population de l'ensemble du pays a augmenté de 30 % au cours de la même période.

11/08/2022

OMER BENJAKOB
NSO, le fabricant israélien du logiciel espion Pegasus, a 22 clients dans l'UE. Et il n'est pas seul

Omer Benjakob, Haaretz, 9/8/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Omer Benjakob est reporter et rédacteur sur les questions de technologie et cybernétique pour Haaretz en anglais. Il couvre également Wikipédia et la désinformation en hébreu. Il est né à New York et a grandi à Tel Aviv. Il est titulaire d'une licence en sciences politiques et en philosophie et prépare une maîtrise en philosophie des sciences. @omerbenj

Des membres de la commission d'enquête du Parlement européen sont venus en Israël pour enquêter sur Pegasus, et ont été surpris de découvrir des contrats avec leur pays d'origine. Sur le marché animé des logiciels espions en Europe, voici les principaux concurrents de NSO

NSO et ses concurrents sur le marché européen des logiciels espions

 Des représentants de la commission d'enquête du Parlement européen sur le logiciel espion Pegasus se sont récemment rendus en Israël et ont appris du personnel de NSO que la société a des contrats actifs dans 12 des 27 pays membres de l’UE. Les réponses de la société israélienne de cyberguerre aux questions de la commission, qui ont été obtenues par Haaretz, révèlent que la société travaille actuellement avec 22 organisations de sécurité et de police dans l'UE.

Des représentants du comité se sont rendus en Israël ces dernières semaines pour s'informer en profondeur sur l'industrie locale de la cyberguerre, et ont eu des discussions avec des employés de NSO, des représentants du ministère de la Défense et des experts locaux. Parmi les membres du comité figurait un député catalan dont le téléphone portable a été piraté par un client de NSO.

Le comité a été créé après la publication du Projet Pegasus l'année dernière, et son objectif est de créer une réglementation paneuropéenne pour l'acquisition, l'importation et l'utilisation de logiciels de cyberguerre tels que Pegasus. Mais pendant que les membres du comité étaient en Israël, et surtout depuis leur retour à Bruxelles, il a été révélé qu'en Europe, il existe également une industrie de la cyberguerre bien développée - et que nombre de ses clients sont des pays européens.

Le logiciel espion Pegasus de la société israélienne et les produits concurrents permettent d'infecter le téléphone portable de la victime de la surveillance, puis de permettre à l'opérateur d'écouter les conversations, de lire les applications contenant des messages cryptés et de fournir un accès total aux contacts et aux fichiers de l'appareil, ainsi que la possibilité d'écouter en temps réel ce qui se passe autour du téléphone portable, en actionnant la caméra et le microphone.

Lors de leur visite en Israël, les eurodéputés ont voulu connaître l'identité des clients actuels de NSO en Europe et ont été surpris de découvrir que la plupart des pays de l'UE avaient des contrats avec la société : 14 pays ont fait affaire avec NSO dans le passé et au moins 12 utilisent encore Pegasus pour l'interception légale des appels mobiles, selon la réponse de NSO aux questions de la commission.

En réponse aux questions des députés, la société a expliqué qu'à l'heure actuelle, NSO travaille avec 22 « utilisateurs finaux » - des organisations de sécurité et de renseignement et des autorités chargées de faire respecter la loi - dans 12 pays européens. Dans certains de ces pays, il y a plus d'un client. (Le contrat n'est pas conclu avec le pays, mais avec l'organisation exploitante). Dans le passé, comme NSO l'a écrit au comité, la société a travaillé avec deux autres pays - mais les liens avec eux ont été rompus. NSO n'a pas révélé quels pays sont des clients actifs et avec quels deux pays le contrat a été gelé. Des sources dans le domaine de la cybernétique indiquent que ces pays sont la Pologne et la Hongrie, qui ont été retirées l'année dernière de la liste des pays auxquels Israël autorise la vente de cybernétique offensive.

Certains membres de la commission pensaient que l'Espagne avait pu être gelée après la révélation de la surveillance des dirigeants des séparatistes catalans, mais des sources sur le terrain ont expliqué que l'Espagne, qui est considérée comme un pays respectueux de la loi, figure toujours sur la liste des pays approuvés par le ministère israélien de la Défense. Les sources ont ajouté qu'après l'éclatement de l'affaire, Israël, NSO et une autre entreprise israélienne travaillant en Espagne ont exigé des explications de Madrid - et se sont vu assurer que l'utilisation des dispositifs israéliens était légale. Les sources affirment que le contrat entre les sociétés israéliennes et le gouvernement espagnol n'a pas été interrompu. Pendant ce temps, en Espagne, il a été révélé que les opérations de piratage - aussi problématiques soient-elles en termes politiques - ont été effectuées légalement.

L'exposition de l'ampleur de l'activité de NSO en Europe met en lumière le côté moins sombre de l'industrie cybernétique offensive : Les pays occidentaux qui opèrent selon la loi et le contrôle judiciaire des écoutes de civils, par opposition aux dictatures qui utilisent ces services secrètement contre les dissidents. NSO, d'autres sociétés israéliennes et de nouveaux fournisseurs européens sont en concurrence pour un marché de clients légitimes - un travail qui n'implique généralement pas de publicité négative.

Ce domaine, appelé interception légale, a suscité ces dernières années la colère d'entreprises technologiques telles qu'Apple (fabricant de l'iPhone) et Meta (Facebook est le propriétaire de WhatsApp, via lequel le logiciel espion a été installé). Ces deux entreprises ont intenté un procès à NSO pour avoir piraté des téléphones via leurs plateformes et mènent la bataille contre ce secteur. Le domaine suscite également un grand malaise en Europe, qui a mené une législation complète sur la question de la confidentialité de l'internet, mais cela ne signifie pas qu'il n'y a aucun intérêt pour ces technologies ou leur utilisation sur le continent.

La semaine dernière encore, il a été révélé que la Grèce utilisait un logiciel similaire à Pegasus, appelé Predator, contre un journaliste d'investigation et contre le chef du parti socialiste. Le Premier ministre a affirmé que les écoutes étaient légales et fondées sur une injonction. Predator est fabriqué par la société cybernétique Cytrox, qui est enregistrée dans le nord de la Macédoine et opère depuis la Grèce. Cytrox appartient au groupe Intellexa, détenu par Tal Dilian, un ancien membre haut placé des services de renseignement israéliens. Intellexa était auparavant situé à Chypre, mais après une série d'incidents embarrassants, il a transféré son activité en Grèce. Alors que l'exportation du Pegasus de NSO est supervisée par le ministère israélien de la Défense, l'activité d'Intellexa et de Cytrox ne l'est pas.


L’ex-chef du renseignement grec Panagiotis Kontoleon, qui a démissionné dans le cadre d'un scandale lié à l'espionnage présumé d'un politicien de l'opposition, à Athènes en juillet. Photo : YIANNIS PANAGOPOULOS - AFP

Aux Pays-Bas également, un débat public a récemment eu lieu après qu'il a été révélé que les services secrets ont utilisé Pegasus pour capturer Ridouan Taghi, un baron de la drogue arrêté à Dubaï et accusé de 10 meurtres choquants. Bien que l'utilisation ait été légale et activée contre un élément criminel, aux Pays-Bas, on a voulu savoir pourquoi les services secrets étaient impliqués dans une enquête interne de la police néerlandaise, et après le rapport, il y a eu des demandes pour un auto- examen concernant la manière dont le logiciel espion a été utilisé aux Pays-Bas.

Outre les sociétés israéliennes actives sur le continent, il s'avère que l'Europe compte un certain nombre de fabricants de logiciels espions. La semaine dernière, Microsoft a révélé un nouveau logiciel espion appelé Subzero, qui est fabriqué par une société autrichienne située au Lichtenstein, appelée DSIRF. Ce logiciel espion exploite une faiblesse sophistiquée de type « zero-day » pour pirater les ordinateurs. Contrairement à NSO, qui a attendu plusieurs années avant d'admettre qu'elle travaille avec des clients en Europe, les Autrichiens se sont défendus. Deux jours après la révélation de Microsoft, ils ont réagi durement et expliqué que leur logiciel espion « a été développé uniquement pour un usage officiel dans les pays de l'UE, et que le logiciel n'a jamais été utilisé à mauvais escient ».

En Europe, les entreprises de logiciels espions sont plus expérimentées : il y a quelques semaines, les enquêteurs de sécurité de Google ont révélé un nouveau logiciel espion nommé Hermit, fabriqué par une société italienne appelée RSC Labs, un successeur de Hacking Team, un concurrent ancien et familier, dont la correspondance interne a été rendue publique par une énorme fuite à Wikileaks en 2015. Hermit a également exploité une faiblesse de sécurité peu connue pour permettre le piratage d'iPhones et d'appareils Android, et a été trouvé sur des appareils au Kazakhstan, en Syrie et en Italie.

Dans ce cas également, il y a une indication que les clients de RCS Labs, qui est situé à Milan avec des succursales en France et en Espagne, comprennent des organisations européennes officielles d'application de la loi. Sur son site web, elle fait fièrement état de plus de « 10 000 piratages réussis et légaux en Europe ».

D'autres logiciels espions pour téléphones portables et ordinateurs ont été révélés par le passé sous les noms de FinFisher et FinSpy. En 2012, le New York Times a rapporté comment le gouvernement égyptien a utilisé ce dispositif, initialement conçu pour lutter contre la criminalité, contre des militants politiques. En 2014, le logiciel espion a été trouvé sur l'appareil d'un USAméricain d'origine éthiopienne, ce qui a éveillé les soupçons selon lesquels les autorités d'Addis-Abeba sont clientes du fabricant britannico- allemand, une société appelée Lench IT Solutions.

L'eurodéputée néerlandaise Sophie in 't Veld [groupe Renew Europe, NdT], qui est membre de la commission d'enquête Pegasus, a déclaré à Haaretz : « Si une seule entreprise a pour clients 14 États membres, vous pouvez imaginer l'ampleur du secteur dans son ensemble. Il semble y avoir un énorme marché pour les logiciels espions commerciaux, et les gouvernements de l'UE sont des acheteurs très enthousiastes. Mais ils sont très discrets à ce sujet, en le gardant à l'abri des regards du public ».

Les entreprises comme NSO sont confrontées à un dilemme : révéler l'identité des gouvernements clients qui utilisent légalement ses outils permettra de faire face aux critiques publiques d'organisations telles que Citizen Lab, des médias et des élus, mais mettra en péril les accords futurs, compte tenu des clauses sur l'abus de confiance et des contrats de confidentialité conclus avec ses clients.

« Nous savons que des logiciels espions sont développés dans plusieurs pays de l'UE. L'Italie, l'Allemagne et la France ne sont pas les moindres », a déclaré in 't Veld. « Même s'ils l'utilisent à des fins légitimes, ils n'ont aucun appétit pour plus de transparence, de surveillance et de garanties. Les services secrets ont leur propre univers, où les lois normales ne s'appliquent pas. Dans une certaine mesure, cela a toujours été le cas, mais à l'ère numérique, ils sont devenus tout-puissants, et pratiquement invisibles et totalement insaisissables ».

NSO n'a pas répondu à la demande de commentaire de Haaretz.