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13/03/2024

JOE PIETTE
L’acte d’Aaron Bushnell réveille les souvenirs de la résistance de masse dans l’armée usaméricaine

Joe Piette, Workers World, 12/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’auteur, un ancien combattant contre la guerre du Vietnam, a pris la parole lors d’une veillée organisée le 3 mars à Philadelphie à la suite du sacrifice d’Aaron Bushnell, membre de l’armée de l’air en service actif, quelques jours plus tôt. Cet article est basé sur son intervention.

L’ancien combattant Joe Piette prend la parole à Clark Park, Philadelphie, lors de la veillée pour Aaron Bushnell, le 3 mars 2024. Photo : Samantha Rise

Aaron Bushnell était membre de l’armée de l’air usaméricaine. C’était mon cas il y a plus de 50 ans. J’ai été appelé sous les drapeaux en 1966 et finalement envoyé au Viêt Nam pour aider les impérialistes usaméricains à gagner de l’argent grâce à la mort de millions de personnes en Asie du Sud-Est.

Aaron Bushnell, plutôt que de participer au génocide usaméricano-israélien à Gaza, a pris la décision extrême de s’immoler dimanche dernier, le 25 février, à 13 heures, devant l’ambassade à Washington, D.C., du projet colonial US/britannique en Palestine.

Bushnell était l’un des rares membres de l’armée usaméricaine de la dernière décennie qui, à ma connaissance, ont publiquement mené un acte d’opposition à une guerre impérialiste usaméricaine. En tant qu’individu isolé profondément opposé à ce qu’on lui disait de faire, Bushnell a fait ce qu’il pensait devoir faire pour s’opposer à la guerre génocidaire usaméricano-israélienne à Gaza.

Nous espérons que son acte persuadera d’autres personnes de le suivre, non pas pour s’immoler, mais pour rejeter le statu quo et trouver des moyens puissants de s’opposer aux guerres de terreur impérialistes des USA.

La situation était différente lorsque j’étais dans l’armée de l’air. À la fin des années 1960, à une époque où les USA incorporaient encore des appelés dans les forces armées, une majorité de militaires en service actif étaient opposés à la guerre usaméricaine au Viêt Nam et ils ont agi de diverses manières pour y mettre un terme.

Certains sont passés du côté vietnamien. D’autres ont déserté en Europe ou au Canada. Beaucoup ont rejoint des groupes de GI opposés à la guerre, comme l’American Servicemen’s Union, qui comptait à elle seule des dizaines de milliers de membres. Beaucoup ont tout simplement refusé de se battre, et si un officier était assez stupide pour menacer quelqu’un pour son refus de se battre, il risquait de se faire “fragmenter. Le fait qu’un officier ou un sous-officier soit “fragmenté” signifie qu’il a été tué ou blessé lorsqu’un GI a lancé une grenade à fragmentation dans sa tente pendant qu’il dormait. Entre 1969 et 1972, le Pentagone a enregistré près de 1 000 actes de “fragmentation”.

Lisez le livre de John Catalinotto Turn the Guns Aroundou regardez le film de David Zeiger Sir! No Sir!” si vous voulez en savoir plus sur l’opposition au sein de l’armée.


 
Les Vietnamiens ont gagné en 1975

Le Pentagone a réagi à la menace d’effondrement de sa chaîne de commandement au Viêt Nam et à la résistance croissante aux USA en retirant ses troupes du maximum de 550 000 hommes prévu en 1969 et en confiant les combats à une armée fantoche composée de recrues vietnamiennes. C’est ce qu’on a appelé la “vietnamisation” de la guerre. Au début de 1973, le gouvernement usaméricain a mis fin à l’appel sous les drapeaux.

L’armée fantoche s’est effondrée en 1975 et le peuple vietnamien a gagné la guerre contre les impérialistes usaméricains cette année-là lors de la libération de Saigon. Oui, applaudissez !

Après cette défaite, le département de la guerre des USA, connu sous le nom de Pentagone, a remplacé l’appel sous les drapeaux par des forces armées composées uniquement d’engagés.

Comment les USA peuvent-ils mener leurs guerres et occupations constantes dans le monde entier, dans plus de 750 bases militaires réparties dans plus de 80 pays, avec des forces armées composées de volontaires ?

Externalisation de la guerre

Il y a un appel d’air économique, ce qui explique pourquoi Aaron Bushnell s’est engagé dans l’armée de l’air. En outre, de nombreuses tâches et compétences militaires sont désormais confiées à des entrepreneurs privés et non plus à des militaires. Outre les quelque 1,4 million de militaires en service actif et les 813 000 réservistes, il y a 762 000 employés civils fédéraux équivalents à temps plein et environ 600 000 sous-traitants à temps plein. Cela fait un total de près de 4 millions de personnes, toutes sous la direction du ministère de la guerre, pour un coût de près de 1 000 milliards de dollars - plus de 1 000 si l’on compte les coûts des guerres passées, les intérêts et l’aide militaire à l’étranger.

Mais je veux parler de la manière dont les troupes usaméricaines sont motivées pour tuer des gens.

Tuer un autre être humain n’est pas naturel. Ce n’est tout simplement pas normal. Tuer quelqu’un vous perturbe l’esprit - c’est pourquoi cela conduit souvent au syndrome de stress post-traumatique (SSPT) - une affection courante chez les anciens combattants - et à de nombreuses dépendances et suicides.

Les généraux et les politiciens capitalistes se fichent éperdument de la souffrance des GI. Tout ce qui les intéresse, c’est de disposer de forces armées efficaces et agressives, capables de vaincre et d’occuper tout pays refusant d’être exploité pour les profits des grandes entreprises.

Le Pentagone s’appuie sur le racisme, le sexisme, le classisme et d’autres pratiques discriminatoires pour créer un contraste entre nous, les GI des USA, et eux (le peuple du pays ciblé) afin d’amener ses troupes à obéir aux ordres de tuer. Une forte propagande, des instructions constamment répétées et d’autres méthodes d’entraînement visant à manipuler l’esprit créent des soldats prêts à suivre les ordres et à tuer.

Cet endoctrinement vise à créer la réaction suivante : « Dites-moi qui est l’ennemi, et je me lancerai à sa poursuite avec toutes les armes que vous me fournirez ». Mais l’endoctrinement n’a qu’une portée limitée. C’est ce que les généraux ont appris au Viêt Nam qui les a persuadés de passer à une armée professionnelle.

Corps armés d’oppresseurs

L’esprit de corps est très important pour les chefs d’une armée professionnelle. L’esprit de corps est une expression française que le dictionnaire définit comme « l’esprit commun existant chez les membres d’un groupe, inspirant l’enthousiasme, le dévouement et une grande considération pour l’honneur du groupe ».

C’est à ces corps que Karl Marx, V. I. Lénine et d’autres communistes et révolutionnaires faisaient référence lorsqu’ils parlaient de l’État bourgeois, de sa police et de son armée permanente - les corps spéciaux d’hommes armés (ou de n’importe quel sexe aujourd’hui) placés au-dessus de la société et qui s’en éloignent pour protéger et combattre pour les riches dirigeants qui se trouvent au sommet de la société capitaliste.

Une fois que vous êtes en uniforme, l’esprit de corps signifie que vos compagnons de troupe sont des personnes (noires, brunes ou blanches) avec lesquelles vous passez vos journées, avec lesquelles vous vous entraînez, avec lesquelles vous sortez boire un verre. Ils sont votre famille, vos camarades, des personnes que vous êtes prêt à protéger et pour lesquelles vous êtes prêt à mourir. Si le groupe se sent menacé, le groupe dans son ensemble, lourdement armé, se défendra.

Cette dynamique de groupe extrême, en tant qu’outil des riches et des puissants, crée une machine de combat légère et efficace qui, lorsqu’elle est lâchée dans des lieux hostiles, peut entraîner la mort de centaines de milliers de personnes (le plus souvent des personnes de couleur) et des catastrophes comme celles de Wounded Knee aux USA, My Lai au Viêt Nam et le massacre de la farine qui a eu lieu il y a quelques jours à Gaza.

L’esprit de corps conduit à l’idée que si les soldats (ou les flics) se sentent menacés, ils peuvent riposter à volonté à l’ennemi pour se défendre. Combien de personnes de couleur ont été tuées par des flics - flics soutenus par la Cour suprême des USA - avec l’excuse : « j’étais justifié, parce que je me sentais menacé ».

C’est également ce qu’ont déclaré les Sturmtruppen des forces d’occupation israéliennes – « Nous nous sommes sentis menacés » - pour expliquer pourquoi ils ont massacré la foule affamée des Palestiniens le 29 février.

L’armée usaméricaine adore distribuer des récompenses - médailles d’honneur, Purple Hearts, étoiles de bronze, etc. La quasi-totalité d’entre elles sont décernées à des soldats qui se sont protégés les uns les autres. D’innombrables films ont été tournés sur la façon dont de soi-disant braves soldats ont défendu leurs compagnons d’armes en infériorité numérique contre l’ennemi maléfique. Chacun de ces films est de la propagande impérialiste.

Les personnes avec lesquelles nous devrions nous sentir solidaires ne sont pas les troupes usaméricaines présentées par les médias comme innocentes et ne faisant que se défendre, mais les personnes qui défendent leur pays contre l’impérialisme usaméricain. 

 Rue Aaron Bushnell, Ariha/Jéricho, Palestine occupée
“Nous ne le connaissions pas et il ne nous connaissait pas. Il n'y avait aucun lien social, économique ou politique entre nous. Ce que nous partageons, c'est l'amour de la liberté et le désir de nous opposer à ces attaques [contre Gaza]”(Abdul Karim Sidr,le maire, 10/3/2024) 

Les peuples opprimés ont le droit de résister

Les Vietnamiens, les Irakiens, les Cubains, les Palestiniens, les Africains - au Soudan, au Congo, au Niger - les Coréens, les Philippins, les peuples du monde entier n’ont-ils pas le droit de se défendre contre l’occupation et l’exploitation impérialistes ?

J’espère que l’acte de Bushnell aura des répercussions au sein de l’armée et que d’autres soldats, marins, marines et membres de l’armée de l’air commenceront à remettre en question leurs ordres de déploiement. J’espère que cela brisera un peu l’esprit de corps.

Maidan Al Sabaïn (Place des 70 jours), Sanaa, Yémen, 1/3/2024

Le gouvernement usaméricain est l’ennemi des peuples du monde. Les USA n’envoient jamais, jamais, jamais, jamais, leurs militaires quelque part pour le bien des travailleurs de quelque pays que ce soit. Les troupes sont envoyées dans l’intérêt des entreprises qui dirigent les USA.

Comme l’a dit Aaron Bushnell - avant qu’il ne puisse plus rien dire – « Liberté pour la Palestine ! ». À cela, j’aimerais ajouter : « Liberté pour les travailleurs partout dans le monde où le capitalisme et l’impérialisme les exploitent et les oppriment.

Le pouvoir au peuple, de la Palestine à Philadelphie !

 


Joe Piette, Philadelphie, est un postier à la retraite militant, ancien combattant contre la guerre du Vietnam. @pastpostal65

06/04/2023

MAURIZIO LAZZARATO
Luttes des classes en France

Maurizio Lazzarato, 7 avril 2023

Original italien : Lotte di classe in Francia

English version
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Maurizio Lazzarato (1955), exilé en France suite à la répression déclenchée le 7 avril 1979 contre le mouvement de l’Autonomie ouvrière, dans lequel il militait à l’Université de Padoue, est un sociologue et philosophe indépendant italien résidant à Paris. Auteur de nombreux livres et articles sur le travail immatériel, le capitalisme cognitif, la biopolitique et la bioéconomie, la dette, la guerre et ce qu’il appelle la machine Capital-État. Derniers ouvrages parus : Guerra o rivoluzione. Perché la pace non è un'alternativa (DeriveApprodi, 2022),  Le capital déteste tout le monde - Fascisme ou révolution (Éd. Amsterdam, 2019). Bibliographie en français

Entrons directement dans le vif du sujet : après les grandes manifestations contre la "réforme" des retraites, le président Macron a décidé de "passer en force" en mettant le parlement sur la touche et en imposant la décision souveraine d’adopter la loi portant ‘ âge de la retraite de 62 à 64 ans. Dans les manifestations, la réponse immédiate a été "nous aussi, nous passons en force". Entre des volontés opposées, la volonté souveraine de la machine État-capital et la volonté de classe, c’est la force qui décide. Le compromis capital-travail s’est brisé depuis les années 1970, mais la crise financière et la guerre ont encore radicalisé les conditions de laffrontement.

Essayons ensuite d’analyser les deux pôles de cette relation de pouvoir fondée sur la force dans conditions politiques après 2008 et 2022.

 

Le mars français

Le mouvement semble avoir saisi le changement de phase politique provoqué d’abord par la crise financière de 2008 et ensuite par la guerre. Il a utilisé de nombreuses formes de lutte que le prolétariat français a développées ces dernières années, en les fédérant, en les articulant et en légitimant de fait leurs différences. Aux luttes syndicales, avec leurs cortèges pacifiques qui se sont progressivement transformés, intégrant des composantes non salariales (le 23 mars, la présence des jeunes, des étudiants et des lycéens a été massive), se sont ajoutées les manifestations "sauvages" qui, pendant des jours, se sont développées à la tombée de la nuit dans les rues de la capitale et d’autres grandes villes (où elles ont été encore plus intenses).

Cette stratégie d’action par groupes se déplaçant constamment d’une partie de la ville à lautre, semant le feu, est un héritage clair des formes de lutte des Gilets jaunes qui ont commencé à "terroriser" les bourgeois, lorsqu’au lieu de parader tranquillement entre République et Nation, ils ont apporté le "feu" dans les quartiers riches de louest de Paris. Dans la nuit du 23 mars, 923 départs de feu sont dénombrés dans la seule ville de Paris. Les flics déclarent que les nuits "sauvages" se sont stabilisées à un niveau supérieur aux "descentes" des Gilets jaunes.  

 Aucun syndicat, pas même le plus pro-présidentiel (CFDT) n’a condamné les manifestations "sauvages". Les médias, tous sans exception détenus par des oligarques, qui attendaient avec impatience, après les premières "violences", un retournement de lopinion publique, ont été déçus : 2/3 des Français ont continué à soutenir la révolte. Le "souverain" avait refusé de recevoir les syndicats, signifiant clairement sa volonté d’affrontement direct, sans médiation. Chacun en avait déduit qu’il n’y avait qu’une seule stratégie à adopter, articuler différentes formes de lutte, sans s’embarrasser de la distinction "violence" / "pacifisme".

La massification et la différenciation des composantes présentes dans les cortèges se retrouvent également dans les piquets de grève qui sont aussi importants, sinon plus, que les manifestations. Le choix de Macron a sans doute aussi été motivé par le blocage pas tout à fait réussi de la grève générale du 7 mars (le 8, la situation était devenue presque normale !). Mais ce que Macron n’avait pas prévu, c’est ‘ accélération du mouvement après la décision d’appliquer le 49.3.

Le seul mouvement qui n’a pas été intégré à la lutte est la révolte des banlieues. La jonction entre "petits blancs" (les tranches les plus pauvres du prolétariat blanc) et "barbares" (les Français enfants d’immigrés, les "indigènes de la république") ne s’est pas faite cette fois non plus. Ce n’est pas anodin, comme on le verra plus loin, car c’est la possible révolution mondiale, la jonction Nord/Sud, qui est ici en jeu.

Il y a eu une articulation de fait et universellement acceptée entre les luttes de masse et les luttes d’une partie minoritaire qui s’est consacrée à prolonger le conflit la nuit en utilisant les poubelles accumulées sur les côtés des rues à cause de la grève des éboueurs, pour bloquer la police et mettre le "zbeul" (bordel, de ‘ arabe maghrébin zebla, ordures). Pour ‘ instant, appelons ça "avant-garde" parce que je ne sais pas comment ‘ appeler autrement, en espérant que les crétins habituels ne crieront pas au léninisme. Il ne s’agit pas d’apporter une conscience au prolétariat, qui en est dépourvu, ni de la fonction de direction politique, mais d’articuler la lutte contre la main de fer imposée par le pouvoir établi. La relation masses/minorités actives est présente dans tous les mouvements révolutionnaires. Il s’agit de la repenser dans les nouvelles conditions, et non de la supprimer.

 Avant les grandes mobilisations de ces jours-ci, il y avait des différences et des divisions qui traversaient le prolétariat français, affaiblissant sa force de frappe. On ne peut ici que les résumer : les syndicats et les partis institutionnels de gauche (à ‘ exception de la France Insoumise) n’ont jamais compris le mouvement des Gilets Jaunes, ni la nature, ni les revendications de ces travailleurs qui ne rentrent pas dans les normes classiques du salariat. Ils ont fait preuve d’indifférence, voire d’hostilité, à l’égard de leurs luttes. C’est une inimitié ouverte, en revanche, qu’ils ont exprimé à l’égard des "barbares" des banlieues (à l’exception de la France Insoumise), rejoints par une partie du mouvement féministe, alors qu’ils ont tous subi les campagnes racistes lancées par le pouvoir et les médias contre le "voile islamique". De leur côté, ni les premiers ni les seconds n’ont été capables de développer des formes d’organisation autonomes et indépendantes, capables d’apporter leur point de vue, que ni les syndicats ni les partis fermés, dont la base ne cesse de se réduire, ne veulent même pas envisager. Au sein des "barbares" s’est développée une théorie décoloniale, dont beaucoup de positions peuvent être partagées, mais qui n’a jamais réussi à s’enraciner dans les quartiers et à se doter d’une organisation de masse. Le mouvement féministe, quant à lui, est bien organisé et a développé des analyses lucides et approfondies, exprimant des positions radicales, mais il n’apporte pas de ruptures politiques de cette ampleur. Il ne livre pas de bataille politique au sein des luttes en cours alors que les femmes sont certainement les plus touchées par les "réformes". Le prolétariat français est donc fragmenté par le racisme, le sexisme et les nouvelles formes de travail précaire.


Le mouvement en cours a fait bouger les lignes, c’est-à-dire qu’il a déplacé les clivages, recomposant partiellement les différences. Les actions écologiques ont également trouvé leur force et leurs ressources dans les luttes. Les affrontements à Sainte-Soline contre la construction de méga-bassines destinées à recueillir l’eau pour l’industrie agro-alimentaire, où la police a utilisé des armes de guerre, ont suscité l’indignation et la mobilisation dans les jours qui ont suivi avec la reprise de manifestations "sauvages", bien qu’à une échelle plus réduite.

Un saut dans la recomposition ? Peut-être est-il trop tôt pour le dire, en tout cas les différents mouvements qui ont traversé la France ces dernières années se sont greffés sur la mobilisation syndicale en lui donnant une autre image et une autre substance : la contestation du pouvoir et du capital.  En deux mois, ils ont brûlé Macron et mis sa présidence dans une impasse.

 

Lorsque le système politique des pays occidentaux devient oligarchique et que le consensus ne peut plus être assuré par les salaires, les revenus et la consommation, qui sont continuellement bloqués ou réduits, la police devient l’axe fondamental de la "gouvernance". Macron n’a géré les luttes sociales de sa présidence qu’à travers la police.

La brutalité de l’intervention est désormais au cœur de la stratégie française de maintien de l’ordre. La France n’a pas seulement une grande tradition révolutionnaire, elle a aussi une tradition d’exercice de la violence contre-révolutionnaire, inédite dans les colonies et proportionnée au danger du pouvoir en métropole (où elle a fait intervenir en 1848 l’Armée d’Afrique, qui avait conquis l’Algérie pour réprimer la révolution).

Désormais, l’enjeu du mouvement n’est plus seulement réductible au travail et à son rejet, mais à l’avenir du capitalisme lui-même et de son État, comme c’est toujours le cas lorsque des guerres entre impérialismes éclatent ! 

 

La leçon que nous pouvons tirer de ces deux mois de lutte est l’urgence de repenser et de reconfigurer la question de la force, de son organisation, de son utilisation. La tactique et la stratégie sont redevenues des nécessités politiques dont les mouvements se sont peu préoccupés, se concentrant presque exclusivement sur la spécificité de leurs rapports de force (sexiste, raciste, écologique, salarial). Et pourtant, ils ont élevé le niveau de la confrontation en se déplaçant objectivement ensemble, en l’absence de coordination subjective, en déconstruisant le pouvoir constitué. Soit le problème de la rupture avec le capitalisme et tout ce qu’il implique est résolu, soit nous continuerons à n’agir que sur la défensive.  Ce qui émerge lorsque la guerre entre impérialismes s’impose, c’est toujours, historiquement, la possibilité de son "effondrement" (d’où peut aussi émerger une nouvelle division du pouvoir sur le marché mondial et un nouveau cycle d’accumulation). Les USA, la Chine et la Russie sont pleinement conscients de ce qui est en jeu. Il n’est pas certain que la lutte des classes puisse atteindre ce niveau de confrontation.


Autocratie occidentale

La constitution française prévoit toujours la possibilité pour le "souverain" de décider dans le cadre des institutions dites démocratiques, d’où l’invention du 49.3 qui permet de légiférer sans passer par le parlement. C’est l’inscription dans la constitution de la continuité des processus de centralisation politique qui ont commencé bien avant la naissance du capitalisme. La centralisation de la force militaire (le monopole légitime de son exercice), également antérieure au capitalisme, constitue l’autre condition indispensable à l’émergence de la machine État-capital qui, à son tour, procédera immédiatement à la centralisation de la force économique par la constitution de monopoles et d’oligopoles qui n’ont fait que croître en taille et en poids économique et politique tout au long de l’histoire du capitalisme.

Une grande partie de la pensée politique a ignoré le capitalisme réellement existant, supprimant ses processus de centralisation "souveraine", ouvrant ainsi la voie aux concepts de "gouvernementalité" (Foucault), de "gouvernement" (Agamben, très agité lors de la pandémie, mais disparu avec la très peu biopolitique guerre entre impérialismes), de "gouvernance".

Les déclarations de Foucault à cet égard sont significatives du climat théorique de la contre-révolution : "L’économie est une discipline sans totalité ; l’économie est une discipline qui commence à manifester non seulement l’inutilité, mais l’impossibilité d’un point de vue souverain, d’un point de vue du souverain sur la totalité de l’État qu’il a à gouverner ". Les monopoles sont les "souverains" de l’économie qui ne feront qu’accroître leur volonté de totalisation en se combinant avec le pouvoir "souverain" du système politique et le pouvoir "souverain" de l’armée et de la police.

Le capitalisme n’est pas identique au libéralisme ou au néolibéralisme. Les deux sont radicalement différents et il est absurde de décrire le développement de la machine État-capital comme un passage des sociétés souveraines aux sociétés disciplinaires et à la société de contrôle. Les trois centralisations se complètent en commandant toujours des formes de gouvernementalité (libérale ou néolibérale), en les utilisant et en les abandonnant lorsque l’affrontement de classe se radicalise.

Les énormes déséquilibres et polarisations entre États et entre classes que les centralisations entraînent conduisent directement à la guerre, qui exprime une fois de plus la vérité du capitalisme (le choc des impérialismes), dont les répercussions politiques sont immédiates, surtout sur les petits États européens. Alors que le président français affirme sa souveraineté contre son "peuple", il en a perdu, en bon vassal, un autre gros morceau au profit des USA, qui ont remplacé, grâce à la guerre contre l’"oligarque" russe, l’axe franco-allemand par les USA, la Grande-Bretagne et les pays de l’Est, au centre desquels les USAméricains ont installé le plus réactionnaire, sexiste, clérical, homophobe, anti-ouvrier et belliciste des pays d’Europe, la Pologne. Désormais, non seulement l’hypothèse fédérale est une utopie, mais aussi l’Europe des nations.  L’avenir sera fait de nationalismes et de nouveaux fascismes. Si quelqu’un voulait un jour ressusciter le projet européen après un nouveau consentement servile à la logique de l’impérialisme du dollar, il devrait d’abord s’engager dans une lutte pour la libération du colonialisme yankee.

Sur l’échiquier international, la France compte toujours moins qu’avant la guerre, mais comme tous les petits marquis marginaux, Macron déverse toute son animosité et son impotence sur ses "sujets" auxquels il réserve le traitement par sa police. 


Selon le Financial Times du 25 mars 2023, « la France a le régime qui, parmi les pays les plus développés, se rapproche le plus d’une dictature autocratique ».  Il est amusant de voir la presse internationale du capital s’alarmer (Wall Street Journal) parce que « la marche forcée de Macron pour transformer l’économie française en un environnement pro-business se fait au détriment de la cohésion sociale ». Leur véritable préoccupation ne sont pas les conditions de vie de millions de prolétaires, mais le danger "populiste" qui menacerait l’Alliance atlantique, l’OTAN globale, et donc les USA qui la dirigent : la "rébellion parlementaire" et le "chaos qui se déroule à travers le pays posent des questions inquiétantes pour l’avenir du pays à tous ceux qui espèrent que la France restera fermement dans le camp libéral, pro-UE, pro-OTAN" (Politico). Le Financial Times craint que la France « suive les Américains, les Britanniques et les Italiens et opte pour le vote populiste ». On ne sait pas s’ils sont hypocrites ou irresponsables. Ils voudraient avoir deux choses en même temps : la rente financière et monopolistique et la cohésion sociale, la démocratie et la dictature du capital, les entreprises exonérées d’impôts, financées grassement par un système de protection sociale complètement tordu en leur faveur, et la paix sociale. Der Spiegel parle de "déficit démocratique", de "démocratie elle-même en danger", alors que ce sont les politiques économiques qui défendent quotidiennement les causes de  l’autocratie occidentale qui n’a rien, mais rien, à envier à celle de l’Est.

Le cycle mondial des luttes après 2011

Ce que l’ on commence à peine à entrevoir dans les luttes en France, le défi au pouvoir et au capital, c’est ce que les luttes dans le Sud global ont immédiatement réalisé dès 2011.

Le Grand Sud a eu une fonction stratégique décisive, plus encore que les luttes en Occident, au XXème siècle. La dimension internationale des rapports de force est un nœud décisif pour reprendre l’initiative. La crise de 2008 a non seulement ouvert la possibilité de la guerre (qui est arrivée en temps utile), mais aussi la possibilité de ruptures révolutionnaires (la réalité des luttes bouge, est obligée de bouger dans ce sens si elle ne veut pas être balayée par l’action conjointe de la guerre et des nouveaux fascismes).

La dernière mondialisation n’a pas seulement creusé des différences entre le nord et le sud, elle a aussi créé des nord au sud et implanté des sud au nord. Il ne faut en aucun cas en déduire une homogénéité des comportements politiques et des processus de subjectivation entre le nord et le sud. La polarisation centre-périphérie est immanente au capitalisme et doit impérativement et continuellement se reproduire. Sans la prédation du "sud", sans l’imposition d’un lumpen-développement et d’un "échange inégal" (Samir Amin), le taux de profit est destiné à baisser inexorablement, malgré toutes les innovations, technologies, inventions que le nord peut produire sous le contrôle du plus grand entrepreneur techno-scientifique, le Pentagone usaméricain.  C’est la raison profonde de la guerre actuelle. Le Grand Sud veut sortir de ce rapport de subordination, il en est déjà partiellement sorti, et c’est cette volonté politique qui menace l’hégémonie financière et monétaire usaméricaine et sa suprématie productive et politique.

Il y a au moins deux différences politiques importantes qui subsistent entre l’Occident et le reste du monde. La non-intégration des "barbares" des banlieues françaises dans les luttes actuelles, alors qu’ils constituent l’une des couches les plus pauvres et les plus exploitées du prolétariat français, est déjà un symptôme, interne aux pays occidentaux, des difficultés à surmonter la "fracture coloniale" dont les Blancs ont longtemps profité.

Dans le cadre du cycle de luttes qui a débuté en 2011, une différenciation similaire à celle qui s’est produite au XXème siècle s’est produite. À l’époque, nous avions des révolutions socialistes ou de libération nationale (avec des connotations socialistes dans tous les cas) dans tout le Grand Sud et des luttes de masse, parfois très dures, mais incapables de déboucher sur des processus révolutionnaires réussis en Occident.  Aujourd’hui, nous avons de grandes grèves en Europe (France, Grande-Bretagne, Espagne et même Allemagne) et, au contraire, de véritables révoltes, des insurrections et l’ouverture de processus révolutionnaires dans le Grand Sud. 

Prenons quelques exemples, l’Égypte et la Tunisie, qui ont inauguré le cycle en 2011, le Chili et l’Iran, plus récemment, pour mettre en évidence les différences et les convergences possibles.

Il est difficile de comparer le soulèvement du printemps arabe avec "Occupy Wall Street ", même s’il y a eu une circulation des formes de lutte : destitution du pouvoir constitué, des millions de personnes mobilisées, des systèmes politiques ébranlés dans leurs fondements, une répression avec des centaines de morts, la possibilité d’ouvrir un véritable processus révolutionnaire, immédiatement avorté car, comme le disait une pancarte au Caire pendant le soulèvement, " half revolution, no revolution ". Occupy Wall Street n’a jamais été le théâtre de rapports de force de cette ampleur, ni n’a produit, même pour de brèves périodes, des " vides ", des déstructurations, des délégitimations de dispositifs de pouvoir comme les soulèvements dans le sud en suscitent périodiquement. Et c’est toujours le Sud qui ouvre et promeut de nouveaux cycles de lutte (voir aussi le féminisme sud-américain) qui se reproduisent avec moins d’intensité et de force au Nord.


"Une cage en or reste une cage" : mural de Diego Escobedo évoquant les 300 yeux de manifestants crevés par les flics durant la révolte de 2019-2022

Le Chili, où est né le "néolibéralisme", après que l’action de la machine État-Capital eut détruit physiquement les processus révolutionnaires en cours et eut fait appel à Hayek et Friedman pour construire sur le massacre, le marché, la concurrence et le capital humain (ne jamais confondre le néolibéralisme avec l’impérialisme, avec le capitalisme, toujours bien les distinguer !), est un autre type d’insurrection, dont on peut tirer d’autres leçons, même si, comme en Afrique du Nord, il s’agit de défaites politiques.

Au Chili, à la différence de l’Égypte, une multiplicité de mouvements (l’importance du mouvement féministe et autochtone est significative) s’est exprimée dans la révolte. Mais à un certain moment de la lutte des classes, on est confronté à un pouvoir qui n’est plus seulement le pouvoir patriarcal ou hétérosexuel, ce n’est plus seulement le pouvoir raciste, ce n’est plus seulement le pouvoir du maître, mais c’est le pouvoir général de la machine État-Capital qui les englobe, les réorganise et en même temps les déborde. L’ennemi n’est même pas seulement le pouvoir national, la souveraineté d’un État comme le Chili. Dans ces situations, nous sommes directement confrontés aux politiques impérialistes car toute rupture politique, comme en Égypte (plus qu’en Tunisie) ou au Chili ou en Iran, risque de remettre en cause les rapports de force sur le marché mondial, l’organisation globale du pouvoir : les soulèvements chilien et égyptien ont été suivis de près par les USA, qui n’ont pas hésité à intervenir avec leur "ingérence stratégique". Une situation similaire s’est également produite en France : le développement des luttes s’est trouvé, à partir d’une lutte "syndicale", confronté à la totalité de la machine État-capital.

Dans ces moments de lutte, il y a un point de non-retour pour les deux protagonistes, car il n’est pas possible de consolider des formes stables de contre-pouvoir, d’espaces ou de territoires "libérés", si ce n’est pour de courtes périodes. La solution zapatiste n’est ni généralisable, ni reproductible (comme l’ont d’ailleurs toujours affirmé les zapatistes eux-mêmes). On ne voit pas comment un "double pouvoir" durable pourrait être implanté dans les conditions actuelles du capitalisme. En même temps, la prise du pouvoir ne semble pas, depuis 68, être une priorité. La situation est un casse-tête !

Malgré les différences politiques entre le nord et le sud, des problèmes transversaux émergent : quel sujet politique construire qui soit capable, à la fois, d’organiser la multiplicité des formes de lutte et des points de vue et de poser la question du dualisme du pouvoir et de l’organisation de la force.

Les révoltes, les insurrections (mais aussi, bien que de manière différente, les luttes en France), produisent une série d’énigmes ou d’impossibilités : impossibilité de totaliser et de synthétiser les luttes et impossibilité de rester dans la seule dispersion et différenciation ; impossibilité de ne pas se révolter en déconstruisant le pouvoir et impossibilité de prendre le pouvoir ; impossibilité d’organiser le passage de la multiplicité au dualisme du pouvoir de toute façon imposé par l’ennemi et impossibilité de rester dans la seule multiplicité et différence ; impossibilité de centraliser et impossibilité d’affronter ‘ ennemi sans centralisation. La lutte contre ces impossibilités est la condition pour créer le possible de la révolution. Ce n’est que dans ces conditions, en résolvant ces énigmes, en surmontant ces impossibilités que l’impossible devient possible.

La deuxième grande différence entre le Nord et le Sud concerne la guerre en cours et l’impérialisme. L’impérialisme définit le saut qualitatif réalisé dans le processus d’intégration des trois processus de centralisation économique, politique et militaire que la Première Guerre mondiale a sanctionnés et qui ont atteint leur apogée dans le "néolibéralisme" face à la libre concurrence, à la libre entreprise, à la lutte contre toute concentration de pouvoir qui fausse la concurrence, etc, jusqu’à imposer, comme ils le font, l’inflation des profits ("pricing power", pouvoir de fixer les prix au mépris du "néolibéralisme" autoproclamé) non contents de la prédation qu’ils opèrent à l’échelle mondiale et de la réorganisation du welfare qu’ils ont imposée en leur faveur.

Le mouvement français ne s’est pas exprimé sur la guerre entre les impérialismes. La lutte contre la réforme des retraites s’inscrit dans ce cadre, même si la question n’a jamais été posée, même si le fait que l’Europe soit en guerre et que l’Occident réorganise le welfare en warfare change considérablement la donne politique. C’est peut-être mieux ainsi, même s’il s’agit d’une limite politique évidente. S’il l’avait fait, des positions politiques divergentes, voire opposées, auraient probablement émergé.

Dans le Sud, en revanche, le verdict sur la guerre est clair et unanime : il s’agit d’une guerre entre impérialismes, à l’origine de laquelle se trouve toutefois l’impérialisme usaméricain auquel adhèrent les classes politiques européennes suicidaires. Le Sud n’est divisé qu’entre des États qui sont pour la neutralité et d’autres qui se rangent du côté de la Russie, mais tous rejettent les sanctions et la fourniture d’armes.[1]

Au Sud, la catégorie de l’impérialisme n’a jamais été remise en question comme elle l’a été en Occident. La grande bévue de Negri et Hardt avec "Empire", dont la formation supranationale n’a jamais commencé, est significative d’une différence d’analyse et de sensibilité politique qui les a conduits à affirmer, dans le dernier volume de leur trilogie, qu’après avoir testé la guerre, l’impossible Empire opterait pour la finance. C’est exactement le contraire qui s’est produit : la finance usaméricaine, ayant produit et continuant à produire des crises à répétition qui mettent continuellement le capitalisme au bord de l’effondrement, sauvée exclusivement par l’intervention de la souveraineté des États, au premier rang desquels les USA, oblige ces derniers à la guerre. L’impérialisme contemporain, dont le concept pourrait être résumé (en simplifiant beaucoup) par le triangle monopoles/monnaie/guerre, éclaire aussi les limites des théories qui l’ont ignoré et nous oblige à adopter le point de vue du Sud qui ne l’a jamais abandonné parce qu’il l’a encore sur le dos. Comme nous l’avons aussi, mais nous préférons faire semblant de ne pas l’avoir !


 
Comment sortir de la contre-révolution ?

On est à juste titre admiratif des luttes du prolétariat français. On s’enthousiasme parce qu’on reconnaît des traits des révolutions du XIXème siècle (et même de la grande révolution de 89) qui donnent toujours du fil à retordre à la contre-révolution avec une continuité et une intensité qu’on ne retrouve dans aucun autre pays occidental. Mais il faut rester vigilants. Si les prolétaires français se soulèvent avec une régularité impressionnante contre les " réformes ", ils ne parviennent, du moins jusqu’à aujourd’hui, qu’à retarder leur mise en œuvre ou à les modifier à la marge, produisant et sédimentant, en revanche, des processus de subjectivation inédits qui s’accumulent comme dans les luttes actuelles (des luttes contre la loi travail aux Gilets jaunes en passant par les ZAD). Les luttes, cependant, ont toutes été, au moins jusqu’à présent, défensives, dont le sens réactif peut certes être renversé, mais un handicap de départ considérable demeure.

Pour expliquer ce qu’il faut bien appeler, malgré les grandes résistances exprimées, des "défaites", il faut peut-être revenir sur la manière dont les conquêtes salariales, sociales et politiques se sont imposées. Si, au XIXème siècle, les premières victoires ont été le fruit des luttes des classes ouvrières européennes, au XXème siècle, le Sud a joué un rôle stratégique de plus en plus important.  Ce sont les révolutions, restées une menace au nord et victorieuses au sud, qui ont enrayé la machine État-capital, l’obligeant à faire des concessions. Ce qui faisait peur, c’était l’autonomie et l’indépendance du point de vue prolétarien qui s’y exprimaient. La jonction des révolutions paysannes du Sud avec les luttes ouvrières du Nord a abouti à un front objectif de luttes au-delà de la "ligne de couleur" qui a imposé des augmentations de salaires, le bien-être au Nord et la rupture de la division coloniale qui régnait depuis quatre siècles dans le grand Sud. C’est le fruit le plus important de la révolution soviétique (Lénine n’est jamais allé à Londres ou à Détroit, on l’a plutôt vu à Pékin, Hanoi, Alger...) qui n’a été prolongée que par les "peuples opprimés".

De même que le socialisme est impossible dans un seul pays, il est impossible d’imposer des conditions à la machine Capital-État à partir d’un seul pays.

Les classes ouvrières occidentales avaient été battues par l’éclatement de la Première Guerre mondiale, lorsque l’écrasante majorité du mouvement ouvrier avait accepté de les envoyer à la boucherie pour la gloire de leurs bourgeoisies nationales respectives. Lorsque la classe et le mouvement ouvrier se sont rachetés par l’antifascisme, l’initiative était déjà entre les mains des révolutions "paysannes" qui, par leur force, ont repoussé les centres du capitalisme vers l’Est. À cette époque, les classes ouvrières occidentales ont été intégrées au développement et, même si elles se révoltent, elles ne seront jamais en mesure de menacer véritablement la machine Capital-État. À la même époque, les révolutions du grand Sud se transforment en machines de production ou en États-nations.

La menace révolutionnaire au Nord et sa présence réelle au Sud une fois disparues, le rapport de force s’est radicalement inversé : nous avons commencé à perdre et continuons à perdre, morceau par morceau, tout ce qui avait été conquis (le passage de 60 à 67 ans, sept années de vie capturées d’un seul coup par le capital, est peut-être le signe le plus clair de la défaite). Jusqu’à la contre-révolution qui a commencé dans les années 1970, même quand on était vaincu politiquement, on avançait économiquement, socialement. Aujourd’hui, on perd sur les deux fronts. Aujourd’hui, après la crise de 2008, des luttes significatives éclatent un peu partout (le Mars français en est une) mais à moins que le réseau d’insurrections et de luttes à l’échelle mondiale ne se tisse à nouveau, subjectivement cette fois, je doute que la cage de la contre-révolution puisse être brisée.

Des personnes de bonne volonté se proposent de civiliser la lutte des classes à l’origine des guerres entre États. Nous leur souhaitons bonne chance. En un siècle (1914 - 2022), les différents impérialismes ont conduit l’humanité au bord de l’abîme à quatre reprises : la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale avec l’apogée nazie, la Guerre froide au cours de laquelle la possibilité d’une fin nucléaire de l’humanité s’est concrétisée pour la première fois. La guerre actuelle, dont l’Ukraine ne sera qu’un épisode, pourrait raviver cette dernière éventualité.

Face à cette répétition tragique et récurrente des guerres entre impérialismes (sans parler les autres), il s’agit de reconstruire les rapports de force internationaux et d’élaborer un concept de guerre (de stratégie) adapté à cette nouvelle situation. Le "Manifeste du Parti communiste" en donnait une définition toujours d’actualité, même si elle a été supprimée ou est tombée dans l’oubli de la pacification : "guerre ininterrompue, tantôt dissimulée, tantôt ouverte". Dissimulée ou ouverte, elle nécessite toujours et dans tous les cas une connaissance des rapports de force et une stratégie et un art de la rupture, adaptés à ces rapports. La guerre, historiquement, mais cela semble encore le cas aujourd’hui, peut donner lieu à une "transformation révolutionnaire" ou à une nouvelle accumulation de capital à l’échelle mondiale. Une autre possibilité que le Manifeste de Marx et Engels envisageait est à l’ordre du jour, aggravée par le désastre écologique en cours, "la destruction" non seulement "des deux classes en lutte", mais aussi de l’humanité.

 Note

[1] Laura Richardson, cheffe du commandement militaire usaméricain pour le Sud (qui comprend également tous les pays d'Amérique latine à l'exception du Mexique) a proposé un "deal" à la Colombie, allié historique de l'impérialisme avant le changement de gouvernement. Si le pays acceptait de mettre ses cinquante vieux hélicoptères soviétiques Mi-8 et Mi-17 à la disposition de l'armée ukrainienne, Washington les remplacerait par du matériel neuf. La réponse du président Gustavo Petro a été tranchante et diffère de la soumission honteuse et contre-productive des élites européennes : "Nous garderons ces armes, même si nous devons les transformer en ferraille (...) Nous ne sommes pas dans un camp ou dans l'autre, nous sommes dans le camp de la paix."

 

 

Alain de Rachni

Source des affiches : https://formesdesluttes.org/, où l'on peut trouver des centaines d'images