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15/01/2024

Yémen et alentours : aujourd’hui comme hier et avant-hier, la Perfide Albion continue à faire la guerre aux peuples de la région

Ci-dessous deux articles sur les agissements britanniques actuels à Oman dans le cadre de la préparation d’une guerre contre l’Iran et sur le rôle de la Grande-Bretagne dans la guerre civile au Yémen de 1962 à 1967. Conservateurs ou travaillistes, les gouvernements qui se sont succédé à Londres depuis deux siècles ont tous mené la même politique de mort contre ceux qu’ils considèrent eux aussi comme des « animaux humains » à éliminer. Comme l’a dit Marianne Faithfull : « J'ai commencé à comprendre les Anglais le jour où j'ai enfin réalisé qu'ils disent exactement le contraire de ce qu'ils pensent » [et font le contraire de ce qu’ils disent].-FG

Le Royaume-Uni agrandit discrètement sa base secrète d’espionnage à Oman, près de l’Iran

Phil Miller, Declassified UK, 11/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Les installations d’une station de surveillance du GCHQ [Quartier Général des communications du gouvernementau Moyen-Orient ont été modernisées en prévision d’une nouvelle guerre potentiellement dévastatrice avec l’Iran en défense d’Israël.

  • Le câble de communication posé entre Oman et l’Australie passe par la base militaire britannique de Diego Garcia.
  • La Grande-Bretagne pourrait utiliser Oman comme base de lancement pour des opérations contre les Houthis au Yémen, avertissent des militants en exil.

La station d’espionnage du GCHQ à Salalah, Oman. Photo : Google Earth


Une base d’espionnage britannique située près de l’Iran a fait l’objet d’importants travaux de construction au cours des deux dernières années, selon Declassified. Des images satellite montrent qu’une multitude de travaux de construction ont eu lieu sur un site du GCHQ à Oman, une autocratie pro-britannique située entre l’Iran et le Yémen.

Le site est susceptible de jouer un rôle clé dans une région où la Grande-Bretagne cherche à contrer le mouvement houthi du Yémen et les autorités iraniennes. Tous deux s’opposent au soutien occidental au génocide israélien à Gaza.

Les dirigeants houthis ont promis de bloquer les navires liés à Israël dans la mer Rouge jusqu’à ce que Benjamin Netanyahou cesse d’attaquer les Palestiniens. Dans la nuit de mardi 8 à mercredi 9 janvier 2024, la Royal Navy a abattu des drones houthis en mer Rouge. Le ministre britannique de la Défense, Grant Shapps, a déclaré hier qu’il fallait “surveiller cet espace” pour d’éventuelles frappes au Yémen.

Un millier de soldats britanniques sont stationnés à Oman, où le GCHQ exploite trois sites de surveillance. L’un d’entre eux se trouve sur la côte sud, près de la ville de Salalah, à 120 km du Yémen. Connu sous le nom de code Clarinet, son existence a été révélée par les fuites de Snowden en 2014.

Declassified a publié les premières photos de Clarinet en 2020, montrant son radôme de type balle de golf, d’une taille similaire à ceux observés sur d’autres sites du GCHQ. Des images satellite plus récentes montrent d’importants travaux de construction dans le périmètre de 1,4 km du site.

Deux nouveaux bâtiments ont été construits et les fondations de deux autres ont été posées. Le plus grand des nouveaux bâtiments a une superficie équivalente à celle de six courts de tennis et semble comporter plusieurs étages. Un porte-parole du GCHQ a répondu à nos conclusions : « Nous ne sommes pas en mesure de faire des commentaires sur des questions opérationnelles ».

 Câbles sous-marins

Les cartes marines confirment que Clarinet est situé à l’un des rares endroits d’Oman où des câbles sous-marins viennent s’échouer. Ceux-ci doivent être indiqués sur les cartes marines afin d’éviter que les navires ne les déplacent pas avec leurs ancres. Ces câbles transportent des câbles internet en fibre optique entre les continents, ce qui permet au GCHQ de pirater le trafic en ligne dans le monde entier.

Un nouveau pipeline de communication de 10 000 km, l’Oman Australia Cable, est en cours de pose entre Perth et Salalah. Initialement présenté comme un projet commercial mené par une société australienne, Subco, il est apparu depuis que le câble passe par la base militaire usaméricano-britannique de l’atoll de Diego Garcia, dans l’océan Indien.

L’armée usaméricaine a payé 300 millions de dollars pour que le câble soit détourné via Diego Garcia, dans le cadre d’une opération dont le nom de code est Big Wave. Diego Garcia fait partie des îles Chagos, dont la communauté indigène a été expulsée par la Grande-Bretagne dans les années 1960 pour faire place à la base usaméricaine, en échange d’une remise sur l’achat de sous-marins nucléaires.

La base a été un point d’appui essentiel pour les forces usaméricaines qui ont attaqué l’Irak et l’Afghanistan, et le Pentagone devrait l’utiliser en cas de guerre avec l’Iran. L’installation du câble à fibres optiques signifie que la base ne dépendra plus des connexions par satellite pour communiquer avec la terre ferme.

Perth, ville de l’ouest de l’Australie qui accueille l’autre extrémité du câble, est également devenue de plus en plus géostratégique. L’année dernière, la Grande-Bretagne a obtenu l’autorisation de baser certains de ses sous-marins à propulsion nucléaire dans le port, dans le cadre du pacte controversé AUKUS. Cela permettra à la Royal Navy d’organiser des patrouilles sous-marines plus fréquentes près de la Chine.

Le GCHQ à Oman

En sortant de la troisième ville d’Oman par l’est, l’autoroute de Salalah est bordée de palmiers. La circulation tourne à droite au rond-point de Maamoura, faisant passer les voitures entre un palais royal tentaculaire et la vaste base militaire de Razat. À un kilomètre de la route goudronnée se trouve l’entrée d’un chemin de terre, gardé par des blocs de béton et un poste de contrôle de la police.

La plupart des conducteurs l’ignorent et poursuivent leur route le long de la chaussée côtière, s’arrêtant peut-être au parc aquatique Hawana ou à la station balnéaire Rotana. Mais les quelques privilégiés qui bifurqueront ici arriveront à une installation non signalée, qui se distingue par ses imposants pylônes radio et sa balle de golf blanche géante.

Récemment étiqueté sur Google Maps sous le nom de 94 Omantel, il ne s’agit pas seulement d’une partie de l’entreprise publique de téléphonie d’Oman, connue pour servir de couverture aux espions. Selon les fichiers des services de renseignement usaméricains divulgués par le lanceur d’alerte Edward Snowden, Clarinet, où les espions britanniques recueillent les données de millions d’utilisateurs d’Internet dans le golfe Arabo-Persique, est une installation correspondant à cette description.

Bien que Snowden ait partagé la fuite avec le Guardian, ce dernier n’a pas publié les détails des installations du GCHQ à Oman. Le GCHQ s’est rendu dans les bureaux londoniens du média pour superviser la destruction des fichiers. Les informations n’ont été révélées que plus tard par le journaliste d’investigation Duncan Campbell, sur le site d’information informatique The Register.

Pour les Omanais, cela a confirmé ce que beaucoup soupçonnaient déjà : les services de renseignement britanniques sont imbriqués dans l’appareil de sécurité de leur pays, un outil qui tourne souvent son regard vers eux autant qu’il surveille ses adversaires.

La répression est la norme à Oman, où tous les partis politiques sont interdits et les médias indépendants muselés. L’Oman occupe la 155e  place sur 180 pays dans le dernier classement mondial de la liberté de la presse publié par l’organisation de défense des droits humains Reporters sans frontières.

Oman est effectivement le meilleur État vassal de la Grande-Bretagne dans la région. Sa propre agence de renseignement a été créée par des officiers britanniques, vétérans du GCHQ et dirigés par une personne détachée du MI6 jusqu’en 1993. Appelée à l’origine “Département de recherche d’Oman”, puis rebaptisée ”Service de sécurité intérieure”, elle est placée sous le commandement du cabinet royal.

Elle est dirigée par le général Sultan bin Mohammed al-Naamani. Il s’est bien débrouillé pour un fonctionnaire, achetant un manoir de 16 millions de livres dans le Surrey à l’ancien capitaine de l’équipe d’Angleterre de football, John Terry. En 2021, des manifestations contre la corruption ont envahi le pays, organisées secrètement dans le cadre d’une marche pour la Palestine sanctionnée par l’État.

Solidarité avec la Palestine

Le soutien à Gaza reste important, ce qui rend l’alliance du sultan avec la Grande-Bretagne de plus en plus risquée.

Les Omanais ont commencé à affronter les troupes britanniques sur leur base de porte-avions dans le port de Duqm. Dans une vidéo filmée à la cantine du Village Renaissance, un Omanais s’adresse à cinq soldats britanniques assis à une table : « Ce pays [la Grande-Bretagne] est un putain de pro-israélien, vous devriez partir d’ici. Vous devriez partir d’ici. Il est temps pour vous de partir d’ici ».

Alors qu’un capitaine britannique tentait de s’éloigner, l’Omanais a critiqué Rishi Sunak pour avoir envoyé deux navires de guerre soutenir Israël après le 7 octobre. Le ministre de la Défense, James Heappey, a déclaré au Parlement : « Nous sommes au courant que des militaires ont été approchés à Oman. La sécurité de nos forces armées est de la plus haute importance et la sécurité de notre personnel est constamment surveillée ».

Mohammed al-Fazari, journaliste omanais en exil et rédacteur en chef de Muwatin [Citoyens, bilingue arabe/anglais], a déclaré à Declassified : « Si une déclaration de guerre contre les rebelles houthis devait avoir lieu, il ne fait aucun doute que les Britanniques utiliseraient Oman comme rampe de lancement. Oman a toujours servi de base à partir de laquelle les forces britanniques [...] ont été déployées dans de nombreux conflits régionaux. »

Al-Fazari estime que les Omanais sont « sans équivoque alignés sur la cause palestinienne" »et que leur opposition à la présence britannique dans le pays « s’intensifierait s’il s’avérait que ces bases militaires soutiennent l’entité d’occupation sioniste ».

Nabhan Alhanshi, un militant en exil qui dirige le Centre omanais pour les droits humains, a déclaré qu’il était préoccupé par « l’utilisation potentielle du site [du GCHQ] pour des activités incompatibles avec les intérêts des Omanais ordinaires, en particulier ceux qui ont une position pro-palestinienne ».

Il a ajouté : « Il existe une véritable crainte que le Royaume-Uni, en soutenant les efforts d’Israël contre le Hamas, ne fasse d’Oman un partenaire et un allié d’Israël, contrairement à ce qu’il a déclaré publiquement. »

Omantel, Subco et la marine usaméricaine n’ont pour le moment pas répondu à nos demandes de commentaires.

La guerre secrète de la Grande-Bretagne au Yémen

Mark Curtis, Declassified UK, 5/10/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Ce n’est pas la première fois que le Royaume-Uni contribue à la dévastation du Yémen. Il y a soixante ans, un coup d’État au Yémen du Nord a incité les autorités britanniques à lancer une guerre secrète qui a également fait des dizaines de milliers de morts - et, comme aujourd’hui, aucun ministre britannique n’a jamais eu à rendre de comptes.

Des mercenaires britanniques aident des royalistes yéménites à installer une mitrailleuse pendant la guerre civile de 1962-1967. (Photo : HUM Images via Getty)

La guerre brutale au Yémen, qui fait rage depuis 2015, est la pire catastrophe humanitaire au monde. Depuis avril 2022, une trêve délicate a permis d’atténuer quelque peu l’horreur, mais cet accord semble en passe de s’effondrer.

Il devrait être temps de réfléchir à qui, de tous les côtés du conflit, y compris en Grande-Bretagne, pourrait être inculpé de crimes de guerre. Près de 9 000 civils ont été tués dans plus de 25 000 frappes aériennes, principalement saoudiennes, qui ont été facilitées par la Royal Air Force britannique. Des dizaines de milliers d’autres personnes ont été tuées dans le conflit.

Les Nations unies ont allégué à plusieurs reprises que des crimes de guerre avaient été commis, mais aucun Saoudien, Britannique ou Yéménite n’a été amené à rendre des comptes, et il est peu probable qu’il le soit. Tragiquement, l’histoire se répète et ce sont les Yéménites ordinaires qui en paient une fois de plus le prix.

Muhammad al-Badr priant avec ses gardes, 1962

Il y a soixante ans, en septembre 1962, le roi et imam du Yémen du Nord, Muhammad al-Badr, était renversé par un coup d’État populaire. Al-Badr n’était au pouvoir que depuis une semaine, ayant succédé au régime de son père, un royaume féodal où 80 % de la population était paysanne et qui était contrôlé par la corruption, un système fiscal coercitif et une politique du “diviser pour régner”.

Le coup d’État a été mené par le colonel Abdullah al-Sallal, un nationaliste arabe au sein de l’armée yéménite, qui a proclamé la République arabe du Yémen et qui a établi des liens étroits avec le gouvernement égyptien de Gamal Abdel Nasser.

Nasser, leader de facto des forces nationalistes de la région, était le principal ennemi du Royaume-Uni. Il prônait une politique étrangère indépendante et la Grande-Bretagne n’avait pas réussi à l’anéantir lors de son invasion infructueuse du canal de Suez en Égypte en 1956.

Les forces royalistes qui soutiennent al-Badr prennent les collines et entament une insurrection, bientôt soutenue par l’Arabie saoudite, contre le nouveau régime républicain, tandis que Nasser déploie des troupes égyptiennes au Yémen du Nord pour soutenir le nouveau gouvernement.

La Grande-Bretagne a choisi, comme dans la guerre actuelle, de s’allier aux Saoudiens pour renverser le nouveau gouvernement et restaurer un régime pro-occidental.

Ironiquement, les royalistes yéménites qu’ils soutenaient étaient issus du groupe religieux chiite zaïdite, dont les adeptes actuels se rassemblent principalement autour du mouvement rebelle houthi, que la Grande-Bretagne et l’Arabie saoudite cherchent aujourd’hui à détruire.

“Sournois, peu fiables et perfides”

Les dossiers déclassifiés sont fascinants car ils montrent que les fonctionnaires britanniques étaient conscients de soutenir le “mauvais” camp.

Christopher Gandy, le plus haut responsable britannique au Yémen du Nord, a noté peu après le coup d’État que le règne de l’ancien imam était “impopulaire auprès d’une grande partie de la population” et que son “monopole du pouvoir était "très mal perçu”.

Cette situation a été exploitée par le nouveau gouvernement républicain qui a rapidement nommé des personnes issues de “classes, régions et sectes précédemment négligées dans la distribution du pouvoir”.

Gandy a écrit que, contrairement à l’“autocratie arbitraire” de l’imam, les républicains étaient “beaucoup plus ouverts au contact et à l’argumentation raisonnée”.

Il a ainsi recommandé au Royaume-Uni de reconnaître le nouveau gouvernement yéménite, affirmant que celui-ci était intéressé par des relations amicales avec la Grande-Bretagne et que c’était “le meilleur moyen d’empêcher une augmentation” de l’influence égyptienne.

Gandy a cependant été écarté à la fois par ses maîtres politiques à Londres et par les fonctionnaires de la ville voisine d’Aden. Cette dernière était alors une colonie britannique entourée d’un “protectorat” britannique connu sous le nom de Fédération d’Arabie du Sud (qui deviendra plus tard le Yémen du Sud).

La fédération était un ensemble de fiefs féodaux présidés par des dirigeants autocratiques semblables à al-Badr qui venait d’être renversé au Yémen, et entretenus par des pots-de-vin britanniques.

Un fonctionnaire du bureau du Premier ministre Harold Macmillan a noté que Nasser avait été « capable de capturer la plupart des forces dynamiques et modernes de la région alors que nous avons dû, par notre propre choix, soutenir des forces qui ne sont pas simplement réactionnaires (ce qui n’aurait pas tant d’importance), mais sournoises, peu fiables et traîtresses ».

Macmillan lui-même a admis qu’il était « répugnant pour l’équité politique et la prudence que nous apparaissions si souvent comme soutenant des régimes désuets et despotiques et comme nous opposant à la croissance de formes modernes et plus démocratiques de gouvernement ».

Menace d’un bon exemple

Le grand enjeu pour Whitehall [siège du gouvernement britannique, NdT] était de conserver la base militaire du Royaume-Uni dans la ville portuaire d’Aden. Cette base était la pierre angulaire de la politique militaire britannique dans la région du Golfe, où le Royaume-Uni était alors la principale puissance, contrôlant directement les cheikhs du Golfe et possédant d’énormes intérêts pétroliers au Koweït et ailleurs.

On craignait qu’un Yémen du Nord progressiste, républicain et nationaliste arabe ne serve d’exemple aux cheikhats féodaux du Golfe et du Moyen-Orient élargi, ainsi qu’à Aden même.

Le ministre des Affaires étrangères, Alec Douglas-Home, a déclaré, peu après le coup d’État républicain, qu’Aden ne pouvait être protégée contre “un régime républicain fermement établi au Yémen”.

Une réunion ministérielle a également conclu que si la Grande-Bretagne était forcée de quitter Aden, cela porterait “un coup dévastateur à notre prestige et à notre autorité” dans la région.

Le fait même de reconnaître le nouveau gouvernement yéménite pourrait entraîner “un effondrement du moral des dirigeants pro-britanniques du protectorat”, mettant “en péril toute la position britannique dans la région”.


Alec Douglas - Home

Ces préoccupations étaient partagées par le royaume médiéval de la région, l’Arabie saoudite, qui, à l’époque comme aujourd’hui, craignait le renversement des monarchies par des forces nationalistes. Les planificateurs britanniques ont reconnu que les Saoudiens “n’étaient pas très préoccupés par la forme de gouvernement à établir au Yémen, à condition qu’il ne soit pas sous le contrôle” de l’Égypte - n’importe quel autre gouvernement ferait l’affaire.

Cette menace s’est accrue lorsque Nasser et al-Sallal ont apporté un soutien diplomatique et matériel aux forces républicaines anti-britanniques à Aden et dans la fédération et ont mené une campagne publique exhortant les Britanniques à se retirer de leurs possessions impériales.

Sir Kennedy Trevaskis, haut-commissaire britannique à Aden, a fait remarquer que si les Yéménites parvenaient à prendre le contrôle d’Aden, “le Yémen disposerait pour la première fois d’une grande ville moderne et d’un port d’importance international”.

Plus important encore, “sur le plan économique, il offrirait les plus grands avantages à un pays si pauvre et si peu développé” - une considération qui n’avait cependant aucune importance dans la planification britannique.

Un gouvernement faible au Yémen

Les responsables britanniques ont décidé de s’engager dans une campagne secrète visant à promouvoir les forces qu’ils considéraient comme “perfides” et “despotiques” afin de saper celles qui étaient reconnues comme “populaires” et “plus démocratiques” et de s’assurer que la menace de ces dernières ne s’étende pas.

Surtout, ils l’ont fait en sachant que leurs clients avaient peu de chances de l’emporter. La campagne a été entreprise simplement pour causer des ennuis aux républicains et aux Égyptiens, alors qu’ils détenaient la majorité du pays et les centres de population.

Harold Macmillan note en février 1963 qu’“à long terme, une victoire républicaine est inévitable”. Il a déclaré au président usaméricain Kennedy : « Je suis tout à fait conscient que les loyalistes [sic] ne gagneront probablement pas au Yémen en fin de compte, mais cela ne nous arrangerait pas trop que le nouveau régime yéménite s’occupe de ses propres affaires internes au cours des prochaines années ».

Ce que la Grande-Bretagne voulait donc, c’était “un gouvernement faible au Yémen qui ne soit pas en mesure de créer des problèmes”, écrivait-il.

Une note adressée à Macmillan par l’un de ses fonctionnaires indique de la même manière : « Tous les départements semblent s’accorder sur le fait que l’impasse actuelle au Yémen, où les républicains et les royalistes se battent les uns contre les autres et n’ont donc ni le temps ni l’énergie de nous causer des ennuis à Aden, convient parfaitement à nos propres intérêts ».

La campagne secrète

Il est difficile de reconstituer la chronologie des actions secrètes britanniques en raison de la censure des dossiers britanniques. Mais l’analyse de Stephen Dorril, expert du MI6, dans son ouvrage complet sur le MI6, réalisé principalement à partir de sources secondaires et d’interviews, facilite la tâche. Deux autres ouvrages notables ont été publiés, par Clive Jones et Duff Hart-Davis.

Peu après le coup d’État de septembre 1962, le roi Hussein de Jordanie s’est rendu à Londres où il a rencontré le ministre de l’Air Julian Amery et a exhorté le gouvernement Macmillan à ne pas reconnaître le nouveau régime yéménite. Les deux hommes ont convenu que l’agent du MI6 Neil “Billy” McLean, un député conservateur en exercice, visiterait la région et ferait un rapport au Premier ministre.

Dorril note que l’ancien vice-chef du MI6, George Young, alors banquier chez Kleinwort Benson, a été contacté par le Mossad, les services secrets israéliens, pour trouver un Britannique acceptable pour les Saoudiens afin de mener une guérilla contre les républicains. Young a alors présenté McLean à Dan Hiram, l’attaché de défense israélien, qui a promis de fournir des armes, de l’argent et de l’entraînement, ce que les Saoudiens ont saisi avec empressement.

En octobre 1962, McLean s’est rendu en Arabie Saoudite en tant qu’invité personnel du roi Saoud, qui a demandé à la Grande-Bretagne de fournir une aide aux royalistes, en particulier “un soutien aérien... si possible ouvertement, mais si ce n’est pas possible, alors clandestinement”.

Début novembre 1962, les royalistes recevaient des armes et de l’argent saoudiens et, le même mois, le ministère britannique des Affaires étrangères publiait un document d’orientation décrivant les options qui s’offraient au gouvernement, y compris l’aide secrète.

Le 7 janvier 1963, la commission du cabinet chargée de l’outre-mer et de la défense préconise de ne pas reconnaître le nouveau régime au Yémen et, si la Grande-Bretagne devait apporter une aide aux royalistes, de le faire à distance plutôt que directement.

Le mois suivant, des positions de la Fédération d’Arabie du Sud sont attaquées par des tribus yéménites et les troupes égyptiennes lancent une offensive dans les montagnes du Yémen tenues par les royalistes. Macmillan nomme Julian Amery ministre pour Aden, avec pour mission d’organiser secrètement le soutien britannique aux royalistes, depuis son bureau au ministère de l’Aviation.

Fournitures d’armes

McLean se rend au Yémen pour la troisième fois le 1er mars 1963. Peu après, une délégation royaliste s’est rendue en Israël, à la suite de quoi des avions israéliens banalisés ont effectué des vols à partir de Djibouti pour larguer des armes sur les zones royalistes.

Début mars, les dossiers confirment que la Grande-Bretagne était déjà impliquée dans la fourniture d’armes aux royalistes, par l’intermédiaire de Sherif Ben Hussein, le chef tribal de Beihan dans la fédération.

Selon Dorril, des armes légères d’une valeur de plusieurs millions de livres, dont 50 000 fusils, ont été secrètement transportées par avion depuis une base de la RAF dans le Wiltshire. Pour masquer leur origine, elles ont été débarquées en Jordanie pour y être acheminées. À la fin du mois, les royalistes ont regagné une partie du territoire qu’ils avaient perdu.

Lors d’une réunion qui s’est tenue fin avril 1963 et à laquelle ont participé Dick White, chef du MI6, McLean, David Stirling, fondateur du SAS, Brian Franks, ancien officier du SAS, Douglas-Home et Amery, Stirling et Franks ont été informés qu’il ne pouvait y avoir d’implication officielle du SAS et ont été invités à recommander quelqu’un qui pourrait organiser une opération de mercenariat.

Dorril note qu’ils ont approché Jim Johnson, un commandant SAS récemment retraité, et le lieutenant-colonel John Woodhouse, commandant du 22e  Régiment SAS. McLean, Johnson et Stirling ont été présentés par Amery au ministre royaliste des Affaires étrangères, Ahmed al-Shami, qui a signé un chèque de 5 000 £ pour l’opération.

Le plan proposé pour le Yémen a fait l’objet d’un débat houleux à Whitehall, mais le Premier ministre a finalement été persuadé de le soutenir et a chargé le MI6 d’aider les royalistes. Une task force [force opérationnelle] du MI6 a été mise en place pour coordonner la fourniture d’armes et de personnel. Elle est organisée par John Burke da Silva, ancien chef de la station du MI6 à Bahreïn.

En octobre 1963, Macmillan démissionne pour être remplacé par Douglas-Home au poste de premier ministre, ce qui met temporairement en suspens les projets, car le nouveau ministre des Affaires étrangères, Rab Butler, s’oppose à un soutien occulte aux royalistes.

Harold Macmillan a été premier ministre de 1957 à 1963

Opération Rancour [Rancœur]

Au début de l’année 1964, Johnny Cooper, officier du SAS, participe à des activités de renseignement contre les forces égyptiennes, tandis que son équipe entraîne l’armée royaliste. En février, l’équipe de Cooper gère des zones de largage dans lesquelles sont parachutées des armes et des munitions, avec le soutien discret du MI6 et de la CIA.

Le secrétaire US à la Défense, Peter Thorneycroft, demande en privé à la Grande-Bretagne d’organiser des “révoltes tribales” dans les zones frontalières. Cela devrait impliquer “une action clandestine... pour saboter les centres de renseignement et tuer le personnel engagé dans des activités anti-britanniques”, y compris le QG des services de renseignement égyptiens à Taiz, et mener “des activités secrètes de propagande anti-égyptienne au Yémen".

Il plaide également en faveur d’une “aide supplémentaire” aux royalistes, comprenant “soit de l’argent, soit des armes, soit les deux”.

En avril 1964, les Britanniques avaient déjà autorisé la pose de mines (appelée Opération Eggshell [Coquille d’œuf]), la distribution d’armes et de munitions aux membres des tribus dans la zone frontalière Opération Stirrup [Étrier]) et le sabotage dans la zone frontalière (Opération Bangle [Bracelet]).

Des actes de “subversion sur le territoire yéménite contre des cibles individuelles” sont menés “sous le contrôle d’officiers britanniques au sein de la Fédération”, selon une note du ministère de la Défense. Ces officiers « peuvent distribuer des armes et de l’argent par tranches en fonction de la situation locale et proportionnellement aux succès obtenus ».

L’Opération Rancour était le nom de code donné aux « opérations secrètes actuelles visant à exploiter [sic] les tribus dissidentes jusqu’à 20 miles à l’intérieur du Yémen pour neutraliser l’action subversive égyptienne contre Aden ».

Un défenseur de la civilisation dans le quartier de Kraytar à Aden, le 4 octobre 1965, pendant l'insurrection contre la domination coloniale britannique. Photo Norman Potter / Express / Getty Images

 Assassinat

Un document top secret extraordinaire conservé dans les dossiers du gouvernement va encore plus loin dans l’examen des options qui s’offrent à la Grande-Bretagne.

Il s’intitule « Yémen : L’éventail des possibilités d’action qui s’offrent à nous » et envisageait “l’assassinat ou d’autres actions contre le personnel clé” impliqué dans la subversion au sein de la Fédération, “en particulier les officiers des services de renseignement égyptiens”.

Il décrit également “une action visant à stimuler une campagne de guérilla” dans la zone frontalière par la fourniture d’armes et d’argent et “des actes de sabotage sans représailles”, y compris à Sanaa, la principale ville du Yémen du Nord.

Il suggère de “fermer les yeux” sur les livraisons d’armes saoudiennes aux royalistes et de diffuser des faux tracts dans les zones du Yémen contrôlées par les républicains, ainsi que des “émissions de radio noires” à partir de la fédération.

Alors que ces options étaient débattues en privé, le 14 mai 1964, le Premier ministre Douglas-Home a menti au parlement en déclarant : « Notre politique à l’égard du Yémen est une politique de non-intervention dans les affaires de ce pays. Nous n’avons donc pas pour politique de fournir des armes aux royalistes du Yémen ».

Fin juillet, les ministres ont pris la décision de promouvoir de “nouvelles mesures” pour soutenir les royalistes, c’est-à-dire de “donner toutes les facilités nécessaires” aux Saoudiens pour se procurer des armes auprès de la Grande-Bretagne.

L’ambassadeur britannique en Arabie saoudite, Colin Crowe, a ensuite rencontré le prince héritier Fayçal et lui a fait part de la volonté du Royaume-Uni de fournir des armes aux Saoudiens pour qu’ils les utilisent au Yémen, tout en précisant que Londres ne pouvait pas fournir d’aide directe aux royalistes.

Hier comme aujourd’hui, Whitehall utilisait les Saoudiens comme factotums pour mener une guerre régionale.

 

La prison anglaise de Kraytar [“Crater” en british]  en 1960

Soutien complet

Dorril note que Dick White, le chef du MI6, a convaincu le nouveau Premier ministre Douglas-Home de soutenir une “opération mercenaire clandestine” et que le feu vert pour un soutien plus complet aux royalistes a été donné au cours de l’été 1964.

Quelque 48 anciens militaires ont été employés comme mercenaires cette année-là, dont une douzaine d’anciens membres du SAS. Les officiers du MI6 ont fourni des renseignements et un soutien logistique, tandis que le GCHQ [Quartier Général des communications du gouvernement a localisé les unités républicaines.

Les agents du MI6 ont également coordonné le passage des tribus de la Fédération au Yémen, où ils ont suivi des officiers de l’armée égyptienne.

Dans ce qui s’est avéré être guerre une sale, les officiers du MI6 ont “manipulé” les membres des tribus et ont aidé à “diriger la pose de bombes” sur les avant-postes militaires égyptiens le long de la frontière, tandis que les villes de garnison étaient “mitraillées” et les personnalités politiques “assassinées”, note Dorril.

Une lettre contenue dans les dossiers du gouvernement a été écrite en août 1964 par un mercenaire, le lieutenant-colonel Michael Webb, qui dit avoir récemment pris sa retraite de l’armée, à Julian Amery. Webb dit qu’il se bat avec les forces de l’imam depuis quelques semaines et qu’il se présente comme journaliste indépendant.

Il a tenu l’ambassade britannique « pleinement informée de mes mouvements et lui a donné toutes les informations que j’ai obtenues ».

Le mois suivant, une note adressée au Premier ministre recommandait la fourniture de bazookas et de munitions au chérif de Beihan “à l’usage d’un groupe dissident à Taiz”, c’est-à-dire au Yémen.

Au même moment, Stirling rencontre le ministre royaliste des Affaires étrangères, al-Shami, à Aden, où ils sont rejoints par un officier du MI6 et élaborent des plans pour établir un approvisionnement régulier en armes et en munitions pour les forces royalistes.

Gouvernement travailliste

En octobre 1964, l’élection du gouvernement travailliste d’Harold Wilson ne semble pas avoir sensiblement perturbé les opérations secrètes. Dorril note que la RAF a entrepris des bombardements secrets en représailles aux attaques égyptiennes contre les convois de chameaux fournissant des armes aux mercenaires français et britanniques.

La Grande-Bretagne a conclu un contrat d’une valeur de 26 millions de livres avec une société privée, Airwork, afin de fournir du personnel pour la formation des pilotes et du personnel au sol saoudiens. Airwork a également recruté d’anciens pilotes de la RAF en tant que mercenaires pour effectuer des missions opérationnelles contre des cibles égyptiennes et républicaines le long de la frontière yéménite.

En 1965, le MI6 affrétait des avions avec des pilotes discrets et avait obtenu l’accord d’Israël pour utiliser son territoire pour monter des opérations. Ces opérations se sont poursuivies jusqu’en 1967, selon les dossiers.

Une note du Foreign Office de mars 1967 indique que les pilotes britanniques ont été recrutés par Airwork pour piloter cinq Lightnings et cinq Hunters déjà fournis par la Grande-Bretagne. Cette note dit ceci : « Nous n’avons soulevé aucune objection à ce qu’ils soient employés dans des opérations, bien que nous ayons clairement fait comprendre aux Saoudiens que nous ne pouvions pas acquiescer publiquement à de tels arrangements ».

Après un cessez-le-feu déclaré en août 1965, les mercenaires soutenus par les Britanniques se sont contentés de fournir une aide médicale et de maintenir les communications. À la fin de l’année 1966, la guerre a repris et les combats ont abouti à une impasse, mais les Britanniques continuent de mener une vaste opération de mercenariat au Yémen.

“La capture d'Aden”, janvier 1839 : “La redition des défenseurs” yéménites de la forteresse de Sirah. Carte postale du début du XXème siècle d'après une peinture du Capitaine Rundle, membre de l'expédition. Pour l'empire britannique, Aden, à égale distance entre Alexandrie et Bombay, était stratégique pour contrôler la “route des Indes”. Ce rôle sera accru après l'inauguration du Canal de Suez (1869). [NdT]

Fin de la guerre

Après la défaite de l’Égypte face à Israël lors de la guerre de 1967, Nasser a décidé de retirer ses troupes du Yémen et, en novembre, la Grande-Bretagne a été contrainte de se retirer d’Aden. Pourtant, des dossiers datant de mars 1967 font référence à des “opérations secrètes en Arabie du Sud” et à des “opérations Rancour II”.

Un article de juin 1967 observe que « les opérations Rancour au Yémen ont été extrêmement fructueuses en repoussant les Égyptiens de certaines parties de la frontière et en les immobilisant ».

Malgré le retrait égyptien, la guerre civile au Yémen se poursuit. En 1969, deux mercenaires d’une autre société privée, Watchguard, ont été tués alors qu’ils dirigeaient une bande de guérilleros royalistes dans le Nord.

En mars 1969, les Saoudiens coupent les vivres aux royalistes et un traité est signé pour mettre fin aux hostilités avec le pays qui renaît sous le nom de Yémen du Nord.

Al-Badr s’est alors réfugié en Angleterre où il est resté jusqu’à sa mort en 1996.

Le nombre de personnes mortes au Yémen au cours des années 1960 n’a jamais été établi avec précision, mais il pourrait s’être élevé à 200 000.

Le colonel Jim Johnson, qui a dirigé les mercenaires britanniques au Yémen, a ensuite été nommé aide de camp de la reine Élisabeth. Il a ensuite créé une autre société de mercenaires, Keenie Meenie Services, qui a combattu au Nicaragua et au Sri Lanka. Ses activités au Sri Lanka font actuellement l’objet d’une enquête menée par l’équipe de Scotland Yard chargée des crimes de guerre.

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18/08/2023

Mohammad Mossadegh, Premier ministre de l’Iran, 1951-1953 : une biographie

The Mossadegh Project, 3/10/2013

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

“Je mets ma confiance dans le soutien du peuple iranien. C’est tout.”
Mossadegh

 

 

Mohammad Mossadegh est né le 16 juin 1882 à Téhéran. Son père, Mirza Hedayat Ashtiani, était ministre des Finances de l’Iran et sa mère, Najm al-Saltaneh, était étroitement liée à la dynastie régnante Kadjar (1789-1925). Quand il avait 10 ans, son père est décédé, le laissant avec sa seule sœur, plus jeune, à la charge de sa mère.

En reconnaissance des services rendus par son défunt père à la couronne, le monarque Nasir al-Din Shah lui a donné le titre de “Mossadegh al-Saltaneh”. Des années plus tard, lorsqu’un système de carte d’identité nationale a été introduit en Iran, il a choisi le nom de famille de Mossadegh, qui signifie “vrai et authentique”.

 

La carrière de Mossadegh commence à l’âge exceptionnellement jeune de 15 ans, lorsqu’il est nommé, toujours en l’honneur de son père, Mostofi (chef des finances) de la province du Khorasan. Tout en s’intéressant à la science moderne, il pratique divers sports et apprend à jouer du Tar, un instrument à cordes traditionnel persan.

 

À 19 ans, il épouse Zia al-Saltaneh, une princesse kadjar, qu’il considère comme “la personne que je chéris le plus après ma mère”. Le couple aura trois filles - Zia Ashraf, Mansoureh et Khadijeh - et deux fils, Ahmad et Gholam-Hossein.

 

Mossadegh n’avait que 21 ans lorsque les habitants d’Ispahan l’ont élu au Majlis (Parlement iranien) pour les représenter. Cependant, comme il n’avait pas l’âge légal requis, il a retiré son nom de la liste des candidats. Au cours du mouvement constitutionnaliste de 1905-1911, Mossadegh a participé activement aux événements qui ont conduit à l’établissement d’une monarchie constitutionnelle en lieu et place du régime monarchique arbitraire.

 

Mossadegh a étudié les sciences politiques à Téhéran et, en 1909, il a poursuivi ses études à Paris. Pendant son séjour à Paris, il a commencé à ressentir une faiblesse et une fatigue extrêmes et a été contraint d’abandonner ses études et de rentrer en Iran. Tout au long de sa vie, il a été accablé par ce problème persistant, mieux connu aujourd’hui sous le nom de “syndrome de fatigue chronique”. Plus tard, il retourne en Europe et étudie le droit à l’université de Neuchâtel, en Suisse. En juin 1913, il devient le premier Iranien à obtenir un doctorat en droit et rentre en Iran un jour seulement avant le début de la Première Guerre mondiale.


En 1912

 

Peu après son retour en Iran, Mossadegh fait l’objet d’une accusation malveillante de la part d’un rival politique. Cette accusation infondée l’a tellement bouleversé qu’il est tombé malade et a eu de la fièvre. Sa mère, connue pour avoir fondé l’hôpital de bienfaisance Najmieh à Téhéran, a remarqué qu’il était malheureux et lui a dit qu’elle aurait préféré qu’il étudie la médecine plutôt que le droit. Quiconque étudie le droit et se lance dans la politique doit être prêt à subir toutes sortes de calomnies et d’insultes, lui dit-elle, mais “la valeur d’une personne dans la société dépend de ce qu’elle endure pour le bien du peuple”. Dans ses mémoires, Mossadegh a écrit que ces paroles de sagesse l’avaient préparé à la vie qu’il avait choisie et qu’à partir de ce moment-là, plus il était confronté à des épreuves et à des insultes, plus il était prêt à servir le pays.

 

Mossadegh accepte un poste au sein du gouvernement en tant que secrétaire adjoint du ministère des Finances, où il tente de lutter contre la corruption et fait condamner plusieurs personnes. En 1919, il choisit de s’exiler en Suisse pour protester contre un accord entre le gouvernement et la Grande-Bretagne qu’il jugeait très inquiétant. La principale disposition de cet accord consistait à confier à des conseillers britanniques la supervision de l’armée et des systèmes financiers iraniens. Craignant le pire pour l’Iran, il a mené une campagne fébrile contre cet accord en Europe et a écrit à la Société des Nations pour demander de l’aide dans cette affaire. Mossadegh est rentré en Iran après le rejet de l’accord par le Majlis.

 

La réputation de Mossadegh en tant qu’homme politique honnête, juste et concerné l’avait précédé lors de son retour en Iran. Lors de ses déplacements dans la province du Fars, il est accueilli chaleureusement par les habitants et se voit proposer de devenir leur gouverneur, ce qu’il accepte. Après quelques mois, il démissionne de ce poste pour protester contre le coup d’État de 1920 à Téhéran, inspiré par les Britanniques, qui aboutira à l’établissement de la dynastie Pahlavi en 1925. Il occupe cependant le poste de ministre de la Justice dans le gouvernement du Premier ministre Ghavam, puis devient ministre des Affaires étrangères. En 1923, Mossadegh a été élu au 5e  Majlis et a commencé son opposition historique à l’établissement de la dynastie Pahlavi par Reza Khan, soutenu par les Britanniques et alors Premier ministre de l’Iran. Il prévoyait le retour de la dictature en Iran, “lorsqu’un seul homme sera à la fois roi, Premier ministre et magistrat !”

 

Comme Mossadegh l’avait prédit, la vie sous le règne tyrannique de Reza Shah était dure et oppressive ; en fait, le climat politique était devenu si insupportable qu’il avait de bonnes raisons de craindre pour sa vie. En 1928, il se retire volontairement de l’activisme social et politique et se retire dans son village d’Ahmad-Abad, situé à une centaine de kilomètres de Téhéran. Pendant cette période, qui a duré plus d’une décennie, il a passé son temps à lire et à cultiver la terre, menant des expériences pour améliorer la production agricole et partageant les connaissances acquises avec les autres agriculteurs du village.

 

Le 26 juillet 1940, la police de Reza Shah débarque à l’improviste au domicile de Mossadegh, fouillant et saccageant sa maison. Bien qu’aucune preuve incriminante n’ait été trouvée contre lui, il est emmené à la prison centrale de Téhéran. Mossadegh est interrogé et, sans être informé des charges qui pèsent sur lui, transféré dans la forteresse de Birjand (ville du nord-est de l’Iran). Conscient du sort réservé à de nombreux autres qui ont osé s’opposer à l’arbitraire de Reza Shah, il s’attend à être tué.

 

Le coup le plus dur porté à Mossadegh par son emprisonnement a été l’effet qu’il a eu sur sa fille de 13 ans, Khadijeh, qui avait été témoin de l’arrestation brutale de son père et de son transfert forcé à la prison de Birjand. La très sensible Khadijeh a été profondément traumatisée et a passé le reste de sa vie dans des hôpitaux psychiatriques. Mossadegh a déclaré plus tard que cette tragédie était la punition la plus cruelle qui pouvait lui être infligée.

 

Reza Shah libère Mossadegh de la prison de Birjand en novembre 1940 et le transfère à Ahmad-Abad, “pour y vivre jusqu’à sa mort”. Un an plus tard, son assignation à résidence prend fin lorsque les Britanniques forcent l’abdication de Reza Shah et que son fils de 22 ans, Mohammad Reza, monte sur le trône.

 

Ayant repris ses activités politiques, Mossadegh est élu avec un soutien écrasant pour représenter Téhéran au 14e  Majlis en 1944. Pendant son mandat au Majlis, Mossadegh s’est battu avec passion pour l’indépendance politique et économique de l’Iran vis-à-vis des étrangers, notamment en s’attaquant à l’accord pétrolier très injuste conclu avec l’Anglo-Iranian Oil Company, un objectif pour lequel il a reçu un soutien populaire écrasant.

 

L’histoire contemporaine de l’Iran est liée au pétrole, une source d’énergie très recherchée par l’Occident, depuis 1901, date à laquelle des droits exclusifs de 60 ans ont été accordés à William Knox D’Arcy, un sujet britannique, pour la prospection et l’exploitation du pétrole dans les provinces méridionales de l’Iran. En 1908, le pétrole a été découvert et l’Anglo-Persian Oil Company a été créée. Juste avant le début de la Première Guerre mondiale en 1914, le gouvernement britannique a acheté 51 % des actions de la compagnie. Les Britanniques ont ainsi créé une tête de pont et pratiquement colonisé le sud-ouest de l’Iran, s’immisçant directement et indirectement dans les affaires politiques du pays tout entier. L’APOC a triché sur les maigres 16 % versés à l’Iran et a traité les travailleurs pétroliers iraniens avec mépris et racisme dans leur propre pays. La situation a atteint son paroxysme en juillet 1946, lorsque quelque 6 000 travailleurs pétroliers iraniens se sont mis en grève à Agajari. Leur affrontement avec les troupes gouvernementales a fait plus de 200 morts et blessés.

 

Mossadegh envisageait un Iran indépendant, libre et démocratique. Il pensait qu’aucun pays ne pouvait être politiquement indépendant et libre s’il ne parvenait pas d’abord à l’indépendance économique. Selon lui, “l’aspect moral de la nationalisation du pétrole est plus important que son aspect économique”. Il a cherché à renégocier et à parvenir à une restitution équitable et juste des droits de l’Iran, mais s’est heurté à l’intransigeance de la compagnie. Pour mettre fin à 150 ans d’ingérence politique britannique, d’exploitation économique et de pillage des ressources nationales de l’Iran, Mossadegh a organisé la nationalisation de l’industrie pétrolière.

 

Mossadegh a présenté pour la première fois l’idée de la nationalisation à la Commission du pétrole mandatée par le Majlis le 8 mars 1951. Le lendemain, le Front national, une coalition de plusieurs partis, a organisé un grand rassemblement sur la place Baharestan devant le Majlis pour soutenir la nationalisation du pétrole. À la veille du Nouvel An iranien, le 20 mars 1951 [29 Esfand 1329], le projet de loi du Front national pour la nationalisation du pétrole reçoit l’approbation finale du Sénat, quelques jours seulement après avoir été approuvé à l’unanimité par les députés du Majlis. Un mois plus tard, le Dr Mohammad Mossadegh a été nommé au poste de Premier ministre, qu’il a remporté avec les voix de près de 90 % des représentants présents.


Mossadegh porté en triomphe par la foule après la nationalisation de l'Anglo-Iranian


Le différend entre l’Iran et l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC), qui a été démantelée, se poursuit sans qu’aucune solution ne se profile à l’horizon, ce qui accroît les tensions entre l’Iran et la Grande-Bretagne. Le gouvernement britannique impose des sanctions économiques à l’Iran et le menace d’une attaque militaire. En juin 1951, le gouvernement iranien découvre un réseau d’espionnage britannique qui révèle les activités subversives d’un grand nombre de politiciens et de journalistes iraniens, y compris des communistes qui reçoivent des pots-de-vin du gouvernement britannique et de l’AIOC.

 

Le gouvernement iranien réagit en fermant le consulat britannique. Le gouvernement britannique réagit en rappelant son ambassadeur, Francis Shepherd, à Londres. En octobre 1951, le Premier ministre Mohammad Mossadegh se rend à New York pour défendre personnellement le droit de l’Iran à nationaliser son industrie pétrolière devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Le gouvernement britannique, en quête de soutien, avait porté sa cause devant les Nations unies pour qu’elle soit entendue. Mossadegh a fait une présentation spectaculaire et réussie, démontrant que les bénéfices pétroliers de la Grande-Bretagne pour la seule année 1950 étaient supérieurs à ce qu’elle avait versé à l’Iran au cours du demi-siècle précédent.

 

Mossadegh s’est ensuite rendu à Washington, où il a rencontré le président Harry S. Truman. Sa visite a été largement couverte par les journaux, les magazines, la télévision et les films d’actualités. À son retour en Iran, en novembre 1951, il s’est arrêté à l’aéroport Farouk du Caire, en Égypte, où il a été accueilli par des milliers d’admirateurs qui ont scandé “VIVE MOSSADEGH” et “VIVE L’IRAN”. Au cours de sa visite de quatre jours, le roi d’Égypte, le premier ministre, le cabinet et d’autres dignitaires ont honoré Mossadegh personnellement, et un dîner de gala a été organisé en son honneur par la municipalité du Caire. En janvier 1952, Mossadegh est nommé homme de l’année par le magazine Time, sa deuxième couverture par Time en l’espace de 7 mois.

 

L’HOMME DE L’ANNÉE
"Il a huilé les rouages du chaos" [sic]
TIME Magazine, 7 janvier 1952

 

En juin 1952, Mossadegh se rend à La Haye, aux Pays-Bas, et présente près de 200 documents à la Cour internationale concernant la nature hautement exploiteuse de l’AIOC et l’étendue de son intervention politique dans le système politique iranien. « Il n’y a pas de critère politique ou moral à l’aune duquel la Cour puisse mesurer son jugement dans le cas de la nationalisation de l’industrie pétrolière en Iran », a-t-il affirmé, et « nous n’accepterons en aucun cas la juridiction de la Cour sur ce sujet. Nous ne pouvons pas nous placer dans la situation dangereuse qui pourrait résulter de la décision de la Cour ». Le verdict sera annoncé plus tard et Mossadegh retournera à Téhéran après avoir gagné le respect des juges.

 

De retour en Iran, les conditions économiques et de sécurité se détériorent rapidement, aggravées par les activités de plus en plus subversives des puissances étrangères et de leurs agents. Lors d’une réunion en juillet 1952 avec le jeune monarque Mohammad Reza Shah, qui dirigeait l’armée, Mossadegh a demandé le contrôle des forces armées, ce qui lui a été refusé. En réponse, Mossadegh a immédiatement présenté sa démission en tant que Premier ministre.

 

Le lendemain, le Shah, à la demande des gouvernements britannique et usaméricain, nomme Ghavam Saltaneh au poste de Premier ministre. Ghavam Saltaneh adopte une ligne dure, ce qui ne fait qu’attiser la colère de la population qui était descendue dans la rue pour soutenir Mossadegh. Lors de la plus grande manifestation de rue, le 20 juillet 1952 (30 Tir 1331), les forces de sécurité affrontent violemment les manifestants, faisant des centaines de victimes. Le Shah, constatant l’ampleur du soutien de la population à Mossadegh, s’est alarmé et a changé de cap. Il nomme Mossadegh à la double fonction de Premier ministre et de ministre de la Défense, comme le permet la Constitution. Le même jour, la Cour internationale de La Haye se prononce en faveur de l’Iran, estimant qu’elle n’est pas compétente dans l’affaire du différend pétrolier. Le Conseil de sécurité des Nations unies rejette ensuite la plainte britannique contre l’Iran. Mossadegh est alors au sommet de son pouvoir et de sa popularité, salué comme un héros non seulement en Iran, mais aussi dans l’ensemble du Moyen-Orient.

 

En tant que dirigeant de l’Iran, Mossadegh a parrainé des lois pour un “gouvernement propre” et des systèmes judiciaires indépendants, a défendu la liberté de religion et d’affiliation politique, et a promu des élections libres. Il a mis en œuvre de nombreuses réformes sociales et s’est battu pour les droits des femmes, des travailleurs et des paysans. Un fonds a été créé pour financer des projets de développement rural et aider les agriculteurs. Conformément à sa politique d’“équilibre négatif”, une idée qui a contribué à la formation du mouvement des non-alignés, Mossadegh a également refusé d’accorder une concession pétrolière à l’Union soviétique. Plus important encore, Mossadegh a contribué à favoriser une autosuffisance nationale qui n’a jamais été égalée en Iran depuis son mandat : il a équilibré le budget, augmenté les productions non pétrolières et créé une balance commerciale. Sa politique s’est souvent heurtée à l’opposition du Shah, des généraux de l’armée, des principaux religieux, des propriétaires terriens, du parti Toudeh (communiste) et des gouvernements britannique et usaméricain. Néanmoins, Mossadegh a toujours pu compter sur le soutien du peuple.

 

Entretemps, les Britanniques ont continué à saper l’autorité de Mossadegh en incitant à la division dans le pays, en renforçant l’embargo mondial sur l’achat de pétrole iranien, en gelant les avoirs iraniens et en menaçant l’Iran d’une invasion par la constitution d’une force navale dans le golfe Persique. Toutes ces tentatives ayant échoué, la Grande-Bretagne a conclu que “Mossadegh doit partir” par tous les moyens nécessaires. En collaboration avec la CIA, ils ont fomenté un coup d’État pour renverser le gouvernement démocratiquement élu.

 

Le 15 août 1953, avec la participation du Shah et de ses collaborateurs iraniens, un plan élaboré par la CIA sous le nom de code “Opération Ajax”, dirigé par Kermit Roosevelt, a été mis en œuvre, mais il n’a pas réussi à déloger Mossadegh du pouvoir. Lors de la deuxième tentative, le 19 août 1953, [28 Mordad 1332] le gouvernement a été violemment renversé. Mossadegh échappe à la capture, mais sa maison est envahie, pillée et incendiée. Le lendemain, Mossadegh se rend aux autorités et est emprisonné. Au cours de cet épisode sanglant, plusieurs centaines de personnes ont été tuées ou blessées. Les partisans de Mossadegh ont été arrêtés, emprisonnés, torturés ou même assassinés. Le ministre des Affaires étrangères de Mossadegh, le Dr Hossein Fatemi, est entré dans la clandestinité mais a été capturé quelques mois plus tard. Il a été battu, poignardé 5 fois par Shaban Jafari, un ancien catcheur surnommé “Sans cervelle” et, après un simulacre de procès, exécuté par un peloton d’exécution. Le règne de la terreur avait commencé.



Jugé comme traître par un tribunal militaire, le 19 décembre 1953, Mossadegh déclare :

« Oui, mon péché - mon grand péché... et même mon plus grand péché - est d’avoir nationalisé l’industrie pétrolière iranienne et d’avoir mis fin au système d’exploitation politique et économique du plus grand empire du monde. ...Au prix de ma vie et de celle de ma famille, au risque de perdre ma vie, mon honneur et mes biens. ...Avec la bénédiction de Dieu et la volonté du peuple, j’ai combattu ce système sauvage et épouvantable d’espionnage international et de colonialisme.

 

« […] Je suis bien conscient que mon destin doit servir d’exemple à l’avenir dans tout le Moyen-Orient pour briser les chaînes de l’esclavage et de la servitude aux intérêts coloniaux ».

Mossadegh est déclaré coupable de trahison. Il est placé à l’isolement pendant trois ans, puis assigné à résidence jusqu’à la fin de sa vie dans son village ancestral d’Ahmad-Abad. Le 5 mars 1967, Mohammad Mossadegh meurt à l’âge de 85 ans, un an et dix mois après le décès de celle qui fut son épouse bien-aimée pendant 64 ans.