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30/07/2023

FABIO MERONE
Mahdi Amel, le Gramsci arabe

Fabio Merone, OrientXXI, 29/7/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Fabio Merone, docteur en Sciences politiques de l’université de Gand (Belgique), est chercheur associé au Centre interdisciplinaire de recherche sur l’Afrique et le Moyen-Orient de l’université Laval (Québec, Canada). Il travaille sur l’islamisme et le salafisme dans le monde arabe contemporain. Avec F. Cavatorta, il a édité Salafism after the Arab Awakening: Contending with People’s Power (Hurst, 2017). Bibliographie

Près de quarante ans après sa mort, Hassan Abdallah Hamdan (1936-1987), plus connu sous son nom de guerre Mahdi Amel, reste une référence politique et intellectuelle pour la gauche libanaise et arabe.

“Lisez Mahdi Amel”, Beyrouth 2019

Hassan Abdallah Hamdan (1936-1987), plus connu sous le nom de guerre de Mahdi Amel, était un communiste libanais original qui a été surnommé le “Gramsci arabe”1. Comme le marxiste italien, Amel a tenté de “nationaliser” le communisme en appliquant les catégories critiques du marxisme au contexte national2 et en élaborant sur cette base un projet politique et culturel pour l’émancipation des masses. Il a été assassiné par des milices islamistes chiites en 1987. Bien que son projet politique ait été partiellement dépassé par les accords de Taëf de 1989 (qui ont mis fin à la guerre civile libanaise), il reste le témoignage d’un intellectuel militant et critique qui a consacré sa vie à lutter contre le système confessionnel libanais et à poursuivre un véritable projet de libération nationale. C’est aussi pourquoi, récemment, il est devenu l’un des symboles des jeunes générations de Libanais qui sont descendus dans la rue en 2017 et 2019 pour renverser l’“État confessionnel”, ainsi que de tous les Arabes qui ont cherché une voie originale vers le communisme.

Le contexte historique et l’expérience de vie d’un intellectuel militant

Le projet culturel et politique de Mahdi Amel peut être placé dans le contexte plus général de l’émancipation nationale des intellectuels et des forces politico-culturelles du Sud, qui se sont engagés dans la construction de nouvelles sociétés post-coloniales libérées de la dépendance vis-à-vis du centre capitaliste et de l’hégémonie culturelle occidentale. On peut relier Amel à la pensée et au parcours politique de Frantz Fanon, qu’il a rencontré en Algérie et dont il était un admirateur ; à l’intellectuel indien Ranajit Guha, qui, depuis l’Inde, a introduit Antonio Gramsci dans les études postcoloniales par le biais de ce que l’on appelle les “études subalternes” ; ou, enfin, à Ali Shariati, l’intellectuel iranien qui a tenté de fusionner le marxisme avec la théologie chiite de la libération.

La caractéristique commune de ces auteurs et de leur projet était qu’ils voulaient amener la collectivité nationale nouvellement indépendante à un niveau plus élevé de conscience de soi afin de parvenir à une véritable émancipation culturelle, politique et économique. En termes plus proprement marxistes, Amel était intellectuellement un enfant de ce que l’on appelle la “théorie de la dépendance”, la construction théorique fondamentale sur laquelle raisonnaient les marxistes arabes et du Sud. Selon cette théorie, le colonialisme avait unifié le monde dans des relations d’interdépendance, sur la base desquelles le centre capitaliste dominait et assujettissait la périphérie. Le système économique des colonies avait été construit de telle sorte que ces pays, une fois intégrés dans le commerce international, étaient dépendants des centres financiers et économiques occidentaux, dont les bourgeoisies locales étaient des sous-produits. Ces dernières, en particulier, étaient “cosmopolites” (au sens gramscien de “non-nationales”), économiquement dépendantes et culturellement subordonnées.

De ce point de vue, tant Fanon et Guha que Shariati avaient appelé à une construction nationale basée sur une révolution culturelle qui revendiquait la subjectivité nationale contre l’idéologie coloniale. Amel appartenait à ce type de courant politico-culturel, mais il savait aussi s’en distinguer. Communiste militant dès ses années universitaires à Lyon, il profite du climat culturel fervent des années 1950 et 1960. Il se passionne pour l’historicisme gramscien 3 et utilisera plus tard des concepts tels que “bloc historique”, “idéologie” et “hégémonie” 4. Il est également influencé par le débat suscité en France et dans le monde communiste par les révélations de Khrouchtchev au 20e congrès du PCUS (1956), qui donnent lieu à une vive controverse entre ceux qui veulent réformer le marxisme dans une optique humaniste (le marxisme dit occidental) et ceux qui veulent le réhabiliter dans une optique révolutionnaire.

Amel a donc vécu dans un climat culturel influencé par Gramsci, Poulantzas et Althusser, dans lequel le “Sud” a été porté à l’attention des mouvements gauchistes. D’un point de vue théorique marxiste, cela s’est traduit par une tentative de reconceptualisation de la catégorie de “mode de production”, en l’adaptant aux contextes coloniaux et post-coloniaux, un concept sur lequel Amel a travaillé en particulier dans les années 70 5.

Après avoir passé une importante période de formation en Algérie (1963-68) 6 , Amel s’est immergé dans la réalité libanaise. De retour dans son pays natal, il rejoint le Parti communiste libanais (PCL) et en devient un dirigeant et un idéologue important. Surtout, il commence à élaborer une pensée originale, conciliant activité théorique et militantisme pratique. Son épouse Evelyne Brun raconte qu’à cette époque, il était particulièrement impliqué dans le dialogue avec les planteurs de tabac de la région du Mont-Liban (où un mouvement de protestation était en cours dans les années 1970) et qu’il témoignait qu’ « être marxiste, c’est être une personne qui peut apporter des réponses aux problèmes de la vie de tous les jours » 7. Il a notamment été un bâtisseur actif de cellules syndicales et populaires au Sud-Liban, où vit encore aujourd’hui la partie la plus marginalisée de la population libanaise. C’est à cette époque qu’il commence à être connu sous le nom de Mahdi Amel, nom qu’il choisit comme pseudonyme pour les articles qu’il écrit dans l’organe du parti, al-Tarīq (la route/le chemin).

Il est important de comprendre cette période de son militantisme et de celui du parti communiste libanais, qui se percevait comme un parti révolutionnaire d’avant-garde des masses de travailleurs et de subalternes. Ceux-ci tentaient en fait de réaliser la bataille politique pour l’émancipation nationale par le biais du militantisme au sein de la population. Les communistes se sont également identifiés à la question palestinienne et se sont proposés comme l’avant-garde de la résistance armée contre l’occupation militaire israélienne dans le sud du pays (1978-82), et le point de jonction du front politique des forces de gauche et démocratiques contre les droites confessionnelles et fascistes soutenues par les pays occidentaux et alliées d’Israël.

Il est évident que le parcours intellectuel et la vie politique d’Amel ont été marqués par la guerre civile libanaise (1975-1990), qu’il a perçue comme une occasion de réaliser son projet national de libération du pays du système confessionnel. Mais cette période est aussi marquée par l’émergence de l’islamisme chiite (Amal et Hezbollah), qui évince les communistes du Sud-Liban et se substitue à eux comme force de résistance. Mahdi Amel avait reconnu un potentiel révolutionnaire dans la communauté chiite libanaise, mais n’avait pas prévu la montée de l’islamisme en tant que force révolutionnaire alternative, probablement mieux adaptée que les communistes pour jouer ce rôle. Il a été assassiné par des miliciens chiites, mettant fin à la vie d’un intellectuel militant passionné et à l’expérience du parti communiste libanais en tant que force politique exerçant une certaine influence.

L’État confessionnel et l’idéologie de la bourgeoisie libanaise

La pensée de Mahdi Amel se caractérise par une réflexion sur la réalité politique du Liban et du monde arabe. En particulier sur l’État, son appareil idéologico-hégémonique et le mode de production socio-économique. Mahdi Amel est en effet célèbre pour les deux principales catégories analytiques que sont le “mode de production colonial” et l’“État confessionnel”

Il a annoncé son projet dès ses premières années libanaises, dans l’essai Colonialism and Backwardness (1968) : « Si nous voulons une pensée marxiste adaptée à notre réalité et capable d’avoir une perspective scientifique, nous ne devons pas appliquer cette pensée de manière abstraite, mais plutôt avoir comme point de départ la spécificité même de notre réalité » 8. Il analyse ensuite le processus historique de formation de la bourgeoisie coloniale dans son livre Prolégomènes, dans lequel il pose les bases de sa réflexion théorique 9.

Amel a comparé les exemples historiques de l’Égypte et du Liban en particulier, soulignant comment la pénétration coloniale avait empêché le développement d’une bourgeoisie nationale, alors qu’une classe de propriétaires terriens proto-capitalistes s’était formée à la fin de la période ottomane. Au Liban, l’entrée dans le mode de production capitaliste a conduit au développement de la monoculture de la soie et à l’orientation de l’économie vers le marché international. Cela a empêché la formation d’une bourgeoisie basée sur l’artisanat local et a conduit au contraire au développement d’une classe bourgeoise coloniale. Contrairement à la bourgeoisie européenne, qui s’était initialement formée en tant que classe révolutionnaire (contre l’aristocratie foncière), la bourgeoisie libanaise était le résultat d’une relation de subordination économique et politique.

L’analyse d’Amel s’inscrit dans le débat qui divise alors les communistes arabes entre ceux qui voient dans la bourgeoisie nationale une force progressiste possible avec laquelle s’allier, et ceux qui n’y voient qu’un ennemi de classe à renverser car inéluctablement allié au capital international. L’analyse d’Amel se voulait plus complexe : en saisissant les deux aspects de la bourgeoisie - nationale et cosmopolite - il voulait démasquer son appareil idéologique. D’où la nécessité, dans sa construction théorique, d’une théorie de l’État, qu’il élabore dans Fī al-dawla al-ṭaifiyya (“De l’État confessionnel”), publié en 1986, un an avant sa mort.

La question de la bourgeoisie nationale - son origine confessionnelle et l’appareil idéologique qui justifie sa domination - a donc constitué l’étape décisive de son développement théorique. Il écrit : « C’est une erreur de dire que l’idéologie confessionnelle est l’idéologie de la classe dominante avant les rapports de production capitalistes, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une idéologie religieuse ou d’une forme de celle-ci (...). C’est une erreur dans laquelle se trouvent également certains marxistes » 10. Amel voyait en effet dans le système confessionnel constitutionnel libanais un instrument idéologique moderne au service de la domination de la classe bourgeoise et capitaliste, qui se légitimait à travers lui. Ce système n’avait pas manqué d’être défendu et propagé par l’intellectuel maronite Michel Chiha, qu’Amel considérait comme l’idéologue de la bourgeoisie dominante et contre lequel il lançait ses flèches polémiques, à la manière d’Antonio Gramsci contre Benedetto Croce. Chiha voyait dans le système confessionnel libanais la garantie du modèle libéral et démocratique, dans lequel la citoyenneté se réalise dans l’appartenance communautaire.

Pour Amel, en revanche, il s’agit d’un “pacte confessionnel” entre les élites des différentes communautés qui se liguent les unes contre les autres au détriment de la classe ouvrière de chacune d’entre elles. Le confessionnalisme était aussi l’instrument de la domination d’une communauté particulière sur toutes les autres : la communauté maronite minoritaire et dominante contre les communautés musulmanes subordonnées (la communauté chiite surtout). L’“État confessionnel” était donc, aux yeux d’Amel, un projet idéologique fonctionnel aux intérêts politiques et économiques de la classe dirigeante maronite et des élites interconfessionnelles. Ce système était (et est toujours) basé sur la division du pouvoir au sein de l’État entre les différentes confessions et le contrôle politique et économique des différentes élites au sein de chacune d’entre elles.

Pour Amel, le véritable projet d’émancipation nationale ne pouvait donc passer que par la dissolution de ce système et le dépassement de la domination du capital international. Amel proposait également une plate-forme politique (partagée par le PCL) qui liait inextricablement la bataille politique nationale à la cause palestinienne. Pendant la guerre civile libanaise, en effet, les factions politiques maronites s’étaient alliées à Israël et aux puissances occidentales contre le front progressiste et les Palestiniens des camps de réfugiés. Mahdi Amel a enfin mis en lumière le phénomène de du squadrisme* phalangiste, en le comparant à l’analyse de Gramsci. Ce dernier avait vu dans le squadrisme fasciste un produit de la bourgeoisie capitaliste en crise d’hégémonie. Comme à l’époque du fascisme italien, l’hégémonie du pouvoir bourgeois confessionnel maronite, qui avait été fondée sur le confessionnalisme idéologique, semblait à Amel en crise de légitimité. Le Parti communiste et les forces progressistes du pays, réunies dans un “bloc historique”, devaient donc abattre le pouvoir de la bourgeoisie et le système confessionnel sur lequel il reposait.


La victoire des islamistes et la “revanche” de Mahdi Amel

Le Parti communiste libanais et Mahdi Amel ont fini par être victimes de la guerre civile, dont ils pensaient pouvoir exploiter les contradictions à leur avantage. Le PCL avait en effet formé un front de résistance contre l’occupation israélienne au Sud-Liban, avec un certain succès, mais il a ensuite été vaincu par les forces islamistes chiites émergentes. Amel et d’autres dirigeants communistes (dont l’intellectuel Hassan Muruwwa) ont été victimes d’une campagne d’élimination des dirigeants communistes menée par les “forces obscures” islamistes, probablement soutenues par la Syrie. Le chiisme politique s’est alors imposé comme une force populaire et a donné un coup d’arrêt définitif au mouvement communiste libanais.

Les accords de Taëf de 1989 ont finalement abouti à un résultat différent de celui préconisé par les révolutionnaires communistes : le système confessionnel, au lieu de disparaître, a été reconfirmé et renforcé. Le Hezbollah est devenu une force dirigeante et le chiisme politique a réussi à intégrer la communauté chiite dans le système politique confessionnel. Si cette solution a permis de sortir du conflit, la persistance de la crise dans le pays semble néanmoins avoir confirmé la thèse fondamentale de Mahdi Amel, celle d’un système confessionnel en crise permanente d’hégémonie.

Les protestations sociales et juvéniles qui ont éclaté dans le pays en 2017 et 2019 ont donc réévalué les théories d’Amel, qui a ainsi eu sa “revanche” politique post-mortem. En effet, non seulement les nouvelles générations révolutionnaires libanaises ont remis la question du dépassement du système confessionnel au centre de leur programme politique, mais elles ont aussi et surtout fait de la figure de l’intellectuel marxiste un symbole de leurs espoirs.

NdT

*« Squadrisme » [de squadra, équipe, escouade, brigade] est le terme par lequel on désigne les forces paramilitaires luttant par la violence contre les mouvements sociaux suscités par les socialistes et les communistes après la Première Guerre mondiale en Italie. Nées avant le fascisme italien, elles en sont devenues une forme de bras armé. Ces mouvements paramilitaires furent dirigés par les chefs locaux (les ras, du nom des chefs éthiopiens) des Faisceaux italiens de combat.

Notes de l’auteur

1.      Prashad, Vijay . The Arab Gramsci , 5 mars 2014

2.     Labib, Tahar (2017). “Gramsci nel pensiero arabo”. In : Manduchi Patrizia, Marchi Alessandra e Vacca Giuseppe (a cura di). Gramsci nel mondo arabo. Il Mulino. Bologna

3.     Sa thèse de doctorat était intitulée : Sujet et praxis. Essai sur la constitution de l’histoire.

4.    Safieddine, H. (2021). Mahdi Amel : On Colonialism, Sectarianism and Hegemony. Middle East Critique, 30(1), 41-56.

5.     Il convient de rappeler dans ce débat l’importante contribution du marxiste franco-égyptien Samir Amin qui, dans le sillage du maoïsme dominant, a revalorisé la périphérie en tant que site de la révolution mondiale.

6.    C’est à cette époque qu’il publie un premier article pour la revue Révolution Africaine, intitulé « La pensée révolutionnaire de Franz Fanon ».

7.     Mahdi Amel, “Al-Thaqafa wa al-thawra” (1ère partie). Accessible sur : https://www.youtube.com/watch?v=3euM6XRfmZQ&t=1311s   

8.    Cité dans "Dawn : Marxism and National Liberation" (p.20). Dossier no 37 | Tricontinental : Institut de recherche sociale, février 2021. La traduction italienne est de l’auteur de l’article.

9.    Amel, M. (2013) Muqaddimat Nazriyya Li-Dirasat Athar l-Fikr al-Ishtiraki Fi Harakat al-Taharrur al-Watani [Prolégomènes théoriques à l’étude de l’impact de la pensée socialiste sur le mouvement de libération nationale] (Beyrouth : Dar al-Farabi).

10. Amel, M. (1986) Fi Al-Dawla al-Ta’ifiyya [Sur l’État confessionnel] (Beyrouth : Dar al-Farabi), p.24.

 

 

18/09/2022

URI MISGAV
1982 : la folle tentative du Mossad de changer le visage du Liban
Les dessous du massacre de Sabra et Chatila : une version israélienne

Uri Misgav, Haaretz, 15/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala




L'agent du Mossad qui dormait avec un pistolet. Des repas délirants avec Ariel Sharon à Beyrouth. L'orchestre qui jouait “Hava Nagila” pour les espions. À la recherche d’une Rolex dans les ruines.

 Quarante ans après l'assassinat de Bachir Gemayel et les massacres dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila, d'anciens responsables israéliens révèlent le château de cartes qu'Israël a construit au Liban et comment il s'est effondré.

 Sharon et Gemayel gauche, le secrétaire militaire de Sharon, Oded Shamir). Je ne serai pas votre "Armée du Liban Nord", dira Gemayel à Sharon, en colère. Photo : Collection Oded Shamir

Bachir Gemayel se réveille relativement tard le 14 septembre 1982. Il était resté debout jusqu'aux petites heures de la nuit pour rédiger et répéter son discours pour sa prestation de serment présidentielle, qui devait avoir lieu huit jours plus tard. Trois semaines plus tôt, il avait atteint - avec l'aide rapprochée d'Israël - un objectif qui avait été considéré jusqu’à récemment comme fantaisiste, en étant élu, à l'âge de 34 ans, président du Liban multinational et fragmenté.

Un programme chargé était prévu pour lui à Beyrouth ce jour-là, comprenant des entretiens téléphoniques avec les commandants de l'armée libanaise, une visite au couvent maronite où sa sœur bien-aimée, Arza, était nonne et, pour couronner le tout, un discours devant ses partisans au siège du parti Kataeb (Phalanges) dans le quartier d'Achrafieh.

Pendant sa course à la présidence, Gemayel avait pris l'habitude de se présenter à cette occasion politique tous les mardis à 15 heures et, après son élection, il avait décidé de poursuivre la tradition au moins une fois par mois. Naturellement, cela a permis à ses ennemis - à ce stade, avant tout les services de sécurité et de renseignement syriens - de le suivre plus facilement. En fait, après que Gemayel a été élu président, sa vigilance et sa sensibilité à l'égard de sa sécurité personnelle se sont relâchées. Il a commencé à laisser échapper ses gardes du corps de temps en temps et, ce matin-là, il s'est emporté contre un conseiller qui tentait de le mettre en garde à ce sujet. 

Jusque-là, il avait été prudent, et à juste titre. La culture politique au Liban était marquée par une folie meurtrière rampante, non seulement entre les différents groupes ethniques, mais aussi entre les familles et les factions d'un même groupe de population. La première fois que je suis venu à Beyrouth, raconte Avner Azoulay, nommé en 1981 chef du département en charge du Liban au sein de Tevel, la division des relations extérieures du Mossad, j'ai demandé à mon accompagnateur local : "Qu'est-ce qui est bon marché ici ?" Il m'a jeté un regard perçant et m'a répondu : "La vie humaine. C'est ce qui est le moins cher."

Tout au long de sa carrière politique, Gemayel a pris une part active à la violence et aux meurtres. Entre autres événements, dans le cadre des luttes sanglantes pour le contrôle de la communauté chrétienne, Antoine "Tony" Frangieh, le fils d'un ancien président libanais issu d'un hamoula (clan) concurrent, avait été assassiné sur ses ordres, ainsi que sa femme, son fils et d'autres membres de son entourage. Gemayel lui-même avait été la cible d'une tentative d'assassinat, à laquelle il n'avait échappé que parce qu'il avait eu le mal de mer sur un bateau lance-missiles où il tenait l'une de ses nombreuses réunions avec des responsables du gouvernement et des militaires israéliens. Comme il se sentait mal le lendemain matin, il n'a pas emmené sa fille Maya chez sa grand-mère comme prévu.

Ainsi, lorsque la bombe fixée à sa voiture a explosé, Gemayel n'a pas été blessé, mais Maya et le garde du corps personnel de son père, qui l'escortait, ont été tués. Après les funérailles, il a ordonné à ses aides furieux d'attendre le moment opportun pour se venger.

Azoulay, qui était en contact étroit avec Gemayel, l'a imploré après son élection, sur la directive de ses supérieurs, d'accepter l'aide d'une unité du service de sécurité du Shin Bet. "Il ne voulait pas en entendre parler", dit Azoulay. "Il m'a dit : 'Est-ce que cela vous semble raisonnable que le président élu d'un pays arabe se promène avec des gardes du corps israéliens ? Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ? J'ai essayé de réfléchir à des idées alternatives. J'ai suggéré de choisir des gars aux cheveux blonds et aux yeux bleus et de dire qu'il s'agissait de techniciens venus d'Europe, pour que personne ne le sache. "En aucun cas", a-t-il dit. Cela n'aurait pas forcément aidé. Je crois que si nous lui avions adjoint des gardes du corps, ils auraient été assassinés en même temps que lui."

Le chef d'état-major Rafael Eitan avec Gemayel, de profil à gauche. Raful appelait le Libanais "mon frère". Crédit : Collection Avner Azoulay

Après le discours au siège du parti, Gemayel devait rencontrer les membres de la sous- commission des renseignements de la commission des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset, qui se trouvaient à Beyrouth pour se faire une idée de la situation. Le mois précédent, les forces de l'Organisation de libération de la Palestine, dirigée par Yasser Arafat, avaient quitté la ville en vertu d'un accord négocié par les USAméricains. Le soir, le président élu avait l'intention de dîner dans le luxueux restaurant Bustan, en compagnie de son ami Ehud Yaari, à l'époque analyste des affaires arabes à la télévision israélienne. Ce dîner n'a jamais eu lieu. 

16/09/2022

RAMZY BAROUD
40 ans après le massacre de Sabra et Chatila, les plaies restent béantes

Ramzy Baroud, Middle East Monitor, 12/9/2022
Traduit par

Le 16 septembre marque le 40e anniversaire du massacre de Sabra et Chatila. Environ 3 000 réfugiés palestiniens ont été tués par des milices phalangistes libanaises opérant sous le commandement de l’armée israélienne.


Affiches commémoratives dans le cimetière du massacre de Sabra et Chatila [Photo Ferdous Al-Audhali/Middle East Monitor].

Quatre décennies se sont écoulées, mais les survivants du massacre et les parents des victimes n’ont reçu aucune mesure de justice. Beaucoup sont morts et d’autres vieillissent en portant les cicatrices de leurs blessures physiques et psychologiques, dans l’espoir que, peut-être, de leur vivant, ils verront les bourreaux derrière les barreaux.

Cependant, bon nombre des commandants israéliens et phalangistes qui ont ordonné l’invasion du Liban et orchestré ou exécuté les massacres odieux dans les deux camps de réfugiés palestiniens en 1982 sont déjà morts. Ariel Sharon, qui a été mis en cause par la commission officielle israélienne Kahan un an plus tard pour sa « responsabilité indirecte » dans les macabres massacres et viols, a ensuite gravi les échelons pour devenir le premier ministre d’Israël en 2001. Il est décédé en 2014.

Même avant le massacre de Sabra et Chatila, le nom de Sharon a toujours été synonyme de meurtres de masse et de destruction à grande échelle. C’est lors de l’opération Shoshana, menée dans le village palestinien de Qibya en Cisjordanie en 1953, que Sharon a acquis sa réputation. Après l’occupation israélienne de Gaza en 1967, le général israélien a été surnommé « le bulldozer » ; après Sabra et Shatila, il est devenu « le boucher ».

Le Premier ministre israélien de l’époque, Menachem Begin, est également mort. Il n’a manifesté aucun remords pour le meurtre de plus de 17 000 Libanais, Palestiniens et Syriens lors de l’invasion du Liban par Israël en 1982. Sa réponse nonchalante aux meurtres perpétrés dans les camps de réfugiés de Beyrouth Ouest résume l’attitude d’Israël à l’égard de toutes les tueries et de tous les massacres perpétrés contre les Palestiniens au cours des 75 dernières années : « Les Goyim tuent les Goyim », a-t-il dit, « et ils accusent les Juifs ».

Les témoignages de ceux qui sont arrivés à Sabra et Chatila après les jours de massacre dépeignent une réalité qui nécessite une profonde réflexion, non seulement chez les Palestiniens, les Arabes et, surtout, les Israéliens, mais aussi dans l’humanité tout entière.

La regrettée journaliste américaine Janet Lee Stevens a décrit ce dont elle avait été témoin : « J’ai vu des femmes mortes dans leur maison, la jupe remontée jusqu’à la taille et les jambes écartées ; des dizaines de jeunes hommes abattus après avoir été alignés contre le mur d’une ruelle ; des enfants égorgés, une femme enceinte au ventre ouvert, les yeux encore grands ouverts, son visage noirci hurlant silencieusement d’horreur ; d’innombrables bébés et bambins poignardés ou déchiquetés et jetés dans des tas d’ordures. »

07/11/2021

ASSER KHATTAB
Robert Fisk, l'homme qui est mort deux fois

Asser Khattab آسر خطاب, Raseef22 (original arabe, 2/11/2020, version anglaise, 30/10/2021)

Asser Khattab est un journaliste syrien qui a couvert la guerre civile syrienne pendant six ans pour le Financial Times, le Washington Post et d'autres médias. Il est actuellement chargé de la communication pour la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord à la Commission internationale des juristes. Il vit en France depuis 2020. @KhattabAsser

Il n'était pas facile pour les Romains de prêter attention à Marc-Antoine, malgré le discours sincère qu'il a prononcé et qui refuse de quitter la mémoire de quiconque lit son adaptation dans la pièce de William Shakespeare, Jules César. Allié du célèbre chef, il est venu s'adresser à une nation divisée à la suite de l'assassinat de César par des sénateurs en 44 avant J.-C.. De ceux qui soutenaient Brutus, Cassius et les leurs, qui préféraient préserver la démocratie de la République plutôt qu'une obéissance aveugle à ce "dictateur à vie" autoproclamé, il n'était pas prêt à entendre parler de vénération et de glorification à sa mémoire.

Mais Antoine a rapidement précisé son objectif :

Je viens pour inhumer César, non pour le louer.
Le mal que font les hommes vit après eux :
Le bien est souvent enterré avec leurs os.
Qu'il en soit ainsi de César.

Ces mots n'ont cessé de me venir à l'esprit à partir du moment où j'ai lu la nouvelle du décès du journaliste britannique Robert Fisk, un dimanche soir. Fisk était décédé à l'âge de 74 ans d'une crise cardiaque la veille du 2 novembre 2020. Aux yeux de certaines personnes qui l'ont connu ou de celles qui ont suivi son travail à travers le monde, Robert Fisk était un journaliste audacieux, courageux, intelligent, plein de ressources, perspicace et défiant l'autorité, ainsi qu'un brillant écrivain. Aux yeux de beaucoup d'autres, Robert Fisk n'a jamais eu l'audace, le courage ou la crédibilité dont l'autre camp parle si souvent, ou les a perdus avec le début du Printemps arabe de 2010 - plus précisément la révolution syrienne qui a éclaté le 15 mars 2011 et qui a été, selon les mots de beaucoup, "trahie" par Fisk.

Il y a un autre groupe de personnes qui a choisi de rester silencieux alors qu'il avait beaucoup à dire. La raison pour laquelle ils se sont abstenus est peut-être qu'ils ont vu la validité des points de vue de chacune des deux équipes précédentes, ce qui rendait le fait de parler de Fisk à un moment comme celui-ci aussi dangereux que de marcher dans un champ de mines ou de toucher un disjoncteur électrique dénudé après une nuit pluvieuse.

Pour moi, Fisk était l'homme que j'admirais pendant mes années d'études universitaires dans le domaine des médias, et dont le nom était évoqué par ceux qui me souhaitaient un succès professionnel dans le futur : "J'espère te voir devenir le prochain Robert Fisk !"... J'entendais souvent ces mots de la part des membres de ma famille qui aimaient les critiques acerbes de Fisk sur l'occupation israélienne et ses crimes en Palestine. Je les entendais également à l'école de la part de mon professeur, qui avait fui avec la communauté arménienne du centre de la Turquie vers le nord de la Syrie après le génocide arménien qui a eu lieu il y a plus de cent ans, faisant l'éloge de Robert Fisk et de son rôle dans l'écriture du génocide.

Pendant mes années d'université, je lisais attentivement tous les articles célèbres écrits par Fisk, en copiant certains d'entre eux sur papier afin d'améliorer mon écriture en anglais. J'essayais de faire attention lorsque je lisais ou copiais des articles sensibles, comme celui où il parlait du massacre de Hama commis par le précédent régime Assad (père et oncle Assad) dans les années 1980 et détaillait le bombardement de mosquées et d'installations résidentielles, en plus de ceux où il parlait de la nature dictatoriale du régime Assad. Je me souviens d'un article qu'il a écrit en 2006 sur le ministère syrien de l'information, un article que j'ai secrètement partagé avec certains de mes camarades de classe de l'époque pour qu'ils voient le chaos et la corruption de l'institution à travers les yeux d'un éminent reporter étranger. Lorsque j'ai écrit sur "Le chaos du ministère syrien de l'information en temps de guerre" pour Raseef22 et à nouveau lors de la préparation de cet article, j'ai cherché cet article à plusieurs reprises mais je n'ai pas pu le trouver.

 

Fisk à Homs en 2019