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12/03/2024

TAMER NAFAR
Les gauchards israéliens “désabusés” qui attaquent Yuval Abraham projettent leur propre lâcheté

 

 Tamer Nafar, Haaretz, 12/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

De nombreux Israéliens juifs ont déclaré avoir été “désillusionnés” par la gauche après le 7 octobre. Ils ont dessoulé, disent-ils. Mais de nombreux Juifs israéliens ne se sont jamais soûlés, n’ont jamais vécu dans l’illusion ; ils se sont levés tous les matins et se sont battus 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour l’égalité. Comme Yuval Abraham, par exemple, et le film qu’il a réalisé avec Basel Adra, Rachel Szor et Hamdan Ballal, “No Other Land”.

Basel Adra et Yuval Abraham posent avec le prix du film documentaire de la Berlinale, pour “No Other Land”, après la cérémonie de remise des prix du 74e  Festival international du film de la Berlinale à Berlin, en Allemagne, le mois dernier. Photo : Liesa Johannssen / Reuters

Quand j’entends les “désabusés” dire des choses comme « la partie de gauche en moi n’existe plus », ou « j’ai cru à la paix et j’ai été déçu », ils me rappellent cette vieille blague : un homme s’adresse à Dieu et lui demande « ça fait des années que je prie pour gagner à la loterie, pourquoi ça n’arrive pas ? », ce à quoi Dieu répond « parce que tu n’as jamais joué à la loterie ». Je demande donc à tous ceux qui sont déçus par les idéaux humanistes : avez-vous rempli vos obligations humanistes ? Parce que Yuval Abraham l’a fait.

La plupart des médias se sont concentrés sur le discours de remise de ^prix de Basel et Yuval. Les grands médias l’ont qualifié d’ « antisémite », puis ont retiré l’accusation sans s’excuser. Les gauchistes désabusés ont traité Abraham de lâche. J’ai décidé de ne pas me fier au discours, mais de voir le film lui-même. Ma conclusion : il n’est pas un lâche, au contraire. Ceux qui le qualifient ainsi projettent leur propre lâcheté.

Ce film est bouleversant. J’aurais aimé le regarder il y a quelques mois, j’aurais peut-être alors pu m’accrocher à la lueur d’espoir qu’il offre. En ce moment, j’ai du mal à me concentrer sur la moindre étincelle d’espoir.

Alerte au spoiler : les habitants palestiniens de Masafer Yatta perdent. Mais même une défaite a des héros : les militants palestiniens qui gardent la tête haute face aux bulldozers israéliens, parce qu’ils n’ont pas le choix, et le héros juif Yuval Abraham, qui décide d’abandonner la bulle de sécurité dans laquelle vivent la plupart des Israéliens pour se battre pour la justice humaine.

Les deux protagonistes se tiennent sans crainte avec une caméra, documentant des scènes qu’aucune personne “désabusée” ne pourrait regarder plus d’une seconde sans fermer les yeux ou se détourner. Il y a des scènes difficiles où l’armée décide d’encercler des terres palestiniennes avec des panneaux déclarant qu’il s’agit d’une “zone d’entraînement militaire” - il s’avère que cela a été fait dans le but exprès d’empêcher les villages palestiniens de s’étendre, selon les minutes enregistrées d’auditions gouvernementales des années 70 qui ont été récemment déclassifiées. L’un des intervenants à ces auditions était Ariel Sharon.

Une autre scène montre un groupe de colons masqués attaquant les résidents palestiniens à coups de pierres, tandis que les soldats se tiennent à l’écart et protègent les colons. L’un des soldats est filmé en train de participer aux jets de pierres. Un autre soldat s’en prend à Yuval et lui crie : « Allez, connard, va écrire ton article ». Et Yuval continue à documenter, sans peur.

La caméra filme la fusillade insensée qui a laissé Haroun Abou Aran paralysé, ainsi que sa mère qui supplie qu’on lui construise une chambre confortable et saine pour qu’il ne reste pas paralysé dans une grotte. À la fin du film, une légende informe les spectateurs que Harun, 26 ans, est mort des suites de ses blessures par balle.

Et si cela ne suffit pas, il y a la scène où un camion de ciment déverse du béton sur des terres agricoles devant l’agriculteur lui-même ; et si cela ne suffit pas, il y a un tracteur sur le côté qui arrache tout le système d’irrigation de l’agriculteur ; et si cela ne suffit pas, ils apportent une tronçonneuse pour finir le boulot.

La scène la plus difficile pour moi est celle qui implique des enfants de l’âge de mes fils. Les enfants sont dans une salle de classe quand soudain des dizaines de soldats armés ferment la porte sur eux. Les enfants commencent à s’enfuir, terrifiés, sautent par une fenêtre, puis se tiennent à l’écart, regardant en pleurant un bulldozer démolir la salle de classe. Les colons regardent eux aussi, comme s’il ne leur manquait qu’un peu de pop-corn.

Le film montre un Palestinien qui tente d’empêcher la démolition de sa maison, tandis qu’une policière à labelle allure lui dit : « Monsieur, vous nous empêchez de faire notre travail ». Je me demande si cette policière elle aussi a dessoulé. Peut-être pense-t-elle aujourd’hui avoir été trop “humaine”.

Démolition d’une structure à Masafer Yatta, en Cisjordanie, en 2022. Photo : Mussa Issa Qawasma / Reuters

Le discours de Yuval et Basel, sur lequel vous avez tous décidé de vous focaliser, ne dit pas tout. Il ne dit que peu de choses sur un système raciste et arrogant qui continue à suivre une voie vouée à l’échec. Mais leur discours est, je pense, un signe vers une voie alternative, peut-être non pavée ; un signe qui déclare : il n’y a pas de société partagée sans une lutte palestinienne partagée. Le discours était aussi courageux que le lieu l’exigeait, en particulier en Allemagne, qui arme toujours l’occupation et se trouve une fois de plus du mauvais côté de l’histoire.

Mon partenaire et frère, le réalisateur Udi Aloni, est monté sur la même scène en 2016 lorsque nous avons remporté le prix du public pour le long métrage Junction 48, et a appelé à l’égalité. Il a également été pris pour cible par les médias israéliens grand public, avec le titre embarrassant « Notre photographe a réussi à documenter le discours d’Aloni avec une caméra cachée » - alors qu’Aloni s’était exprimé devant des milliers de personnes équipées de téléphones et d’appareils photo.

Il n’y a « pas d’autre terre », pas d’autre combat. Il n’est pas trop tard pour que les soi-disant sobres dessoulent pour de bon. Tout ce dont ils ont besoin, c’est du courage de Yuval Abraham.


 


Tamer Nafar (
تامر النفار/ תאמר נפאר)  né en 1979 à Al-Ludd/Lod/Lydda, est un rappeur, acteur, scénariste et activiste social palestinien, Israélien de papier. Il est le leader et l’un des membres fondateurs de DAM, le premier groupe de hip-hop palestinien. DAM est un acronyme pour “Da Arab MCs” et signifie également “durable” ou “éternel” en arabe ou “sang” en arabe et en hébreu. @TamerNafarOfficial

28/05/2023

GIDEON LEVY
Il ne reste que deux options pour Israël : une nouvelle Nakba ou un État pour deux peuples

Gideon Levy, Haaretz, 28/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L'une des plus grandes réussites de Benjamin Netanyahou est d'avoir définitivement balayé de la table la solution des deux États. En outre, au cours de ses années au poste de premier ministre, il est parvenu à faire disparaître l'ensemble de la question palestinienne de l'agenda public.

Illustration : Marina Grachanik

En Israël et à l'étranger, plus personne ne s'y intéresse, si ce n'est pour la forme, du moins pour l'instant. Aux yeux de la droite, il s'agit d'une formidable réussite. Aux yeux de toute autre personne, il s'agit d'une évolution désastreuse, l'indifférence à son égard étant encore plus désastreuse.

Netanyahou ne nous laisse que deux solutions à long terme, et pas plus : une seconde Nakba ou un État démocratique entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Toute autre solution est insoutenable et n'est qu'une illusion, comme toutes celles qui l'ont précédée, destinée à gagner du temps pour consolider l'occupation. Non pas qu'il y ait beaucoup plus à consolider : l'occupation est profonde, consolidée, forte et irréversible. Mais si l'on peut la consolider encore plus, pourquoi pas ? Le retrait de la question de l'ordre du jour permettra de déclarer officiellement la mort de la solution à deux États, des décennies après qu'elle est morte de facto.

Netanyahou souhaitait supprimer tout débat sur l'existence de deux États, et il y est parvenu sans difficulté. Il n'est pas étonnant que les deux parties sachent parfaitement qu'aucune solution sérieuse et globale n'a été proposée depuis que les premiers colons ont occupé le Park Hotel à Hébron en 1968. En tout état de cause, il n'y a pas de place entre le Jourdain et la Méditerranée pour deux véritables États-nations, dotés de tous les attributs d'un État indépendant, y compris d'une armée. Il y a tout au plus de la place, dans les bons jours, pour une superpuissance régionale juive et un État palestinien fantoche. Il faut respecter les personnes qui se battent encore pour deux États dans leurs prévisions, leurs plans, leurs tableaux et leurs cartes, mais aucune base de données ne peut changer le fait flagrant qu'aucun véritable État palestinien ne sera établi ici. Sans lui, il n'y a pas de solution à deux États.

En tuant cette solution, Netanyahou ne nous laisse que deux solutions possibles. La grande majorité des Israéliens, y compris Netanyahou lui-même, comptent sur la perpétuation de l'apartheid pour l'éternité. Ostensiblement, cela semble être le scénario le plus raisonnable. Mais la montée en puissance de la droite israélienne et l'esprit de résistance des Palestiniens, qui ne s'est pas complètement dissipé, ne permettront pas que cette situation perdure éternellement. L'apartheid est une solution provisoire, peut-être à long terme - il est en place depuis plus de 50 ans et peut persister pendant encore 50 ans - mais sa fin viendra. Comment cela se passera-t-il ? Il n'y a que deux scénarios possibles. L'un est privilégié par l'extrême droite et, malheureusement, peut-être par la quasi-totalité des Israéliens : une seconde Nakba. Si les choses se précipitent et qu'Israël doit choisir entre un État démocratique pour deux peuples et une expulsion massive de Palestiniens afin de maintenir l'existence d'un État juif, le choix sera clair pour la quasi-totalité des Juifs israéliens. À partir du moment où la solution de deux États a été écartée, ils n'ont plus eu d'autre choix.

C'est une bonne chose que la solution des deux États ait été retirée de l'ordre du jour, étant donné que l'implication stérile actuelle dans ce domaine n'a fait que causer des dégâts. Il s'agissait d'une solution prête à l'emploi, nous l'adopterons donc au moment opportun. Cela a consolé le monde et les camps de gauche et du centre en Israël, tout en ignorant les centaines de milliers de colons violents qui exercent un pouvoir politique important et qui ont donné le coup de grâce à cette solution il y a longtemps. Dans une Cisjordanie dépourvue de Juifs, cette solution avait quelques chances ténues, mais pas dans une région où les colons règnent en maîtres. Le problème, c'est que les cinq millions de Palestiniens qui vivent entre le Jourdain et la Méditerranée ne vont nulle part entre-temps.

Le jour viendra, même si ce n'est que dans un avenir lointain, où l'on nous braquera un pistolet sur la tempe : une deuxième Nakba, avec l'expulsion des Arabes israéliens [Palestiniens de 1948], ou un seul État démocratique, avec un premier ministre ou un ministre de la Défense palestinien, une armée commune, deux drapeaux, deux hymnes et deux langues. Il n'y a pas d'autre solution que celles-ci. Laquelle choisirez-vous ?

 

 

 

10/03/2023

SHEREN FALAH SAAB
“La gauche israélienne ne veut pas que les Arabes participent à son combat”
Rencontre avec Atallah Mansour, premier Palestinien de 1948 devenu journaliste israélien

Sheren Falah Saab, Haaretz, 9/2/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Remarque linguistique préliminaire du traducteur : l’auteure, elle-même druze, donc “arabe”(i.e. palestinienne) pratique l’usage dominant israélien consistant à parler de Palestiniens seulement quand il s’agit des habitants des territoires occupés depuis 1967, tandis que les Palestiniens de 1948, en partie citoyens israéliens, sont désignés comme “Arabes”, pour les distinguer des “Juifs”, ce qui relève du délire paranoïaque sioniste, vu qu’une bonne partie des Israéliens juifs sont d’origine arabe, et constitue un déni de réalité : ces “Arabes” sont palestiniens, point barre. Allez, Israéliens, encore un effort pour appeler un chat un chat…

Après avoir couvert la société arabe pendant 34 ans pour Haaretz, le vétéran du journalisme Atallah Mansour est aujourd’hui plus inquiet que jamais.

Atallah Mansour : « Je n’étais pas dans la poche de qui que ce soit et je n’étais pas non plus le porte-parole d’une communauté particulière. J’ai fait mon travail de journaliste ». Photo : Gil Eliyahu

 Tout a commencé dans un petit café du village de Jish, en Haute Galilée. Six ans après la création de l’État d’Israël, Atallah Mansour a 20 ans [1954, NdT]. Jeune homme ambitieux, il dirige la branche locale du mouvement de jeunesse Hanoar Haoved Véhalomed [La jeunesse qui travaille et qui étudie, mouvement socialiste sioniste créé en 1924, NdT]. Mansour discute avec le propriétaire du café, essayant d’ignorer tout ce qui l’entoure - la pauvreté, l’ignorance, le manque d’emplois et le gouvernement militaire - mais ce jour-là, il se sent particulièrement frustré.

Ses frustrations l’ont amené à écrire une lettre à David Ben-Gourion, décrivant ses propres problèmes et la situation des jeunes Arabes. Le Premier ministre, qui rencontrait rarement les Arabes à l’époque, a immédiatement compris la valeur historique de la lettre de Mansour et lui a répondu quelques jours plus tard. « Je suis très heureux du désir d’unité qui palpite à chaque ligne de votre lettre », lui écrit-il, et il l’invite à une réunion chez lui, à Sde Boker, pour discuter de la possibilité de former un mouvement de jeunesse commun aux Juifs et aux Arabes.

Mansour a relaté cette rencontre dans l’hebdomadaire Haolam Hazeh [“Ce monde”, racheté par Uri Avnery et Shalom Cohen en 1950, NdT]. Il a expliqué qu’il souhaitait informer les lecteurs de l’importance d’un partenariat entre Juifs et Arabes par l’intermédiaire d’un mouvement de jeunesse. « Je n’ai jamais pensé à être payé pour un article de journal, je voulais simplement écrire sur la rencontre. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler dans les médias hébraïques », dit-il aujourd’hui à propos du moment critique qui l’a ensuite amené à travailler comme journaliste pour Haaretz.

La lettre de David Ben-Gourion à Mansour. Photo : Gil Eliyahu

Ce mois-ci, M. Mansour a reçu un doctorat honorifique de l’université de Tel-Aviv en reconnaissance de son travail novateur dans les médias et de sa contribution à l’intégration de la communauté arabe dans la société israélienne, tout en préservant son identité arabe.

M. Mansour, premier journaliste arabe à travailler dans les médias israéliens, a commencé sa carrière à Haaretz en 1958 et a couvert la société arabe pendant les 34 années qui ont suivi. « Je n’étais dans la poche de personne et je n’étais pas non plus le porte-parole d’une communauté particulière. J’ai fait mon travail de journaliste », déclare-t-il.

La plupart de mes amitiés avec des Juifs sont des amitiés avec des personnes issues de cercles de gauche. Ce sont des relations basées sur le respect, mais les Juifs et les Arabes sont comme l’huile et l’eau : ils ne se mélangent pas vraiment.

Dès le début, il a compris les défis que représentait la couverture de la communauté arabe pour les médias israéliens. Il se souvient d’une manifestation de militants communistes arabes en mai 1958 à Nazareth, qu’il a couverte pour Haolam Hazeh.

30/09/2021

GIDEON LEVY
Israël : On ne peut pas tout reprocher à la police

Gideon Levy, Haaretz, 30/9/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Il y a quelque chose d'injuste à faire porter toute la responsabilité de la violence dans la société arabe d’Israël sur les épaules de la police : il y a aussi quelque chose de commode, de lâche et de trompeur dans cette démarche. Si c'est seulement la police, alors la société n'est pas responsable - ni la société juive, qui devrait avoir une culpabilité insupportable envers la communauté des survivants qui sont restés ici et portent les cicatrices, dont l'une est la criminalité ; ni la société arabe, qui porte une part de responsabilité dans le comportement de ses fils.

 La police sur une scène de crime dans le sud de Tel-Aviv, en 2018.Photo : Ilan Assayag

Mais les partisans de la loi et de l'ordre ne veulent que plus de police, de police des frontières, de police anti-terroriste Yamam, de patrouille spéciale de police Yasam et, bien sûr, de services de sécurité Shin Bet, ou, en d'autres termes, restaurer le régime militaire dans les rues de Taibeh. Alors, le calme reviendra, et la surveillance des Arabes sera aussi comme autrefois : si les directeurs d'école sont à nouveau des collaborateurs du Shin Bet, nous résoudrons le problème.

Ce n'est pas une coïncidence si c'est la droite qui est en première ligne pour s'inquiéter de ce qui se passe dans la société arabe - voici une nouvelle occasion de les traiter d'une main lourde, d'utiliser la force, d'arrêter, d'espionner, de blesser et même de tuer, comme dans les territoires, sous le couvert du souci de leur sécurité.

Mais ce n'est pas la sécurité des Arabes qui préoccupe les prédicateurs. Plus que tout, ils veulent donner des Arabes l'image qu'ils aiment : des animaux sauvages assoiffés de sang, qui s'entretuent et, demain, nous aussi. La réponse à cela est bien sûr la force.

15/08/2021

Hébreu avancé avec un accent arabe
SAYED KASHUA, INTERVIEWÉ PAR MATT SEATON

Matt Seaton, The New York Review of Books, 14/8/2021
Traduit par Fausto Giudice


Matt Seaton (Brighton, 1965) est le rédacteur en chef de la New York Review of Books.

« Lutter avec la langue - la détester, l'aimer, essayer de m'y faire une place tout en la combattant - est devenu essentiel à mon travail. Parfois, je me demande comment les écrivains peuvent écrire dans leur langue maternelle »

Le 7 août 2021, nous avons publié l'essai de Sayed Kashua intitulé Ma diaspora palestinienne, une réflexion sur la vie d'un Arabe israélien musulman parlant hébreu dans le Midwest usaméricain, avec la tristesse et la culpabilité de l'exil volontaire et l'aliénation d'un immigrant déraciné. Kashua est parfaitement conscient d'une ironie particulière et amère dans ce qui est devenu sa galère cosmopolite déracinée : la figure du « Juif errant », note-t-il, a été remplacée par celle du « Palestinien errant ».

Sayed Kashua en 2021. Photo Karl Gabor

Il pourrait s'agir d'une lamentation, mais elle est teintée de l'humour caractéristique de son écriture : aujourd'hui, lorsque quelqu'un à St. Louis lui demande d'où il vient - son apparence méditerranéenne et son accent inhabituel le rendent difficile à situer - il répond qu'il est albanais. « Contrairement au Moyen-Orient, très peu d'USAméricains connaissent l'Albanie ; ils ne savent pas si elle est bonne ou mauvaise », écrit-il. « Cela sonne suffisamment européen, et presque personne ne sait à quoi un Albanais moyen est censé ressembler ou quel genre d’accent il a ».

Kashua a grandi à Tira, un village palestinien à l'époque de la fondation d'Israël en 1948, aujourd'hui une ville arabe animée. Son grand-père a été tué lors des combats de 1948, mais la famille de sa grand-mère a réussi à rester sur place et à ne pas perdre sa maison et ses terres, alors situées dans les frontières du nouvel État juif. La famille de Kashua était musulmane, mais son père, comme beaucoup de Palestiniens de cette génération plus laïque, était communiste. Comme Kashua l'a dit à Ruth Margalit dans son profil de 2015 (peu de temps après son arrivée aux USA) pour le New Yorker : « Il [son père] pensait que Lénine, Trotsky et Marx étaient toute la littérature dont vous aviez besoin. Alors j'ai essayé. J'ai lu toute cette merde ».

SAYED KASHUA
Ma diaspora palestinienne

Sayed Kashua, The New York Review of Books, 7/8/2021
Traduit par Fausto Giudice

Sayed Kashua (Tira, 1975) est un écrivain, journaliste et scénariste palestinien de langue hébreu. En 2014, il a décidé de quitter Israël – « ce pays qui ne reconnaît pas à l’Arabe le droit de vivre » - et de partir vivre avec sa femme et leurs trois enfants aux U.S.A.

Ses romans, comme ses chroniques pour le journal Haaretz, manifestent la même ironie dans le traitement des difficultés parfois insurmontables que rencontrent les Palestiniens de 1948 en Israël. Depuis 2006, les éditions de l’Olivier publient l’œuvre romanesque de cet écrivain atypique dans le paysage littéraire israélien. Ont paru Les Arabes dansent aussi (10-18, 2006 ; réédité aux Éditions de l'Olivier dans la collection Replay en 2015), Et il y eut un matin (2006), La Deuxième Personne (2012) et Les Modifications (2019). Son dernier roman, , Track Changes, est paru chez Grove Press en 2020Sayed Kashua est aussi l’auteur d’une célèbre sitcom (Travail d’Arabe), qui a reçu le prix de la meilleure série télévisée en 2008 au Jerusalem Film Festival. Il prépare un doctorat en littérature comparée à la Washington University de St. Louis, Missouri.
Lire 
L’écriture romanesque extraordinaire en hébreu de Sayed Kashua le Peptimiste, par Sâadia Agsous-Bienstein (Tsafon, 2016)

Vivre en exil forcé au cœur de ma patrie ou vivre en exil volontaire en tant qu'étranger résident, tel est mon choix. Dans les deux cas, être un étranger sur une terre étrangère.

 

Le jour où mon frère a appelé, les nouvelles locales rapportaient la présence d'un ours dans une arrière-cour de Richmond Heights, la banlieue du Missouri où nous vivons. Un nouveau round de combats avait éclaté entre Israéliens et Palestiniens, exactement sept ans après le cycle sanglant de 2014, qui était l'été où ma femme et moi avons décidé de quitter notre maison à Jérusalem. Nous étions poussés par le désespoir politique et la perte d'espoir en un avenir meilleur.

Des femmes et des enfants d'un village palestinien près de Haïfa marchent avec les biens qu'ils peuvent porter, à travers le no man's land, vers Toulkarem en Cisjordanie, pendant une trêve entre les forces israéliennes et arabes, Palestine, 26 juin 1948. Photo Bettmann via Getty Images

« Exil volontaire » : c’est ainsi que les experts appellent notre décision, même si je ne suis pas sûr de comprendre le sens du mot exil dans ce cas précis. De quoi sommes-nous exilés exactement : de la Palestine, ou plutôt de l'idée de la Palestine ? Ou est-ce d'Israël, qui a prouvé à ses citoyens palestiniens que même les personnes qui n'ont jamais quitté leur foyer peuvent être contraintes à un sentiment d'exil ? Ou peut-être que cet « exil volontaire » est surtout l'intense culpabilité qui m'a envahi lorsque mon frère a appelé ce matin-là pour parler du bain de sang et de la haine en Israël-Palestine. Au lieu de nous prouver que nous avions pris la bonne décision pour nous et nos enfants - car nous n'étions plus menacés par les roquettes, les bombardements, les politiciens et les foules en colère - la dernière guerre a suscité un sentiment de détresse et de honte de ne pas avoir été là. Je me suis senti coupable d'avoir fui mon foyer naturel, pour ainsi dire : l'endroit auquel je suis censé appartenir.

« Tu as fait le bon choix », a dit mon frère, d'une voix peinée. « Au moins, tu n'as pas à avoir peur chaque fois que tes enfants sortent de la maison ». Je voulais lui parler de l'ours qui errait dans notre quartier et qui faisait peur aux habitants, et de comment j'avais dit aux enfants qu'ils ne pouvaient pas sortir tant que l'ours n'avait pas été attrapé. Je voulais lui dire à quel point je me sentais coupable de ne pas avoir été là pour que nous ayons peur ensemble, pour que je puisse être horrifié de près, pour que je puisse pleurer les morts et la dévastation, et surtout pour que je puisse simplement être là, être présent. Après tout, c'est ce que ma grand-mère et mon père m'avaient appris depuis ma naissance : ne jamais quitter la maison, ne jamais quitter la patrie, qu'elle s'appelle Palestine, Israël ou Dieu sait quoi.

« Regardez ce qui est arrivé aux réfugiés », je me souviens de ma grand-mère - dont le mari, mon grand-père, a été tué sous ses yeux lors de la bataille de Tira, en 1948 - expliquant à ses petits-enfants, des larmes de chagrin coulant sur ses joues. Pour elle, la pire chose qui pouvait arriver à quelqu'un était de devenir un réfugié. Nous, les restes du peuple palestinien, ceux qui sont restés dans les villages qui ont fait partie d'Israël après la guerre, on nous a appris que nous avions la chance d'avoir encore nos terres et de ne pas être des réfugiés comme la moitié de la nation qui avait perdu ses maisons et n'avait jamais été autorisée à revenir. « Au moins, nous sommes restés à la maison », nous apprenait-on à réciter, chaque fois que quelqu'un mettait en doute notre loyauté parce que nous étions devenus des citoyens israéliens après la Nakba (Catastrophe). Nous étions les chanceux. Chanceux - malgré les deux décennies de loi martiale, l'expropriation de la plupart de nos terres, les maisons détruites, la négligence, la haine, le racisme, la discrimination et la persécution. Chanceux parce que nous n'étions pas parmi les Palestiniens apatrides enfermés dans des camps de réfugiés au Liban, à Gaza, en Syrie et en Cisjordanie.