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01/07/2023

ITAY MASHIACH
“Ils peuvent torturer ton corps, mais ton âme reste libre” : Mehdi Mousavi, poète iranien en exil

 Itay Mashiach, Haaretz, 30/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le poète iranien Mehdi Mousavi a refusé de censurer ne serait-ce qu’un mot de sa vérité. Cela lui a coûté des mois de torture et d’isolement en prison et toute une vie loin de son pays natal

 

Mehdi Mousavi : « Pour moi, certaines choses ne deviennent jamais normales, et l’une d’entre elles est l’exil. L’exil est comme un tremblement de terre. Tout s’écroule en quelques secondes ». Photo : Olivier Fitoussi


« Un jour, ils m’ont torturé horriblement, horriblement. Ils m’ont jeté par terre et m’ont donné des coups de pied sans arrêt. Quand ils m’ont ramené dans la cellule d’isolement, je me suis effondré au sol et je n’arrivais pas à m’endormir. Tout mon corps me faisait souffrir. Quand on ne peut pas dormir dans la cellule, on parle tout seul. Il n’y a pas de stylo, pas de lit, pas de toilettes, rien. Tout ce que vous avez, c’est vous-même. Je me suis demandé : qu’est-ce qui se passera si tu mourais aujourd’hui".

Mehdi Mousavi est assis à un stand de falafels dans la rue Bograshov à Tel Aviv. À Téhéran, il y a une vingtaine d’années, les gens venaient l’aborder dans la rue ; lors des salons du livre, de longues files d’attente se formaient pour qu’il dédicace l’un de ses livres de poésie. Mais depuis près de dix ans, Mousavi, 46 ans, vit en exil, comme sur une île déserte, dans un monde peuplé d’une seule personne. Ce monde est entièrement constitué de jeux de mots en farsi, de vers romantiques sur les places publiques de Téhéran et d’écriture cursive, d’une parcelle extraterritoriale d’Iran au cœur d’une ville norvégienne froide. Son caractère doux et poli contraste avec ses récits de violence et de souffrance.

« J’ai regardé toute ma vie et j’ai répondu que ça suffisait », dit-il. « Si je meurs aujourd’hui, je mourrai heureux. J’ai vécu tout ce que je voulais vivre ».

Parfois, quelque chose semble s’être éteint dans les yeux de Mousavi. « Ils m’ont tué en prison, je pens », m’a-t-il dit lors d’une des nombreuses conversations que nous avons eues après son arrivée en Israël pour la première fois le mois dernier. « Une partie de mon âme est morte en prison, pour toujours ». Puis il commence à parler de ses ateliers de poésie et de ses étudiants, et son corps - meurtri par la torture et d’autres abus, encore sous le coup de la peur et de la fuite, du désir ardent - se transforme en celui, insouciant, d’un garçon de la ville de Karadj, à 30 km de Téhéran, qui a commencé à écrire des poèmes à l’âge de 11 ans.

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Bas du formulairJ’ai accompagné Mousavi pendant trois jours bien remplis, alors qu’il participait à une conférence universitaire, faisait du tourisme, rencontrait des poètes locaux et discutait avec des lecteurs lors de la Semaine du livre hébraïque. Il a parlé de la bulle de littérature et de poésie qu’il habitait autrefois en Iran, et de la violence qui l’a brisée et l’a poussé à l’exil. Il a rencontré des admirateurs locaux - dont certains vivent eux-mêmes en exil - et, à chaque occasion, il a ouvert un livre et récité des poèmes d’une voix tonitruante. Une question peut se poser à quelqu’un qui écoute les récits de cet homme pendant quelques jours consécutifs : si vous avez trouvé quelque chose qui vous comble, jusqu’où irez-vous pour l’obtenir ?

* * *

Une petite foule s’est rassemblée dans une salle de l’université de Haïfa, la plupart des personnes parlant le farsi. L’une d’entre elles, la professeure Yvonne Kozlovsky Golan, dirige le programme de maîtrise en études culturelles et cinématographiques de l’université, qui a accueilli la conférence avec Mousavi. Elle explique que la poésie en Iran a un statut exceptionnel et spécial. On voit parfois des personnes se lever et réciter des poèmes dans les cafés, dit-elle, ajoutant : » L’ancien ambassadeur de Grande-Bretagne en Iran m’a raconté qu’il s’était un jour arrêté sur la route à côté d’un groupe de camionneurs qui semblaient rivaliser pour savoir qui se souviendrait par cœur du plus grand nombre de poèmes. C’est la culture du pays ; il n’y a pas de haute ou de basse culture, tout le monde la partage ».

Selon une blague populaire, sur dix Iraniens, il y a onze poètes. Dans pratiquement toutes les conversations en farsi, dit-on, un poème sera probablement cité à un moment ou à un autre. De nombreux vers sont devenus des proverbes bien connus, un grand nombre de poètes sont devenus des célébrités et les tombes des poètes sont devenues des lieux de pèlerinage.

 « On dit qu’il y a trois millions de personnes en Iran qui écrivent de la poésie », s’amuse Mousavi. « Dans ma famille, il y en a six, et ils ont également publié leurs poèmes ». Même si les Iraniens n’utilisent pas toujours un style littéraire élevé, ils sont naturellement attirés par la structure poétique, explique-t-il. « Même lorsque 100 000 supporters du stade Azadi [de Téhéran] maudissent l’arbitre et utilisent des mots orduriers, ils le font en rimes et en mètres ».

Mousavi a fait irruption dans le monde de la poésie à l’âge de 20 ans, avec la publication de son premier livre, qui a connu un grand succès. « Ce n’est pas grâce à moi, mais à ma génération, qui a injecté du sang neuf dans la poésie iranienne », explique-t-il. « Avant nous, les gens écrivaient sur l’amour à l’ancienne, dans un langage archaïque. Moi, j’ai écrit sur un triangle amoureux lors d’une fête ».

Parallèlement à sa carrière de pharmacien (il est titulaire d’un doctorat de l’université de Mashhad), il a commencé à publier de la poésie, à organiser des festivals et à éditer un magazine littéraire, jusqu’à ce que sa publication soit interdite par les autorités en 2008. À la fin des années 1990, il a demandé l’autorisation d’organiser un atelier d’écriture, mais n’ayant reçu aucune autorisation au bout de six mois, il l’a lancé en tant que projet clandestin.

« Il y a trente ans, mon père m’a dit de ne pas entrer dans le monde de la littérature, car je finirais par être arrêté et je n’aurais pas d’argent non plus », raconte-t-il en riant. « Et il avait raison ! Je n’avais rien, mais j’étais heureux, parce que j’étais avec mes étudiants. Je vivais la littérature ».

Les ateliers qu’il a animés, qui étaient gratuits, étaient particulièrement intenses et duraient du matin jusqu’à tard dans la soirée. Les participants étaient des lycéens et des étudiants. Certains sont devenus des écrivains célèbres - et d’autres sont encore en prison aujourd’hui, dit-il. Quelques-uns ont assisté aux séances pendant des années, notamment la poétesse Fatemeh Ekhtesari, qui a elle aussi été arrêtée et jugée, et qui a ensuite fui l’Iran avec Mousavi.

Aujourd’hui, les ateliers de Mousavi, qui en sont à leur 25e année, se poursuivent en ligne. « Dès la première rencontre, je peux déterminer s’il existe un talent », explique-t-il. « Mais il m’arrive aussi de soutenir des personnes qui n’ont aucun talent, car la nouvelle génération iranienne a besoin d’être changée. Si la personne ne devient pas un écrivain célèbre, elle sera au moins un meilleur être humain. La lecture change les gens ».


Mehdi Mousavi avec des fans, lors d’une foire littéraire à Téhéran il y a dix ans. “Je ne peux pas respirer sans littérature”. Photo Mehdi Mousavi


 L’événement de Haïfa commence et Mousavi salue le public en farsi. « Je n’étais pas un activiste politique », leur dit-il avec l’aide d’un interprète, « et ma poésie n’est pas si politique que ça. Je parle de liberté, mais je n’ai pas parlé contre [le guide suprême iranien Ali] Khamenei, ou quoi que ce soit de ce genre. Et je suis toujours en exil. Imaginez ce que l’on fait aux poètes qui sont aussi politiquement actifs ».

Le professeur Rafi Weichert, poète et traducteur israélien, qui a présenté une analyse littéraire de la poésie de Mousavi lors de la conférence, laisse entendre que le poète n’est peut-être pas très sincère. « Aucun régime totalitaire ne peut avaler un tel poème », déclare-t-il en citant l’une des œuvres de l’Iranien.

En effet, Mousavi a toujours défié - pour ne pas dire provoqué - les autorités. Lorsqu’il n’a pas reçu l’approbation des censeurs pour imprimer son deuxième recueil de poèmes, il l’a publié clandestinement dans son intégralité et l’a largement distribué, sous son propre nom. Plus tard, lors de la semaine iranienne du livre en 2009, il s’est assis dans un stand où son dernier livre était en vente, et lorsqu’il a reconnu des fans parmi les acheteurs, il leur a glissé une feuille de papier contenant les passages qui avaient été noircis par la censure : “Page 5, ligne 3, ajouter...” Le lendemain, les autorités ont fait une descente au stand, l’ont fermé et ont déchiqueté ses livres.

Comment n’avez-vous pas eu peur ?

« Parce que je suis un amoureux. Un amoureux de la littérature. Parfois, on marche, on marche, et on se retrouve à la croisée des chemins. Vous ne pouvez plus faire ce que vous aimez et vous devez choisir. Soit vous arrêtez, soit vous continuez - avec la peur d’être arrêté et tué. C’est la voie que j’ai choisie. Si j’avais choisi une autre voie, je serais peut-être mort depuis des années, parce que je ne peux pas respirer sans littérature, sans enseignement ».

Les autorités ont multiplié les obstacles. Les lois sur la censure en Iran aboutissent inévitablement à une danse délicate entre le gouvernement et les artistes - vague, arbitraire et parfois mortelle. « Vous pouvez publier un livre après qu’il a été censuré et qu’il a reçu l’autorisation appropriée, mais ensuite ils le saisiront et vous emprisonneront », explique Mousavi. Les descriptions de personnes s’embrassant ou s’étreignant peuvent être considérées comme de l’érotisme, la description de la pauvreté ou du divorce peut être condamnée pour des raisons politiques, et le fait de soulever des questions philosophiques risque d’être interprété comme une critique de la religion. « Le cadre des restrictions est si large que, pour n’importe quoi, ils peuvent défoncer votre porte, vous bander les yeux, vous emmener en prison et vous torturer ».

 Dans certains cas, poursuit-il, le gouvernement approuvera des livres manifestement problématiques (apparemment pour des raisons de relations publiques), mais les Gardiens de la révolution dont les activités ne sont pas coordonnées avec les censeurs peuvent quand même faire une descente dans les librairies et confisquer tous les exemplaires d’un titre.

L’une des œuvres de Mousavi, par exemple, a été approuvée par le ministère de la culture (« On l’appelle le ministère de la Culture, mais il n’a aucun lien avec la culture, c’est comme le ministère de l’amour dans 1984 »), mais les Gardiens de la révolution ont ensuite fait irruption sur le stand de l’éditeur lors de la foire où elle était exposée, l’ont fermé et ont saisi les livres. L’éditeur, Babak Abazari, lui-même poète, a protesté. Moins d’un an plus tard, son corps a été retrouvé flottant dans la mer Caspienne.

Matin, réveil sans espoir
Soir, mon chagrin sans fin
Toutes les pages sont identiques
De mon journal de souvenirs d’exil

Après la conférence de Haïfa, Mousavi et Orly Cohen, originaire de Téhéran et doctorante en études iraniennes, qui a initié et organisé toute sa visite [et qui a dû batailler deux ans pour lui obtenir un visa, NdT], ont visité les jardins bahaïs de la ville. Il y a deux ans, Mme Cohen a traduit en hébreu un recueil de poèmes de Mousavi (publié sous le titre La place de la Liberté est ensanglantée). Sa poésie est considérée comme particulièrement difficile à traduire et très “locale” en termes de jeux de mots en farsi, de références et de style d’écriture, même dans les poèmes qu’il a écrits en exil.

Mme Cohen a grandi à Téhéran, près de la rue qui allait être rebaptisée rue de la Révolution islamique [Khiâbân  Enqelab-e Islami], et la bande-son de ces journées fatidiques de 1979 résonne encore inlassablement dans son esprit. Elle avait 7 ans à l’époque. Lorsque la guerre du Liban a éclaté, en 1982, peu après avoir émigré en Israël avec sa famille, elle a cru qu’elle était en quelque sorte responsable : où qu’elle aille, une guerre éclatait. Malgré les nombreuses années qui se sont écoulées depuis qu’elle a foulé pour la dernière fois le sol iranien, la vie de Mme Cohen semble toujours partagée entre ici et là-bas. Les médias sociaux, la langue et la littérature ont également fait d’elle une semi-exilée.

Pour sa part, en 2016, Mousavi a trouvé asile à Lillehammer, une petite ville de Norvège qui compte moins de 10 locuteurs de farsi, dit-il, ajoutant qu’à un moment donné, il a écrit à un autre écrivain iranien en exil, à Reykjavik. Ma lettre parle de “ne pas s’habituer”. « Certaines choses ne deviennent jamais normales. Permettez-moi de m’exprimer ainsi : Pour moi, certaines choses ne deviennent jamais normales, et l’une d’entre elles est l’exil [...]. L’exil est comme un tremblement de terre. Tout s’écroule en quelques secondes, et pendant ces trois ou quatre années, j’ai simplement essayé de rassembler les morceaux de ma vie qui restaient dans les décombres ».

Il établit fréquemment des comparaisons entre l’Iran et la Norvège. L’une d’entre elles est provoquée par un arrêt à un stand de jus de fruits à Tel Aviv, qui lui rappelle Téhéran. « J’avais deux options », a-t-il déclaré lors de l’un des événements organisés dans le cadre de sa visite. « La première était de me mêler aux Norvégiens et de devenir l’un d’entre eux. La seconde était de construire dans ma maison un petit Iran et de m’y enfermer, d’écrire mes livres et de n’être en contact qu’avec des Iraniens. Malheureusement, j’ai choisi la deuxième option. Je ne suis pas très jeune non plus, et il m’est un peu difficile d’apprendre une nouvelle langue et de m’y plonger profondément. J’ai décidé de ne pas être norvégien ».


Mousavi et sa camarade d’exil la poétesse exil Fatemeh Ekhtesari. Photo : Mohamad Sadegh Yarhamidi


 Lors de la visite des jardins bahaïs, Mousavi souligne qu’un tel voyage est le rêve des adeptes de cette religion vivant en Iran, qui continuent d’être persécutés. Les  événements marquants de l’histoire de cette religion sont liés à l’exil de son fondateur, Baha’ullah (1817-1892), né à Téhéran, dans une colonie pénitentiaire de l’Empire ottoman à Acre, dans le nord de la Palestine. La poésie a joué un rôle majeur dans le développement et l’épanouissement de la foi bahaïe, dès ses débuts.

Le lendemain, Mme Cohen invite Mousavi à une exposition qu’elle a organisée au musée d’art islamique de Jérusalem (qui s’est achevée depuis), sur le mouvement de protestation actuel en Iran - déclenché par la mort, en septembre dernier, de Mahsa Amini, 22 ans, entre les mains de la police des mœurs, pour avoir prétendument enfreint les lois sur le hijab - à travers les récits de cinq femmes. Sur l’un des écrans, on voit une jeune femme danser, les cheveux au vent, au centre de la place de la Liberté à Téhéran. Un autre clip montre une jeune femme qui a perdu un œil ; ces derniers mois, les forces de sécurité iraniennes ont tiré sur des centaines de manifestants. Le bandeau sur l’oeil est ainsi devenu l’un des symboles de la lutte.

La vie littéraire relativement heureuse de Mousavi a pris fin à la fin de 2013, lorsqu’il a été arrêté à l’aéroport alors qu’il se rendait à un atelier en Turquie avec son étudiante Fatemeh Ekhtesari, et qu’on leur a dit qu’ils faisaient l’objet d’une interdiction de voyager. « À ce jour, je ne comprends pas vraiment la raison de l’arrestation », dit Mousavi. Les deux poètes ont été incarcérés dans la tristement célèbre prison d’Evin à Téhéran, dirigée par les Gardiens de la révolution et remplie de prisonniers politiques.

Nous avons été torturés, tu sais
Nous étions des voix réduites au silence, tu sais
Dans la cellule, la nuit, nous étions libres
Quelqu’un a organisé un atelier de poésie

La cellule est un peu plus grande qu’un lit, mais il n’y a ni lit ni toilettes. Si vous avez besoin de vous soulager, vous le signalez aux gardiens en glissant un morceau de papier sous la porte, et ils vous font sortir s’ils en ont envie. Parfois, on entend quelqu’un parler tout seul ou pleurer dans une cellule voisine. La cellule est sans fenêtre, il n’y a ni jour ni nuit. Les prisonniers dorment à même le sol, sous la lumière éblouissante de trois ampoules allumées en permanence. Les caméras sont omniprésentes : deux dans la douche, deux dans les toilettes. « Nous avons vos photos », disent les gardiens aux détenus. « Nous avons des clips vidéo, nous pouvons les publier sur Internet ».

Pendant son incarcération, on lui a bandé les yeux et, jusqu’à ce qu’il soit contraint de signer des aveux et qu’il soit libéré sous caution 38 jours plus tard, il n’a vu personne d’autre.

 Une fois, on l’a envoyé à la douche et on lui a demandé de laver les seuls vêtements qu’il avait, puis de les remettre. Lorsqu’il est sorti, on lui a dit qu’il était temps d’aller faire de l’exercice dans la cour. C’était un jour d’hiver glacial, la température était en dessous de zéro. Il a passé une demi-heure à marcher de long en large, les yeux bandés, les vêtements gelant et se raidissant sur son corps. Il se souvient de les avoir frappés avec son poing pour briser la glace.

Chaque jour, il était emmené pour être interrogé ou torturé. On l’interrogeait sur lui-même, sur ses poèmes, sur ses relations sociales, sur ses étudiants. Sur tout et sur rien, car toutes les informations étaient déjà disponibles en ligne. Il a été contraint de signer des déclarations selon lesquelles il avait collaboré avec des chanteurs opposés à la République islamique et qu’il avait demandé à ses étudiants de lire Tchekhov - dont les écrits ne sont pas interdits en Iran.

Un jour, il a demandé à son tortionnaire : « Je ne suis pas actif contre le régime, je suis une personne indépendante, pourquoi me torturez-vous ? » Il lui a répondu : « En Iran, soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Il n’y a pas de troisième voie »."

Que voulaient-ils ?

« Je pense qu’ils avaient peur de nous ».

Si vous vouliez changer la jeune génération, peut-être que le gouvernement était en fait votre plus grand fan, parce qu’il croyait apparemment que vous en étiez capable.

« Je suis d’accord ».

Se réveiller dans l’effroi, horrifié par soi-même
J’ai été saisi par la folie et je suis devenu encore plus fou


Mousavi visitant la vieille ville de Jérusalem lors de sa récente visite. Les religions l’intéressent surtout en tant qu’histoires. Photo : Olivier Fitoussi

Après Evin, tout a changé. La peur est devenue sa compagne de tous les instants.

« J’ai peur tout le temps, je ne suis pas quelqu’un de fort », avoue Mousavi. « Après Evin, j’ai vécu des moments très difficiles. Chaque fois que le vent secouait la porte, je ne pouvais pas respirer. Si quelqu’un frappait à la porte, je ne pouvais pas l’ouvrir ».

Une fois, il est allé avec Ekhtesari, qui a été libérée en même temps que lui, rendre visite à une amie, la réalisatrice activiste Mahnaz Mohammadi. Lorsqu’ils sont revenus à la petite voiture d’Ekhterasi, ils ont découvert que les vitres avaient été brisées.

« Nous avons eu peur. Je ne peux pas dire que je n’avais pas peur. Pas de la mort, mais de la torture. Lorsque j’étais en prison et que j’avais les yeux bandés, ils s’approchaient de moi et me chuchotaient à l’oreille : “Je vais violer ta mère, je vais violer ta sœur”, avec des détails. Des détails horribles ».

D’un autre côté, il affirme être revenu d’Evin en se sentant plus fort lorsqu’il s’agissait de s’opposer au régime. « Je n’avais plus peur. Avant, j’avais quelque chose à perdre, après, plus rien ».

Ainsi, d’une part, vous avez développé une anxiété à chaque fois que l’on frappait à la porte, mais d’autre part, vous avez perdu votre peur du régime.

« Oui, c’est un paradoxe, mais c’est vrai. Parce ton corps est faible et a de nombreuses limitations. Mais dans ta conscience, tu es libre. Ils peuvent torturer ton corps, mais ton âme reste libre ».

Nous visitons la vieille ville de Jérusalem. Mousavi est photographié en train de réciter un poème en farsi sur fond de Mur occidental. Un jeune USAméricain d’origine iranienne s’approche de lui, ravi.

Mousavi n’est pas particulièrement ému par le mur, l’église du Saint-Sépulcre ou le Haram al-Sharif (le mont du Temple). Il a commencé à perdre la foi à l’adolescence, dit-il. Les religions l’intéressent surtout en tant qu’histoires. « Beaucoup de personne en Iran ont cessé de croire, ou ont cessé de faire le Ramadan, parce que le gouvernement fait ce qu’il fait au nom de la religion », dit-il, remarquant plus tard avec étonnement, après s’être promené : « j’ai vu beaucoup de jeunes hommes portant des kippas. J’aurais pensé que la jeune génération en Israël serait moins religieuse ».

En l’espace de deux jours, il visite les principaux centres de quatre religions, mais la ferveur religieuse ne semble briller dans ses yeux que lorsqu’il s’assied au stand bruyant de falafels à Tel Aviv et parle de ses ateliers de poésie en Iran. Son emploi du temps chargé, son manque de sommeil, ses vols de nuit et sa détention pendant trois heures à l’aéroport Ben Gurion malgré l’autorisation dont il disposait - rien ne transparaît sur son visage lorsqu’il se montre nostalgique avec l’enthousiasme d’un garçon. La pita qu’il tient dans ses mains a refroidi, mais il est lui-même de retour aux ateliers d’écriture à Mashhad et aux réunions clandestines dans son appartement de Téhéran.

Le lendemain, Mousavi rejoint un “parlement” d’écrivains et de poètes israéliens qui se retrouvent régulièrement dans un petit café de Tel-Aviv, parmi lesquels l’éditeur de son livre en traduction hébraïque, Moshe Menasheof, et le poète Roni Somek. Ce dernier a rencontré Mousavi en 2018, lors d’un festival de poésie à Palma de Majorque.

« À mon avis, sa véritable percée est encore à venir », prédit Somek. « Le poète idéal est celui qui n’installe pas son piano uniquement dans la salle de concert, mais aussi dans un bistrot. Car c’est là que les gens viennent, non pas pour écouter des concerts, mais pour sentir l’odeur de la poudre. Au-dessus du piano, il accroche une pancarte : “Ne tirez pas sur moi, je ne suis que le pianiste”. Mais il est là parce qu’il sait que c’est là le véritable endroit : qu’il faut apporter sa poésie là où les gens ne savent même pas comment épeler le mot poésie ».

Peux-tu donner un exemple ?

Somek : Mehdi écrit : « Je lui ai dit / Ne porte pas ta robe rouge / Nous ne sommes pas communistes / Je lui ai dit... / Ne porte pas ta robe noire / Nous ne sommes pas anarchistes / Je lui ai dit : / Ne porte pas ta robe verte / Nous ne sommes pas des rebelles / Je lui ai dit : / Dans ce pays / Seuls les gens nus / Ne risquent pas d’être arrêtés / Puis ils sont venus / Et nous ont lapidés / La première pierre a été lancée par quelqu’un / Dont je ne me souviens pas de la tenue / La dernière pierre a été lancée par quelqu’un / Qui ne doute pas que / Ceux qui lancent des pierres / Ne seront pas arrêtés. ».

« Transformer la garde-robe d’une femme en symbole d’un poème de protestation est très puissant », poursuit Somek. « Mehdi écrit ce poème non pas comme une métaphore, mais comme une photographie, une radiographie de la réalité dans laquelle il vit. Entre le poétique et le politique, il n’y a même pas un millimètre d’espace. C’est l’un des meilleurs poèmes de protestation que je connaisse, et permets-moi de ne pas être modeste et de dire que j’ai accumulé pas mal de kilomètres dans ce domaine ».


Mehdi Mousavi Photo : Olivier Fitoussi


Pour Somek, l’œuvre de Mousavi est un cas flagrant de poésie contestataire qui converse avec Bertolt Brecht, rien de moins. « Je vais te donner un autre exemple. Tous les intellectuels russes possédaient des cassettes du chanteur contestataire Vladimir Vyssotski. Mais, chose absurde, la première fois que ses chansons ont été entendues à la radio officielle de l’URSS, c’était lors d’une émission en direct d’un vaisseau spatial, alors que les cosmonautes écoutaient une de ses cassettes en arrière-plan. Medhi ne vit pas dans l’espace. Il sait que la publication d’un tel poème le conduirait en prison. Comment le publier ? Que faire ?

« D’un côté, il veut s’exprimer ; de l’autre, il sait que s’il ouvre la bouche, on lui coupera la langue. Il y a autre chose qu’il ne vous dira pas ici. Ce qui est arrivé récemment à Salman Rushdie [qui a été attaqué sur une scène new-yorkaise l’année dernière et poignardé dans l’œil, 35 ans après la publication d’une fatwa appelant à sa mort], alors que nous pensions que tout avait déjà été réglé, les effraie encore [les artistes exilés comme Mehdi]. La paranoïa fait des heures sup ».

Existe-t-il en Israël une poésie qui s’approche de ce niveau de courage ?

« Vu qu’ici, au moins, personne [c’est-à-dire aucun juif] [sic] n’a été emprisonné jusqu’à présent à cause d’une ligne qu’il a écrite, il est impossible de mesurer le niveau de courage ». [il faudrait peut-être regarder du côté des Palestiniens, mon gars, mais apparemment, ce serait trop te demander, NdT]

Mais penses-tu que les poètes de l’Israël de 2023 remplissent leur rôle social ? Mettent-ils leur piano dans un bistrot ?

« Oui, je dirais que oui ».

* * *

Le soir, sur une petite scène de Tel Aviv, pendant la Semaine du livre hébraïque, Mousavi lit des poèmes de sa voix sonore et théâtrale. Les passants semblent surpris, certains rient. Une femme s’arrête pour demander quelle langue il parle.

« Tout le monde connaît Mehdi Mousavi », me dit un jeune Iranien qui a immigré en Israël il y a peu. « Il a écrit les paroles de certaines chansons très célèbres de Shahin Najafi », le chanteur militant iranien en exil qui a mis en musique l’œuvre de Mehdi et a contribué à rendre le poète célèbre, mais aussi, sans le savoir, à sa persécution par le régime.

Mousavi me montre des dizaines de photographies de jeunes gens qui ont des vers qu’il a écrits tatoués sur leur corps. Il dit qu’il lui arrive d’aller sur les comptes Instagram de jeunes Iraniens tués lors de manifestations et de découvrir qu’ils avaient posté ses poèmes peu de temps auparavant.

« Comment avez-vous survécu à la prison avec toute cette sensibilité ? » demande quelqu’un dans le public. Mousavi : « La prison finit par passer. Le plus dur, c’est quand on sort, et que tous ces traumatismes remontent à la surface au fil des ans ».

Près de deux ans après sa libération sous caution d’Evin, Mousavi a été condamné à neuf ans de prison pour « insulte au sacré ». Ekhtesari, arrêtée et emprisonné en même temps que lui, a été condamnée à une peine de 11 ans et demi. Les deux ont également été condamnés à 99 coups de fouet pour avoir serré la main de personnes du sexe opposé - apparemment, pour s’être serré la main l’un·e l’autre.

Un matin de décembre 2015, alors qu’il attendait son procès en appel, Mousavi a fait ses adieux à sa famille et a quitté sa maison. Ses parents ont pleuré ; peut-être ont-ils compris. Il a rejoint Ekhtesari et ensemble, ils ont traversé le pays et se sont dirigés vers la frontière avec l’Irak, où des passeurs les attendaient. Connus de tous, ils se déguisent en couple kurde. Ils n’ont rien emporté, à l’exception d’une boîte de biscuits - un cadeau pour leur famille imaginaire au Kurdistan. Mousavi avait un billet d’un rial signé par “un amour du passé”, le seul souvenir de son ancienne vie. On lui a dit de s’en débarrasser.

La nuit, les deux sont montés dans la montagne avec le passeur. Alors qu’ils marchaient, il s’est soudain retourné et leur a dit : « Nous sommes en Irak ». Ils se sont embrassés et ont continué à marcher en silence. De l’Irak, ils sont arrivés en Turquie, où ils ont vécu pendant environ un an jusqu’à ce que, avec l’aide d’une organisation appelée International Cities of Refuge Network (Réseau International des Villes de Refuge), ils parviennent à Lillehammer.

Avant de nous séparer, je demande à Mousavi si, rétrospectivement, compte tenu du prix élevé qu’il a payé, il aurait agi différemment. Il répond sans hésiter. [quoi ? On devine que c’est non, NdT]

 

 

 

21/10/2022

TOURNONS LA PAGE
Tchad : la répression systématique des manifestations contre la prolongation de la période de transition doit immédiatement cesser

Survie, 21/10/2022
Jeudi 20 octobre 2022, à l’appel d’une plateforme regroupant une partie de l’opposition politique et des organisations de la société civile, des manifestants sont descendus dans les rues de la capitale N’Djaména et de plusieurs villes de provinces dont Moundou pour dénoncer la prolongation de la période de transition. 

Le 10 octobre dernier, à l’issue d’un dialogue dit de « réconciliation nationale » boycotté par une partie de la société civile et de l’opposition, Mahamat Idriss Déby Itno a été investi comme Président de transition pour vingt-quatre mois supplémentaires. Il a aussi obtenu le droit de se présenter en tant que candidat aux prochaines élections présidentielles en contradiction avec la décision du Conseil de Paix et de Sécurité de l’Union africaine du 3 août 2021 [1] et réaffirmée le 19 septembre 2022 fixant au 20 octobre 2022 la fin de la transition et interdisant aux membres du Conseil militaire de transition (CMT) d’être candidat aux élections à la fin de la transition [2].

La manifestation du 20 octobre avait été interdite par les autorités mais de nombreuses mobilisations ont néanmoins été organisées dans les différents quartiers des villes de N’Djamena et Moundou notamment. Ces manifestations ont été immédiatement réprimées par les forces de l’ordre par le jet de gaz lacrymogènes et des tirs à balles réelles. Selon le Premier ministre du gouvernement de transition tchadien, au moins une « cinquantaine » de personnes ont été tuées, dont une « dizaine » de membres des forces de sécurité. Il y aurait aussi « plus de 300 personnes blessées ». Mais le bilan pourrait être bien plus lourd que celui annoncé par les autorités. Les organisations de la société civile continuent à documenter les violences en se rendant dans les différents hôpitaux et centres de santé où se trouvent de très nombreux blessés.

Parmi les victimes, on déplore notamment le décès du jeune journaliste Narcisse Oredje. L’artiste Ray’s Kim, engagé depuis de nombreuses années dans la promotion des droits humains et de la démocratie, serait à l’hôpital en soins intensifs après avoir été touché par balle. Ces deux cas sont emblématiques de la brutalité qui s’est abattue sur tous les citoyens présents dans les rues tchadiennes ce jeudi 20 octobre 2022.

Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’association et de réunion pacifique, Clément Voule, a rappelé aux autorités tchadiennes que « tout recours à un usage excessif de la force contre les manifestants expose leurs auteurs à des poursuites conformément aux standards internationaux ». Alors que les violations des droits humains perdurent, la France et l’UE ont soutenu la transition et ont maintenu la coopération avec le Tchad, notamment la coopération militaire et policière.

La communauté internationale ne peut se contenter de déplorer ces violences et d’appeler à les faire cesser. Le régime doit être isolé et des sanctions ciblées doivent être mises en place tout en veillant à ce que la population tchadienne ne soit pas la première impactée.

Les organisations signataires de ce communiqué demandent  :

- aux autorités tchadiennes de mettre fin, de façon immédiate, à l’usage délibéré et excessif de la force létale à l’encontre de manifestants ;

- à l’ensemble des acteurs internationaux (États européens, États-Unis, ONU, Union Africaine…) de condamner le recours à la force contre les manifestations pacifiques et d’exiger des enquêtes indépendantes sur ces violations massives des droits humains ;

- à la France et aux Etats-Unis de suspendre toute coopération avec les forces de défense et de sécurité impliquées dans ces violences ;

- à l’ensemble de la Communauté Internationale, et notamment la France et l’UE, d’envisager la mise en place de sanctions ciblées à l’encontre du gouvernement tchadien et des personnes responsables de la répression.

Signataires :

Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France) ; AfricanDefenders ; Agir ensemble pour les droits humains ; CCFD – Terre solidaire ; Civil Society Human Rights Advocacy Platform of LIBERIA ; CRID ; Coalition Burkinabè des Défenseurs des Droits Humains (CBDDH) ; Coalition Ivoirienne des Défenseurs des Droits Humains (CIDDH) ; Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) ; Front Citoyen Togo Debout ; Gender Centre for Empowering Development ; Human Rights Defenders Network-SL ; Institute for Democracy & Leadership (IDEAL) Swaziland ; Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) ; Network of the Independent Commission for Human rights CIDH Africa ; Novation Internationale ; Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT) ; Réseau des défenseurs des droits humains en Afrique centrale (REDHAC) ; Réseau Nigérien des Défenseurs des Droits Humains (RNDDH) ; Réseau ouest africain des défenseurs des droits de l’homme (ROADDH) ; ROTAB Publiez Ce Que Vous Payez ; Secours Caholique - Caritas France (SCCF) ; Survie ; Synergie Togo ; Tournons La Page.

[1] Union Africaine, Communiqué de la 1016eme réunion du CPS, 3 août 2021 : https://bit.ly/3TmJppH

[2] Union Africaine, PSC/PR/COMM.1106 (2022), 19 septembre 2022, Addis-Abéba http://www.peaceau.org/uploads/1106th-comm-fr.pdf


20/09/2022

BENCH ANSFIELD
Un théâtre de panique d’État : Riotsville, USA, un film de Sierra Pettengill

 Bench Ansfield, The New York Review of Books, 16/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Bench Ansfield est un·e historien·ne du capitalisme racial et des villes usaméricaines du XXe siècle. Iel est titulaire d'un doctorat en études américaines de l'Université de Yale et est actuellement postdoctorand·e avec une bourse de l’ ACLS (American Council of Learned Societies) à la Dartmouth Society of Fellows. À l'automne 2024, iel commencera comme professeur adjoint d'histoire à l'Université Temple (Philadelphie). Son livre Born in Flames, basé sur sa thèse de doctorat, doit paraître chez Liveright/Norton. Iel y examine la vague d'incendies criminels à but lucratif qui a ravagé le Bronx et des dizaines de villes usaméricaines dans les années 1970. CV. @benchansfield

À partir de 1967, l'armée a construit de fausses villes pour former les policiers et les militaires à la contre-insurrection. Le nouveau documentaire de Sierra Pettengill met à nu les craintes et les fausses promesses de cette entreprise. 


Un quartier d'affaires de petite ville glisse à travers l'écran dans un technicolor granuleux des années 1960. La prise de vue montre un prêteur sur gages, une pharmacie et des publicités pour du fromage blanc et des patates blanches. La ville se fait passer pour Anywhere [N’importe où], USA, mais quelque chose ne va pas. Les façades aux couleurs vives sont fabriquées et fragiles. Au sommet du magasin d'alcool, un sniper en uniforme est accroupi. Deux voitures renversées gisent devant Joe’s Place. Une voix off demande : « Qu'est-ce qu'on est en train de regarder ? »

L'endroit capturé dans cette séquence de Riotsville, USA [riot = émeute, NdT] - un documentaire envoûtant de Sierra Pettengill, avec un récit écrit par Tobi Haslett - n'est pas une rue principale ordinaire ; c'est une scène de combat mise en scène. « Riotsville » est le nom que l'armée a donné aux terrains d'entraînement qu'elle a construits, à partir de 1967, pour former les services de police et le personnel militaire à l'art de la contre-insurrection domestique. Alors qu'une foule de hauts gradés regardait depuis les gradins, la police et les cadets militaires jouaient à divers scénarios de désordre civil dans les deux blocs de cette ville de diorama.

Riotsville a été construit avec un but singulier : perfectionner des formes politiquement acceptables de répression étatique. Elle a vu le jour à la suite de la réponse hasardeuse de la Garde nationale et des forces de l'ordre locales aux soulèvements de Watts, Newark et de nombreuses autres villes. Trente-trois habitants noirs ont été tués pendant le seul soulèvement de Detroit. « Si on voyait quelqu'un bouger », avait déclaré un garde national  au New York Times,« on tirait d’abord et on posait des questions après » Une violence de l'État à ce point excessive a fait l'objet d'une censure généralisée - même le comité de rédaction du Times a publié une tribune intitulée « Trigger-Happy Guard » [La gâchette facile de la Garde nationale]- et en 1967, les forces de l'ordre avaient adopté la formation anti-émeute formelle comme mesure corrective privilégiée. Les exercices de Riotsville, organisés d'abord au fort Belvoir de Virginie, puis au fort Gordon de Géorgie (deux bases de l'armée nommées en hommage à l'esclavagisme et à la Confédération), ont donné aux forces de l'ordre une arène simulée dans laquelle répéter des tactiques sans balles pour désamorcer la rébellion noire et le militantisme anti-guerre.

Dans une reconstitution supposée de la rébellion de Watts, une grosse bande multiraciale d'acteurs - policiers et soldats vêtus de vêtements de rue et de perruques - se transforme en foule frénétique après avoir été témoin d'un barrage routier anodin de la police. Le pillage commence, la horde de faux radicaux mime l'insurrection, et un régiment anti-émeute se livre à une embuscade non létale. Une fois arrêté, un manifestant noir crie : « Je vais vous avoir ! » aux policiers blancs qui l’arrêtent. Dans les gradins, les commandants se marrent.

Pettengill a découvert les images des Archives nationales, et dans ses mains, elles deviennent la matière d'une sorte de moqumentaire [documenteur] inversé. Les simulations, filmées par les journalistes et les militaires eux-mêmes, sont imprégnées de parodie, de caricature et de bouffonnerie involontaires ; l'une des scènes présente un char de style Zamboni [surfaceuse] qui grince sans cesse, attirant des gloussements involontaires des journalistes. Il y a là un élément de burlesque sécuritaire. Mais toute envie de rigoler passe quand on comprend qu’on assiste à une répétition en costumes pour la militarisation rapide de la police qui aura lieu au cours des cinq décennies suivantes. Ce n'est pas seulement une fantaisie de l'État, c'est la préfiguration d'un nouveau mode de gouvernance urbaine. De notre point de vue en 2022, Riotsville peut être trouvé dans toute municipalité des USA.

Le film de Pettengill est donc une méditation sur les perversions de la réaction. « Une porte s’est ouverte à la fin des années soixante, et quelqu'un - quelque chose – l’a fermée », dit la narratrice, l'actrice Charlene Modeste, sur les images d'un hélicoptère aspergeant des gaz lacrymogènes. Depuis Citizenfour de Laura Poitras (2014) je n’avais pas regardé une mise en accusation aussi accablante de l’État sécuritaire.

Le documentaire fonctionne si bien en partie parce que Pettengill permet à l'État de parler avec ses propres mots, qui sont hérissés de mépris froid et technocratique. Les images proviennent entièrement d’archives, et seules les images de l'État et des actualités sont utilisées (avec la médiation du récit percutant de Haslett). Riotsville offre une visualisation soutenue de la panique de l'État, un théâtre dans lequel les autorités jouent leur paranoïa : des radicaux noirs incitant à une émeute parmi les manifestants blancs anti-guerre ; des snipers se cachant sur les toits ; des policiers et des soldats apprenant quoi craindre et comment gérer leur peur.

L'horreur du film réside dans la prise de conscience que toute cette opération est menée au nom d'une police plus humaine. La leçon sanglante de cette époque, à l'aube de l'incarcération massive, est que la réforme de la police engendre le pouvoir de la police.1 Riotsville, USA présente une enquête kaléidoscopique sur les nombreuses apparences de la réforme, de la professionnalisation promise par la cartographie de la criminalité basée sur les données à la croyance indue que la formation de la police peut endiguer sa violence.

27/07/2022

OLEG YASINSKY
Volodymyr Chemerys, le mouton noir de la politique ukrainienne, arrêté à Kiev

Oleg Yasinsky, Pressenza, 21/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Oleg Yasinsky (Kiev, 1967) est un journaliste indépendant vivant actuellement à Moscou. Il a longtemps vécu au Chili. https://t.me/olegyasynsky

 

 

ACTUALISATION DU 28 JUILLET 

L'interrogatoire du 26 juillet s'est "bien passé". Chemerys a été convoqué pour un nouvel interrogatoire le 30 août en qualité de "témoin". Chemerys a fait valoir qu'il a eu une côte cassée lors de son interpellation et qu'il va porter plainte à ce sujet. L'ironie de l'affaire est que les articles de la constitution invoqués pour le poursuive ont été rédigés par lui. Chemerys est libre mais est en danger : il a reçu de nombreuses menaces de groupes paramilitaires.-FG

Ces mots sont pour un ami et un collègue dont la vie est en danger. Dans le paysage politique ukrainien, de plus en plus pauvre, décadent et prévisible entre tant de marionnettes et tant de fanatiques, il reste peu de personnes politiques. Les flammes qui s'élèvent aujourd'hui sur le pays éclairent, plus clairement que jamais, la terre noire brûlée, sans idées, sans pensée, sans regard, un territoire qui, bien avant cette guerre, était dépouillé de toute possibilité d'avenir, généreusement ensemencé des seules graines empoisonnées de la haine nationaliste.

Au milieu de ce paysage désolé, malgré et contre toutes les lois de la logique et de la nature, de grandes personnes survivent et leur grandeur n'est que celle de cette époque foireuse. Les moutons noirs qui sont en fait les éléphants ou les baleines qui font vivre le monde. Le nom de l'un d'entre eux est Volodymyr (en ukrainien) ou Vladimir (en russe, selon votre préférence) Chemerys. En pensant à lui, je me souviens toujours de cette chanson de Silvio Rodriguez sur le mouton noir :

« ...C'est le même mouton sombre qui, la nuit, ne se voit pas
sous les rayons de la lune.
C'est le même qui est coincé dans les ravins.
C'est le même que le prêtre a maudit avant-hier… »

La première fois que je l'ai vu sur un écran de télévision à Kiev, en octobre 1990, il était l'un des principaux leaders étudiants, protagonistes de la « révolution sur le sol de granit », un vaste mouvement d'étudiants ukrainiens qui, parmi leurs diverses revendications, demandaient de nouvelles élections parlementaires, le service militaire des Ukrainiens uniquement sur le territoire de l'Ukraine, une nouvelle constitution, le report de la ratification de l'adhésion de l'Ukraine à l'URSS jusqu'à ce qu'elle devienne « un État constitutionnel indépendant, politiquement et économiquement stable », et la démission du Premier ministre.

La chute du premier ministre et l'acceptation par le gouvernement de la plupart de leurs exigences ont été un événement décisif pour la proclamation de l'indépendance de l'Ukraine en moins d'un an.

Volodymyr était mince, il faisait partie de la centaine d'étudiants qui ont mené une grève de la faim de 15 jours dans des tentes sur la place centrale de Kiev, alors que le mot « Maidan » n'était pas encore connu du monde. Je me souviens d'une organisation exemplaire de la sécurité lors de la manifestation. Parmi les manifestants, il y avait des personnes chargées de prévenir toute expression violente, elles étaient très disciplinées et gardaient un contact informel permanent avec la police qui ne voulait pas non plus réprimer.

Pendant les trois semaines de marches quotidiennes, avec des centaines de milliers de participants, il n'y a pas eu un seul acte de violence. Comme une grande partie de notre génération à l'époque, il a été déçu par le deux poids-deux mesures du socialisme bureaucratique, il a cru aux valeurs de la démocratie libérale, il a partagé son grand idéalisme avec l'énorme naïveté si typique de notre société sans tradition de débat politique.

Il s'agissait d'un vaste mouvement démocratique nationaliste (encore assez démocratique et pas très nationaliste), très inclusif et qui croyait beaucoup aux niaiseries populaires de l'époque, à savoir qu'il pouvait y avoir une convergence entre le meilleur du socialisme et du capitalisme pour progresser en tant que société. Malgré notre ignorance totale du monde réel, au milieu de ces mouvements, nous avons eu des discussions assez intéressantes et profondes. La politique ne nous semblait pas encore être quelque chose de sale, encore moins un business, nous pensions que c'était une affaire d'idéalistes et de révolutionnaires. Nous n'avions aucune idée de quoi que ce soit.

Je l'ai retrouvé pour la deuxième fois une quinzaine d'années plus tard. Je vivais déjà au Chili et lorsque, très occasionnellement, je me rendais en Ukraine, mes amis gauchistes m'invitaient à parler de l'Amérique latine, car il y avait toujours beaucoup d'intérêt et peu d'informations directes.

Je me souviens que nous l'avons fait une fois au siège de l'Institut Respublica, fondé et dirigé par lui. C'était un étrange projet de construction d'une pensée civique ouverte à tous (quand c'était encore possible). Des communistes, des anarchistes, des trotskistes et des nationalistes ukrainiens ont participé à notre conversation sur l'Amérique latine. Nous avons discuté de divers sujets pendant des heures. Il était encore possible de se parler et, malgré les désaccords très nets, presque sur tout, et les moqueries politiques entre nous tous, nous nous serrions encore la main et pouvions aller boire un verre ensemble pour continuer la discussion. On m'a beaucoup interrogé sur les zapatistes. Lorsque nous sommes restés seuls un moment avec Volodymyr, il m'a parlé de son admiration de toujours pour la révolution cubaine, les sandinistes et Allende. C'était la gauche en laquelle il croyait. L'Ukraine était encore un endroit très paisible et les guerres semblaient concerner d'autres mondes exotiques et lointains.

09/10/2021

JANET REITMAN
Terry Albury, ancien agent du FBI emprisonné pendant 4 ans pour avoir dénoncé ses pratiques illégales : « J'ai aidé à détruire des gens »

 Janet Reitman, The New York Times Magazine, 1/9/202. Photos de Terry Albury par Ian Allen

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Janet Reitman est membre de la rédaction du New York Times Magazine et est chercheuse au projet Future Security de l'A.S.U. (Arizona State University) et de la Fondation New America. Elle travaille actuellement à la rédaction d'un livre pour Random House sur la démoralisation de l'USAmérique après le 11 septembre, dont le titre provisoire est The Unraveling of Everything. Son premier livre, Inside Scientology : The Story of America's Most Secretive Religion (2011), a été un best-seller national et un « livre remarquable » du New York Times. @janetreitman

Ian Allen est un photographe de la région de Seattle, spécialisé dans les portraits, ainsi que dans l'architecture et les natures mortes.

Terry Albury, un agent idéaliste du FBI, a été tellement déçu par la guerre contre le terrorisme qu'il était prêt à divulguer des documents confidentiels - et à aller en prison pour cela.

Tôt le matin du 29 août 2017, Terry Albury s'est réveillé avec un pressentiment lancinant. Ce n'était pas encore l'aube à Shakopee, Minnesota, la banlieue de Minneapolis où Albury, un agent spécial du F.B.I., vivait avec sa femme et leurs deux jeunes enfants, et il est resté allongé dans son lit pendant quelques minutes, passant en revue la liste de contrôle mental des affaires, des réunions et des appels téléphoniques, les choses qui lui donnaient généralement l'impression que sa vie était en ordre. C'était un vétéran du FBI depuis 16 ans : 38 ans, grand et bien bâti, avec des cheveux noirs coupés et une barbichette noire. Il avait passé la majeure partie de sa carrière dans le contre-terrorisme, enquêtant sur les cellules dormantes et accumulant les citations signées par les directeurs du F.B.I. Robert Mueller et James Comey, qui louaient son travail "exceptionnel" de recrutement de sources confidentielles et d'exposition des réseaux de financement du terrorisme. Il était un enquêteur minutieux et un observateur attentif. "Il se passe quelque chose dans les coulisses dont je ne suis pas conscient", a-t-il dit à sa femme la veille. Elle lui a dit d'arrêter de s'inquiéter. "Tu penses toujours qu'il y a quelque chose qui se passe". Elle avait raison. Mais cette fois, il avait des raisons d'être inquiet, même s'il avait été prudent. La carte mémoire était enfouie dans son armoire, dans une poche de chemise sous une pile de vêtements. "Arrête d'être si paranoïaque", s'est-il dit. Puis il est parti au travail.

Albury avait passé les six derniers mois affecté à l'aéroport international de Minneapolis-St. Paul en tant qu'officier de liaison. Il avait toujours été étonné de voir à   quel point la plupart des USAméricains étaient peu au courant du monde souterrain légal du terminal international, où les agents fédéraux de l'ICE [Agence de police de l’immigration et des frontières] ou des douanes et de la protection des frontières pouvaient, à la demande du F.B.I. ou d'une autre agence de renseignement, sortir une personne de la file à la douane et l'interroger sur la seule base de son origine pakistanaise, syrienne, somalienne ou d'un autre pays dans lequel le gouvernement usaméricain avait un intérêt. Son rôle était de superviser cette forme de collecte de renseignements, un aspect particulièrement peu recommandable du contre-terrorisme, selon lui, même si c'était mieux que d'êt recoincé dans l'édifice tentaculaire de cinq étages qu'était le bureau local de Minneapolis, où il travaillait depuis 2012.

Ce matin-là, Albury avait été convoqué au bureau de terrain pour un entretien avec un groupe d'inspecteurs du F.B.I. venus de Washington. C'était assez routinier - le siège envoyait toujours des équipes d'inspection pour s'assurer que les agents et leurs responsables faisaient leur travail - mais Albury était venu si peu souvent au bureau que la dernière fois que son superviseur l'a vu, il lui a demandé ce qu'il faisait là. "Je travaille ici", a répondu Albury. Cette rencontre l'a laissé avec un sentiment de malaise.

Le trafic était fluide. Avec un peu de chance, il se dit qu'il serait de retour à l'aéroport avant l'heure du déjeuner. Il a tiré sa Dodge Charger émise par le gouvernement jusqu'à la barrière de sécurité et a montré ses papiers au garde, qui lui a fait signe de passer. Le parking souterrain était presque vide. C'est étrange, pensa-t-il.

Un couple d'agents se tenait à l'entrée. Albury a discuté avec eux pendant quelques minutes. "Je pensais que vous étiez à MSP", a dit un agent, faisant référence à l'aéroport. Albury a mentionné sa réunion avec les inspecteurs. Les agents ont levé les yeux au ciel. "Bonne chance, mec", a dit l'un d'eux.

Plus tard, Albury se remémorera certains moments : les agents, souvent distants, semblaient inhabituellement amicaux ; à 8 heures du matin, le quatrième étage, où Albury travaillait, était entièrement vide, et même si quelques personnes commençaient à arriver vers 8 h 15, il y en avait beaucoup moins que d'habitude au bureau à cette heure-là. Une quinzaine de minutes après qu'il se fut assis à son bureau, le conseiller juridique interne du bureau de Minneapolis, un agent qu'il avait vu peut-être deux fois dans sa vie et jamais en dehors de l'étage de la direction, est apparu dans le hall de la brigade, est passé devant son bureau et, selon Albury, a semblé lui jeter un regard de travers. Il a décidé plus tard que c'était le signe.

Après avoir vérifié ses e-mails et passé en revue ses dossiers, il est monté à l'étage pour rencontrer les inspecteurs. Le fonctionnaire qui l'attendait était celui qui, quelques semaines plus tôt, lui avait demandé ce qu'il faisait au bureau. Il a proposé à Albury de le conduire en bas pour l'entretien. Cela aussi semblait étrange.

Les hommes ont pris l'ascenseur jusqu'au premier étage en silence. La salle d'interrogatoire était au bout du couloir. Luttant contre son sentiment croissant d'effroi, Albury était à mi-chemin dans le couloir lorsque trois membres de l'équipe SWAT [brigade antiterroriste] du FBI sont apparus devant lui. "Les mains au mur !"

Les agents ont fouillé Albury, ont sorti son pistolet de service Glock 23 de son étui et ont confisqué ses chargeurs de rechange, ses menottes, son badge et ses papiers d'identité. Puis ils l'ont conduit dans une petite pièce. Je suppose que ça y est, a-t-il pensé. C'est l'heure du jeu.

Deux agents, un homme et une femme, sont assis à une table. La femme a parlé en premier. "Parlez-moi de l'appareil photo argentique", a-t-elle dit.

Plus de sept mois plus tard, le 17 avril 2018, Terry Albury a comparu devant un tribunal fédéral de Minneapolis, où il a plaidé coupable aux accusations de fuite d'informations classifiées à la presse. Les allégations - selon lesquelles Albury a téléchargé, imprimé et photographié des documents internes du F.B.I. sur son ordinateur de bureau, envoyant certains d'entre eux par voie électronique à un journaliste et en sauvegardant d'autres sur des appareils externes trouvés à son domicile - résultaient d'une enquête interne du F.B.I. qui a duré 17 mois et qui a été déclenchée par deux demandes en vertu de la loi sur la liberté d'information présentées par une organisation de presse (non nommée dans le document d'accusation) en mars 2016. Neuf mois après le dépôt de ces demandes en vertu de la loi sur la liberté d'information, un trésor de documents internes du F.B.I. jetant une nouvelle lumière sur le pouvoir vaste et largement illimité du F.B.I. après le 11 septembre 2001 a été publié sur le site de journalisme d'investigation The Intercept. La fuite comprenait des centaines de pages de manuels de politique non expurgés, y compris le livre de règles byzantin du FBI, le Domestic Investigations and Operations Guide, exposant les failles cachées qui ont permis aux agents de violer les propres règles du bureau contre le profilage racial et religieux et l'espionnage domestique alors qu'ils poursuivaient la guerre intérieure contre le terrorisme. Le ministère de la Justice, sous la direction du procureur général de l'administration Trump, Jeff Sessions, a inculpé Albury de deux chefs d'accusation pour avoir conservé et transmis "sciemment et volontairement" des "informations de défense nationale" à un journaliste. En octobre 2018, il a été condamné à quatre ans de prison.

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