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26/02/2024

ROSA LLORENS
La Ferme des Bertrand : entre émotion et perplexité

Rosa Llorens, 26/2/2024 

La sortie de La ferme des Bertrand, de Gilles Perret, semble arriver au moment le plus opportun : elle constitue un hommage à un groupe d’agriculteurs et à leur travail à l’heure où les paysans sont obligés de défendre leur outil de travail contre Macron, Bruxelles et l’Empire US. Mais, malgré la force d’émotion du film, on peut se demander s’il éclaire vraiment la situation actuelle.

Le film reprend des images d’un premier documentaire, en noir et blanc, de Marcel Trillat, en 1972, d’un premier documentaire de G. Perret, de 1997, « Trois frères pour une vie », dont La ferme des Bertrand prend la suite. On suit donc, sur 50 ans, une famille d’éleveurs de Quincy, en Haute-Savoie (près de Genève), remarquable en ce qu’elle a réussi à préserver son exploitation à travers trois transmissions : trois frères ont d’abord repris la ferme de leurs parents, puis un de leurs neveux, avec sa femme Hélène, et maintenant un fils et un gendre d’Hélène. Le héros du film, c’est André, seul survivant de la fratrie originelle : au fil des trois films (et sur la belle affiche du film), on le voit vieillir et se recroqueviller (dans le troisième film, il a dû abandonner l’étable et limiter ses activités au poulailler). On suit d’abord les trois frères, puis André seul et ses descendants, dans leur vie quotidienne, dans l’étable, au pré, dans leur cuisine, en train de préparer leur soupe, ou de prendre un café arrosé, versé jusqu’à ras bord, dans des verres duralex (à cette occasion, on voit même le patriarche, leur père, la toute première génération). C’est donc le bilan de toute une vie que fait André, une vie de sacrifices (tous trois sont restés célibataires), et de dur travail, puisque, faute de capitaux, les trois frères ont dû tout faire à la force des bras (on les découvre même au départ dans une activité de casseurs de cailloux). 

 

 Tous les critiques relèvent la force des paroles d’André, leur impact sur le spectateur : la plupart d’entre nous ont encore des souvenirs de grands-parents paysans, souvenirs d’enfance qui imprègnent toute notre vie, aussi chacun peut-il voir en André un grand-père ou un père. Voilà un film qui montre la vraie vie, loin de tous ces films adultérés, idéologisés, dont les héroïnes bovaryennes n’ont d’autre problème que de « s’émanciper » du « patriarcat » et les héros de savoir si leur sexe leur convient ou non. C’est donc avec une profonde empathie qu’on voit le film : la vie des Bertrand, c’est la nôtre, telle qu’elle s’écoule, d’une saison à l’autre, d’une génération à l’autre, et on sort du cinéma la gorge un peu serrée.

Mais André n’a rien d’un nostalgique : il a toujours pris le parti de la modernité, c’est-à-dire de la mécanisation, au point que maintenant ses petits-neveux ne descendent de leur tracteur que pour suivre la gestion des bêtes sur l’ordinateur, et ne pensent plus à fignoler à la main le travail de la machine. Et sa nièce Hélène, qui va prendre sa retraite à plus de 65 ans, va être remplacée par une lourde machine à traire.

Cependant, ce parti-pris de modernité suscite moins d’empathie, pour diverses raisons.

D’abord, une raison qu’on peut taxer de sentimentale : on souffre de voir les bêtes soumises à un protocole imposé par les machines (tels des Palestiniens à un check-point) et défiler une par une sur des espèces de potences où elles sont traites. La mise bas d’une vache est encore plus pénible : l’éleveur tire sur les pattes avant du nouveau-né avec une corde pour accélérer la naissance (j’avais vu pire dans un film danois où le petit veau était attaché avec une chaîne sur laquelle l’éleveuse tirait comme une malade) ; la suite est encore pire : on écarte brutalement les pattes du veau : « Celui-là, c’est un mâle, il ira à la boucherie ». Puis on voit Hélène le nourrir au biberon en disant : « Il tète le lait de sa mère ». Peut-être, mais il ne connaîtra jamais sa mère, ni elle son petit, puisque les veaux sont élevés dans des boxes à part.

Il y a quelque chose de fondamentalement pervers dans l’élevage (et je ne parle même pas des poussins mâles jetés dans la broyeuse – pratique à laquelle on a théoriquement mis fin). Mais la solution n’est certainement pas de nous gaver d’insectes, et il faudrait en tout cas commencer par interdire l’importation de poulets ukrainiens produits dans d’abominables méga-usines [comme celles du groupe MHP, de l’oligarque Yuriy Kosyuk, plus gros producteur de poulets d’Europe, récemment épinglé par Macron].

Notre Ryaba [poule aux œufs d’or) : sans antibiotiques, sans hormones de croissance, existe aussi en version halal

Autre chose laisse perplexe dans ce film : oui, il est d’actualité parce qu’il y est question d’agriculteurs ; mais les Bertrand sont-ils représentatifs de leur profession ? On a parlé à propos du film de « conte de fées », et, effectivement, ils sont contents de leur sort, et la nouvelle génération peut même s’octroyer des vacances. Mais ils sont protégés par l’AOP Reblochon, qui leur garantit des prix convenables. Les agriculteurs qui manifestent aujourd’hui un peu partout en Europe de l’Ouest, ceux qui ont investi le Salon de l’Agriculture où paradait Macron (comme je ne regarde pas la télévision, je l’imagine en habit et culotte à rubans et perruque poudrée), luttent pour leur survie, et l’investissement en machines sophistiquées les endette irrémédiablement ; parmi eux, on compte, selon une statistique, un suicide tous les deux jours, selon une autre, deux suicides par jour.

La ferme des Bertrand est un film réussi (sans doute ce qu’on peut voir de mieux actuellement sur les écrans) et émouvant ; mais on peut s’étonner que le militant Gilles Perret, auteur en 2007 de Ma Mondialisation, produise un film aussi irénique. André conclut : « Notre vie est une réussite économique, mais un échec humain » (dans le domaine affectif) : si, sur le plan humain, il faudrait aussi parler de la satisfaction d’avoir mené à bien leur projet, sur le plan économique, il faudrait nuancer, tant leur prospérité (relative, bien sûr) paraît marginale dans la situation actuelle.

 

27/01/2024

ROSA LLORENS
La défaite de l’Occident : Emmanuel Todd lance une bombe

Rosa Llorens, 27/1/2024

Tout le monde parle du dernier ouvrage d’Emmanuel Todd et, dans l’univers médiatique mainstream, pour le vilipender. Cela prouve à la fois que cet intellectuel français est incontournable, et que ses thèses sont un véritable brûlot, dangereux pour l’establishment. Il ne se contente pas d’annoncer la défaite de l’Occident, il passe en revue les faits qui la rendent inéluctable et irréversible, marquant une spectaculaire évolution par rapport à La lutte des classes en France au XXIe siècle (2020) : s’il y réaffirmait sa fidélité profonde aux USA, il présente aujourd’hui ceux-ci comme un véritable Empire du Mal, la menace principale pour la planète, un trou noir qui aspire avant tout ses alliés ou plutôt ses vassaux. On pense à Fenrir, le grand loup de la mythologie nordico-germanique, qui doit un jour ouvrir sa large gueule pour avaler hommes et dieux, et amener la fin du monde.

 Fenrir enchaîné, manuscrit islandais, 1680

La défaite de l’Occident est un grand livre à bien des titres : d’abord, Todd apporte sa prestigieuse caution intellectuelle à ceux qui voyaient depuis longtemps les USA (au moins depuis les bombardements sur les villages de Normandie, sur Dresde, Hiroshima et Nagasaki et le Plan Marshall) comme l’ennemi, en écrivant tout haut ce qu’on pensait tout bas ; certes, les lumineuses démonstrations de Todd, toujours appuyées sur  des faits et des chiffres, n’empêcheront pas la presse orwellienne  (qui construit une narration contraire à la réalité) de parler d’anti-américanisme primaire, mais, s’agissant de Todd, c’est une accusation grotesque.


 Terre Promise, par Mark Bryan, peintre californien

Puis, Emmanuel Todd, par sa présence même, par la construction rigoureuse de ses ouvrages, apporte ce que les classes dirigeantes de l’Occident essaient aujourd’hui de détruire : le lien avec l’Histoire, la tradition. C’est en effet un grand intellectuel « à la française » ; quand on lit des ouvrages US, même de bonne tenue et favorables à nos propres idées, on est dérouté par leur manque de cohérence : les auteurs passent sans prévenir de la démonstration au story telling, multipliant les exemples sans aucune analyse. Todd, lui, apporte un grand confort de lecture : tout est rigoureusement construit, lié et justifié.

Il s’avère même un descendant de Tocqueville, dans certaines analyses paradoxales : ainsi, pourquoi chez les Ukrainiens une haine telle des Russes qu’ils préfèrent s’autodétruire plutôt que de vivre de façon apaisée avec eux ? C’est qu’ils souffrent d’un état d’inauthenticité et veulent se cacher qu’ils ne veulent pas se séparer de la Russie, la guerre contre les Russes étant une façon de rester liés à elle - et le seul moyen de se donner une identité.

La rigueur n’empêche pas l’humour : si, selon lui, les Anglais, dans leur débâcle, ont complètement perdu le sens de l’humour (ils ont sérieusement envisagé de déporter des immigrés sans papiers au Rwanda), Todd, lui, a repris le flambeau, et distille souvent son humour en fin de paragraphe. Exemple : à propos de la saisie d’avoirs russes, qui a effrayé les riches dans le monde entier : « Saluons pourtant l’effet démocratique involontaire des sanctions, qui ont, en pratique, rapproché de leurs peuples les privilégiés du Reste du Monde ». Ou encore, à propos de l’Allemagne dont Todd prédit que, contrairement aux USA, elle se sortira de la crise : « Depuis que le journal britannique The Economist, qui se trompe toujours, l’a présentée à nouveau (le 17 août 2023) comme l’homme malade de l’Europe, j’en suis sûr ». En outre, lorsque Todd a des idées qu’il ne peut pas prouver, il ne renonce pas à les exprimer : il les introduit (et c’est parfois les plus stimulantes) sous forme de suggestions humoristiques ; ainsi, pourquoi les pays de l’Est, qui ont pourtant eu plus à souffrir de l’Allemagne que de l’URSS, la préfèrent-ils à la Russie ? Lorsqu’il est de mauvaise humeur, nous dit Todd, il se demande s’ils ne lui sont pas secrètement reconnaissants de les avoir débarrassés de leur problème juif. (Ce serait là de l’humour juif plutôt qu’anglais).

Mais venons-en fond de l’ouvrage : Todd passe en revue les atouts et les tares des principaux pays concernés, la Russie et l’Ukraine, et des plus importants pays de l’Ouest, en finissant par les USA, sans oublier le Reste du Monde dans son ensemble. Chaque fois, il s’appuie sur l’histoire du pays étudié, et sur ses structures familiales, ce thème anthropologique étant la source de sa légitimité ; mais, dans ce domaine, Todd met de l’eau dans son vin : il reconnaît qu’on ne peut pas déduire automatiquement la nature politique d’un pays de ses structures familiales, et opère même une inversion dans ses jugements sur la famille nucléaire d’une part (France, Grande-Bretagne et USA), et, d’autre part, les familles souche (Allemagne) et communautaire (Russie): dans la mesure même où ces deux dernières sont autoritaires et collectives, elles apportent des repères et un support dans le monde chaotique qui est le nôtre. En revanche, la famille nucléaire, censée favoriser la liberté, accroît aujourd’hui la désorientation et la vulnérabilité et aboutit à l’anomie.

Todd est resté l’homme qui, dès 1976, dans La chute finale, a prédit la fin de l’URSS à partir du taux de mortalité infantile. Eh bien, entre 2000 et 2020, ce taux est passé de 19 pour 1000 à 4,4, passant au-dessous du taux des USA, 5,4 ; ce seul chiffre suffit à montrer le redressement de la Russie sous la direction de Poutine. Mais on peut ajouter que les taux de suicide, homicide et décès par alcoolisme ont suivi la même tendance, ce qu’on peut opposer à la vague de décès par opioïdes chez les hommes blancs de 45-54 ans aux USA. Autant dire que l’image de Poutine véhiculée en Occident est strictement contraire aux faits réels. Mais elle s’explique fort bien par l’attention de Poutine aux revendications ouvrières et à sa popularité chez le peuple : pour les médias de l’Ouest, cela se traduit par « populisme » et donc « fascisme ».

Inutile d’insister sur l’Ukraine, sauf pour dire que Todd lui consacre pas moins de 9 cartes, qui prouvent son hétérogénéité, (ainsi, le secteur le plus nationaliste, autour de Lvov, est lié à la Pologne et au monde germanique, sans oublier que juste au Sud de ce secteur se trouve la région d’Oujhorod, historiquement, linguistiquement hongroise) : depuis la fin de l’ère soviétique, l’Ukraine n’a pas réussi à se constituer en Etat.

L’étude de l’évolution des pays de l’Ouest est particulièrement riche en surprises et en concepts (c’est-à-dire outils de réflexion). Toute une série d’entre eux réunit l’Europe de l’Ouest et les USA : la religion zéro, le nihilisme, l’oligarchie.

On retrouve ici un grand classique toddien : le rôle du protestantisme dans le décollage économique de l’Europe du Nord-Ouest, puis des USA, mais aussi une thèse désormais admise : l’alphabétisation de masse réalisée par le protestantisme, qui a d’abord favorisé la démocratie, a débouché sur une nouvelle inégalité, entre les éduqués supérieurs et les autres. Les éduqués supérieurs forment aujourd’hui une caste à part, qui ignore le peuple : aussi le travail des politiciens est-il désormais de tromper le peuple, pour lui faire accepter des politiques contraires à ses intérêts ; le régime des pays occidentaux ne peut plus être appelé une démocratie, nous sommes en oligarchie, et la guerre  en cours n’est pas celle des démocraties contre les régimes autoritaires, mais celle de l’oligarchie libérale contre la démocratie autoritaire (et, dans ces deux formules, précise Todd, le substantif est aussi important que l’adjectif).

L’oligarchie est évidemment en lutte contre tout ce qui est collectif, contre les valeurs communes, contre la religion, et même la « religion zombie » (où la croyance religieuse s’est effacée mais où ses valeurs continuent à structurer la morale et les engagements politiques). Dans ce contexte de religion zéro, on constate aujourd’hui une atomisation de la société, et une anomie morale ; or, l’individu, réduit à lui-même, n’a pas gagné en liberté, il s’est retrouvé angoissé et impuissant : c’est le nihilisme. Ce désarroi généralisé est accru par la guerre que les classes dominantes livrent à la réalité, propageant par les médias des convictions contraires à la réalité : c’est le cas de l’idéologie transgenre, qui nie le fait fondamental : il y a des hommes XY et des femmes XX qui resteront toujours tels, quelle que soit la violence des opérations que l’industrie chirurgicale et médicamenteuse peut leur faire subir.

De ce point de vue de l’idéologie LGBT(etc), l’étude consacrée à la Suède est intéressante : Todd démolit le mythe d’une Suède égalitaire et pacifique : au XVIIe siècle, elle s’est consacrée, sous Gustave II Adolphe, à une entreprise impérialiste, devenant une puissance de premier plan dans l’atroce Guerre de Trente Ans ; et, en 2017 (la boucle est bouclée), elle a rétabli le service militaire, alors qu’elle se présente comme le pays le plus féministe du monde : la présence de ministres femmes ne change rien à la politique d’un pays. N’y aurait-il pas même un rapport entre féminisme et bellicisme ? demande malicieusement Todd. Il semble qu’une fois au pouvoir, les femmes veulent montrer qu’elles en ont autant que les hommes.

Mais les analyses les plus percutantes concernent la Grande-Bretagne et les USA, et notamment leur évolution socio-religieuse.

Le chapitre sur la Grande-Bretagne a pour sous-titre : « Croule Britannia » (jeu de mots avec Rule Britannia, toujours l’humour anglais de Todd). Inutile de redonner les chiffres de la désindustrialisation ; il est plus intéressant de remarquer que plus la GB est affaiblie, plus elle est violemment belliciste, comme si les gesticulations guerrières devaient cacher son état réel, et plus elle se lance dans une politique d’affirmative action : les minorités ethniques sont surreprésentées dans les public schools les plus prestigieuses, comme au gouvernement : dans le gouvernement Liz Truss, on trouvait des ministres originaires du Ghana, de Sierra Leone, d’Inde ; le gouvernement actuel est présidé par un Anglo-indien, de nombreux Anglo-Pakistanais ont été ou sont ministres. Cela veut-il dire que la GB a renoncé au racisme induit par le protestantisme (les hommes ne sont pas égaux, certains sont des élus, d’autres des réprouvés en puissance) ? La thèse de Todd est moins naïve : le sentiment raciste a été reporté de la couleur sur la classe ; depuis le XIXe siècle au moins les Anglais de la bonne société considèrent les ouvriers comme une race à part (il suffit de voir le type de langage qu’Agatha Christie prête aux rares ouvriers de ses romans, analogue à la « langue paysanne » des comédies de Molière). Aujourd’hui, ils se sentent bien plus proches des « coloured people » riches et bien éduqués que des Anglais du peuple. On peut même considérer la nomination de ministres de couleur comme une vengeance sadique à l’égard de ceux-ci : les classes supérieures prennent plaisir à soumettre les classes inférieures à des Noirs ou gens de couleur en général.


La Mort guidant le peuple, par Mark Bryan, 2020

Aux USA aussi, l’effondrement du protestantisme met fin au dogme de l’inégalité des hommes ; mais, là, ce dogme avait permis la cohésion du melting pot américain, en opposant des Indiens d’abord, puis des Noirs inférieurs, à des Blancs supérieurs et donc égaux entre eux. Si sa disparition met fin à un racisme systématique, il sonne aussi la fin de l’égalité (symbolique, certes) des Blancs, d’où la frustration, la démoralisation des Blancs perdants, ouvriers, chômeurs, électeurs de Trump, bref des « deplorable » d’Hillary Clinton. Mais la situation n’est pas plus réjouissante pour l’immense majorité des Noirs, dans un pays soumis au néolibéralisme, où l’ascenseur social, comme en France, s’est bloqué : s’ils sont surreprésentés au gouvernement, ils le sont aussi dans les prisons et dans les catégories les plus pauvres.

Mais l’économie US n’est pas plus brillante que sa société : leur PIB n’est qu’une illusion ; Todd propose de le remplacer par un PIR (produit intérieur réel, ou réaliste), en le dégonflant de toutes les activités inutiles, non productrices de richesse, voire néfastes (« médecins tueurs », qui prescrivent des opioïdes pour assurer la paix sociale, avocats surpayés, économistes, « grands prêtres du mensonge », etc .) : Le PIB se verrait ainsi réduit de moitié. En appliquant cette correction, on comprend comment la Russie, dont on nous donne le PIB à 3,3 % de celui de l’Occident, peut fabriquer plus d’armes, ultra-modernes, que lui. Le déclin économique des USA, encouragés par la domination du dollar à délaisser les activités productrices au profit des affaires (production d’argent sans aucune production réelle) aboutit à un déficit sévère d’ingénieurs (deux fois plus peuplés que la Russie, ils produisent, en pourcentage, trois fois moins d’ingénieurs, et, en quantité absolue, pas très loin de deux fois moins).

Cette dégénérescence économique, morale, sociale de l’Occident explique que le Reste du Monde ait refusé de suivre les USA dans la condamnation de la Russie et les sanctions. Todd parle même d’un soft power russe : si, au siècle dernier, c’était le communisme qui se présentait comme une idéologie universelle, aujourd’hui c’est le « conservatisme » moral de la Russie. L’Occident qui, dans son arrogance, avec ses siècles de colonisation, était sûr de rallier le Reste du Monde à ses valeurs, s’est rendu compte que celles-ci ne séduisaient pas, que, tout au contraire, le Reste du Monde se reconnaissait dans le refus russe de la domination LGBT, et de l’idéologie transgenriste. C’est ce « conservatisme » qui permet à la Russie de rallier les pays les plus différents, et même ennemis, comme on l’a vu récemment avec le rapprochement irano-saoudien, et, en général, ce qu’on appelait le Tiers-Monde. « L’Occident a découvert qu’on ne l’aime pas » : au contraire, son nihilisme suscite le dégoût.

La Découverte de Cabrillo, par Mark Bryan, 2021. Dans un futur indéterminé, des Micronésiens rescapés de la Catastrophe mondiale, abordent la Californie à San Diego, essayant de comprendre cette civilisation disparue, symbolisée par les restes de la statue monumentale (4 mètres, 6 tonnes) du conquistador Cabrillo, offerte par Salazar aux USA en 1939

Les analyses de Todd sont décapantes et d’une grande richesse. Certes, on pourrait lui reprocher, malgré tout, un tropisme américain, lorsqu’il oppose à la mauvaise Amérique d’aujourd’hui la « bonne Amérique » de Roosevelt et Eisenhower, et angélise le play boy Obama : malgré toute sa perspicacité, il n’arrive pas, ici, à éviter la naïveté. Mais il faut retenir à son actif sa prompte réaction à la guerre de destruction d’Israël à Gaza (il ne va pas jusqu’à parler de génocide) : dès le 30 octobre, il a ajouté à son livre un postscript , « Nihilisme américain : la preuve par Gaza ». Ce qui est ici démontré, c’est soit le manque total de compétence du « blob » de Washington, soit son irrationalité, les deux étant du reste cohérents : les USA ignorent la diplomatie, ils ne connaissent qu’un seul type de réaction, la violence, la destruction. Et ils font peur : en refusant un cessez-le-feu, ils rejettent « la morale commune de l’humanité », et n’entraînent derrière eux, outre Israël et l’Europe (en partie) que des confetti insulaires comme Fidji, Tonga, Nauru… Il ne reste qu’à espérer une défaite des USA, qui serait une « revanche ultime de la raison dans l’Histoire ».

 

Feuilleter le livre

  Emmanuel Todd présente son livre le jeudi 1er février 2024 à la Librairie Gallimard, 15, boulevard Raspail, 75007 PARIS. Téléphone :  01 45 48 24 84

 

 

 

22/12/2023

ROSA LLORENS
Les Colons : au Chili aussi, le génocide à l’origine de l’État

Rosa Llorens, 22/12/2023

Les Colons, de Felipe Gálvez Haberle, est un film qui, avec une sobriété remarquable, ouvre des perspectives éclairantes sur toute l’histoire du Chili moderne. Il raconte l’entreprise d’extermination des Indiens Selk’nam, perpétrée des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, sur l’initiative du grand propriétaire José Menéndez, qui voulait faire de la Terre de Feu, argentine comme chilienne, un immense pâturage pour ses troupeaux de moutons, et pour qui la présence de quelques milliers d’Indiens était un obstacle au « progrès ». Pour cela, il charge deux hommes de main, l’Écossais MacLennan et le Yankee Bill, tueur de Comanches, d’éliminer les Indiens, avec l’aide d’un guide métis, Segundo, à travers les yeux duquel nous suivrons l’opération.

Mural à Valparaiso représentant les ornements et peintures corporels selk’nam

Le film s’ouvre sur la construction d’une palissade qui doit enclore les troupeaux de moutons destinés, avec leur « or blanc », à faire la fortune de Menéndez. La citation mise en exergue  du film : « Les troupeaux innombrables de moutons sont chez vous tellement voraces et féroces qu’ils mangent même les hommes », tirée de l’Utopie de More ( 1516 ), fait évidemment le parallèle avec le mouvement des enclosures en Angleterre qui, expropriant les paysans, les a réduits à la misère et à l’exil, tout en modelant les beaux paysages de la campagne anglaise qu’on admire dans les films et séries tirés des romans de Jane Austen.

 Ce début évoque aussi le roman Roulements de tambours pour Rancas du Péruvien Manuel Scorza, le plus grand représentant du réalisme magique, et le chapitre appelé « Sur l’heure et le lieu où fut enfantée la Palissade », cet être monstrueux qui va avaler des villages et une province entière, pour permettre à une compagnie minière US, la Cerro de Pasco Corporation, d’exploiter le cuivre et d’enclore un million d’hectares pour y élever du bétail. Enfin, cette introduction fait aussi le lien entre massacres d’Indiens et massacres d’ouvriers : l’ouvrier blessé, et tué car devenu inapte au travail, annonce les ouvriers réclamant des améliorations de leurs conditions de travail que Menéndez fera massacrer par l’armée en 1920 à Punta Arenas (Massacres de la Fédération ouvrière de Magallanes et de la mine Loreto).

Le film illustre donc bien Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, d’Eduardo Galeano, mais vient aussi discréditer le mythe du Chili comme démocratie la plus stable et exemplaire de l’Amérique Latine (jusqu’en 1973) : la démocratie chilienne a été une couverture pour vendre les richesses du pays aux étrangers (anglo-saxons essentiellement) tout en assurant par la violence la docilité des travailleurs.

Mais le film est surtout salué comme révélant un épisode inconnu : le génocide des Selk’nam (appelés dans le film Onas). Parmi les critiques du film, seul « Sergent Pepper », sur Sens critique, rappelle que la fiction historique de Gálvez fait suite au « travail documentaire de son aîné Patricio Guzman » : celui-ci, dans Le bouton de nacre, de 2015, racontait l’extermination des Selk’nam, qu’il mettait en relation avec le génocide social de Pinochet, mais témoignait aussi, par des photos, de leur culture, et faisait appel à une survivante de ce peuple, qui faisait entendre leur langue. Du reste, Gálvez semble lui rendre hommage par une image du film, où un Selk’nam, le corps orné des peintures caractéristiques de ce peuple, à bandes horizontales noires et blanches, apparaît de façon quasi onirique. 

“JOSÉ MENÉNDEZ
PIONNIER DU D
ÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET DU PROGRÈS SOCIAL [sic]
POUR LE CENTENAIRE DE SON INTALLATION À PUNTA ARENAS
1875-1975”
LA MUNICIPALITÉ DE MAGALLANES
(À déboulonner d'urgence)


 Le film de Gálvez s’inscrit donc dans une sorte de « revival » selk’nam, lancé en 2013 par le livre d’un historien espagnol, José Luis Alonso Marchante : Menéndez, rey de la Patagonia (Menéndez, roi de la Patagonie), présenté dans un article remarquable de l’Obs de janvier 2017 : Choc au Chili : l’histoire cachée du génocide et du « roi de Patagonie ». Depuis 2020, les Indiens massacrés sont devenus un enjeu politique, notamment dans le cadre des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution, qui invaliderait celle de Pinochet. Le nouveau président de gauche, Gabriel Boric, voulait en effet faire respecter la pluralité culturelle et protéger « tous les peuples chiliens », et le projet de Constitution présenté au référendum du 17 décembre (et refusé, pour des raisons complexes) faisait du Chili « un Etat régional, plurinational et interculturel ».

C’est dans ce cadre, sans doute, qu’il faut situer la deuxième partie du film, qui se passe sept, puis dix ans après, et où s’exprime toute la distanciation ironique du film : le gouvernement d’alors, présidé par Pedro Montt (1906-1910) a mis en route les Fêtes du Centenaire, qui doivent célébrer les 100 ans du processus de l’Indépendance, et refonder symboliquement la jeune nation chilienne. Un envoyé du gouvernement arrive alors en Patagonie, dans le palais de José Menéndez (rappelant l’arrivée de l’envoyé du roi piémontais en Sicile, auprès du Prince de Salina, dans Le Guépard) : il commence par rappeler les crimes commis par Menéndez et son âme damnée, l’Ecossais  MacLennan ; mais on comprend qu’il est venu en fait pour établir un gentlemen’s agreement avec lui : le gouvernement veut fixer une Histoire officielle consensuelle, et rapporter des images positives (ce sont les débuts du cinéma de propagande) des derniers Indiens. Pour cela, il a besoin de la collaboration de l’ancien employé de Menéndez, Segundo, qui vit maintenant dans une cabane au bord de la mer (renouant avec la culture selk’nam) avec une femme selk’nam rescapée du génocide. C’est le moment le plus fort du film : déguisée en bourgeoise chilienne anglicisée, Kiepje refusera de se prêter à cette supercherie, imposant la force de la mémoire indigène.

Felipe Gálvez évoque un tournage « très difficile pour des raisons climatiques, mais aussi parce que la Terre de Feu appartient toujours à la famille Menéndez » (Wikipédia). Le génocide selk’nam est donc toujours d’actualité : les criminels n’ont pas été châtiés, mais un mouvement indigéniste réclame pour les descendants des Selk’nam des droits sur les terres spoliées et la reconnaissance du génocide. Impossible de ne pas faire le lien avec un autre génocide, et une autre spoliation de territoire en cours, ceux des Palestiniens à Gaza mais aussi en Cisjordanie : faudra-t-il aussi attendre 100 ans pour qu’Israël le reconnaisse ou cette colonie israélo-anglo-saxonne disparaîtra-t-elle avant ?

08/12/2023

ROSA LLORENS
Un détail mineur, roman d’Adania Shibli : destruction et résistance de la Palestine

Rosa Llorens, 8/12/2023

Le 23 novembre dernier, Le Point titrait : « Le viol, arme de guerre du Hamas », employant ce procédé permanent des sionistes, l’inversion des charges. Le livre d’Adania Shibli vient donc à point : il a fait parler de lui à l’occasion de la Foire du Livre de Francfort, lorsque les responsables ont décidé d’annuler (ou suspendre sine die) son prix à la suite de l’opération palestinienne du 7 octobre ; ils ont voulu, disent-ils, condamner cette attaque et rendre plus audible la voix des auteurs israéliens (comme si elle risquait d’être étouffée !). Le sujet du livre était en effet brûlant : le massacre de chameliers bédouins et de leurs quelques bêtes, et le viol et l’assassinat d’une jeune fille, dans le désert du Néguev, en 1949, par un détachement militaire israélien.

Adania Shibli

Le récit est divisé en deux parties : la première suit, dans sa routine quotidienne, le commandant de ce détachement qui a pour  mission de contrôler la zone, occupée à la suite de la première guerre entre pays arabes et Israël, et d’en éliminer les Arabes qui s’y infiltreraient – ce qui se traduit par un massacre d’habitants traditionnels de la région, décrit de façon elliptique, puis, célébré par le commandant comme un haut fait d’armes : haranguant ses troupes, il expose une synthèse d’idéologie sioniste que l’auteur nous livre sans commentaires : le devoir des soldats est de combattre et chasser les « infiltrés » bédouins, incapables de mettre en valeur la région, pour permettre au peuple juif « en exil » de rentrer dans sa « patrie », et d’en faire une région florissante et « civilisée » ; il va jusqu’à accuser les chameaux de détruire la végétation du pays : « Nous ne devons pas laisser le Néguev ainsi : un désert pelé et ingrat, en proie aux nuisances des Arabes et de leurs bêtes ».

Dans la deuxième partie, 75 ans après, une jeune femme, qui, comme le commandant, n’a pas de nom, et que j’appellerai l’enquêtrice, raconte à la première personne sa découverte, grâce à un article dans le journal Haaretz, de cet « incident », et sa décision de se rendre sur les lieux, pour essayer de retrouver des indices, des témoignages, lui permettant de donner la version de la victime. Son récit se présente donc comme une sorte de nouvelle policière ; mais, comme elle doit enquêter d’abord dans un centre d’archives israélien, dans le Nord, à Jaffa, puis dans le Sud, dans le Néguev, ce sera aussi un road movie, et un véritable périple, qui nous donnera une idée des obstacles que les Palestiniens doivent affronter au quotidien, du fait du système élaboré par la bureaucratie militaire israélienne.  Israël est divisé en quatre zones, et les Palestiniens ne peuvent accéder qu’à certaines, voire seulement à leur zone d’habitation, en fonction de la couleur de la carte d’identité dont ils sont titulaires. En outre, chaque trajet est un voyage de découverte, car l’extension des murs, des zones militaires, des colonies transforme sans cesse le paysage, et rend les Palestiniens étrangers à leur propre pays. Cette destruction du pays est rendue manifeste par la superposition des deux cartes que l’enquêtrice consulte au cours de ses déplacements : une carte touristique israélienne, et une carte de la Palestine d’avant 1948 ; entre les deux, des dizaines, des centaines de villages et de chemins ont été anéantis.

Pourtant, à mesure que le récit avance, l’enquêtrice voit revivre le passé : elle retrouve le lieu du massacre de 1949, et celui du camp où la jeune Bédouine a été détenue et violée. On peut croire qu’elle va en quelque sorte lui redonner vie, et lui rendre justice ; toute une série de sensations et objets qui reviennent en écho de la première partie (aboiements de chiens, tuyau d’arrosage, odeur d’essence…) nous donnent en effet l’impression qu’elle remet ses pas dans ceux de la victime ; en fait, la solidarité entre les deux femmes ira beaucoup plus loin : au lieu d’être conjuré, le passé ne fera que se répéter.

Les deux parties semblaient s’opposer, en fait, c’est toujours la même catastrophe qui se répète (l’enquêtrice côtoie même Rafah bombardée, au Sud de la Bande de Gaza, avant de s’éloigner et de l’abandonner au « sort qui l’attend »). Le « détail mineur » du titre, c’est le fait que l’assassinat de la jeune fille se produit un 13 août, jour de naissance de l’enquêtrice ; mais on découvrira que c’est loin de n’être qu’une coïncidence : en fait, le viol de la jeune Bédouine n’a pas cessé de se reproduire jusqu’à nos jours, c’est le viol de la Palestine, comme nous l’annonçait la belle illustration de la page de titre, une anamorphose où on peut voir soit une carte de la Palestine, soit un visage féminin flouté.

Le problème posé à l’auteure, comme aux autres écrivains et cinéastes qui traitent de la situation des Palestiniens, c’est que l’excès de souffrances et d’injustices risque d’aboutir à décourager, abattre le lecteur. Les romanciers sud-américains des années 50-70 ont mis au point, pour décrire les horreurs des dictatures sanglantes et sadiques mises en place par les USA, le système du réalisme magique, qui obtenait une distanciation par une exagération épique. Les artistes qui parlent de la Palestine arrivent à la même distanciation par un procédé contraire : le choix d’un style sobre et objectif : c’est ainsi qu’A. Shibli se réfère constamment au drame comme à un « incident », ou que le viol n’est suggéré qu’à travers les grincement d’un sommier (c’est ainsi aussi que Till Roeskens, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, décrivait les drames et les difficultés du camp en filmant des schémas de l’évolution obligée des déplacements de ses habitants à mesure qu’il était bloqué par les Israéliens).

 Mais les notations apparemment anodines qui parsèment le récit, et qui se répètent en leitmotive, s’avèrent en fait symboliques (comme le chancre du commandant qui, comme Israël, s’étend inexorablement), lui donnant, malgré sa sobriété, de la profondeur, et l’imprégnant d’une angoisse que le lecteur partage avec la protagoniste. C’est la beauté et la force de ce style à la fois très simple et ciselé qui apporte, en plus de l’émotion, une catharsis, et un espoir.

ISBN : 978-2-330-14209-4
Livre papier : 16.00€
Ebook : 11,99€