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11/03/2022

SPENCER BOKAT-LINDELL
Devrions-nous vraiment éliminer culturellement la Russie ?

Spencer Bokat-Lindell, Debatable, The New York Times, 9/3/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un spectre hante la Russie - le spectre de la « cancellation » [l’élimination].

Le pianiste russo-allemand Igor Levit, à gauche, et la soprano russe Anna Netrebko. Illustration par le New York Times ; photos Stefanie Loos, Angelos Tzortzinis et mikroman6 via Getty Images

 

 

Alors que l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine entre dans sa troisième semaine, les consommateurs et les entreprises consciencieux de l'Occident ont riposté par ce que l'on ne peut décrire que comme un boycott culturel de masse.

 

En Russie, Disney et Warner Bros. ont suspendu leurs sorties en salle, et McDonald's, Starbucks et Coca-Cola ont suspendu leurs activités commerciales. Aux USA, les magasins d'alcool et les supermarchés ont retiré la vodka russe de leurs rayons, et le Metropolitan Opera a coupé les ponts avec l'une de ses sopranos les plus acclamées après qu'elle eut critiqué la guerre mais refusé de prendre ses distances avec Poutine. Et sur la scène internationale, l'Eurovision, la FIFA et les Jeux paralympiques ont interdit aux Russes de participer aux compétitions de cette année.


Ces sanctions informelles contre la culture et le business russes sont-elles justifiées et peuvent-elles modifier le cours de la guerre ? Ou s'agit-il de gestes histrioniques qui risquent de stigmatiser toute une population pour les crimes d'un autocrate ? Et qu'est-ce que l'invocation de la « cancel culture ["culture de l’élimination" ]- à la fois cliché rhétorique et phénomène matériel - révèle sur la façon dont la guerre est métabolisée via les médias sociaux ? Voici ce que disent les gens.

 

Les arguments en faveur de l’élimination

 

Il y a environ un siècle, les sanctions sont apparues sur la scène mondiale comme une alternative à la guerre conventionnelle, une "arme économique" destinée à imposer un fardeau si lourd à l'élite politique d'un pays qu'elle serait forcée de modifier son comportement. Conçues comme un outil à manier par des États-nations contre d'autres États-nations, les sanctions peuvent également être imposées - même de façon désordonnée - par des acteurs non étatiques contre d'autres acteurs non étatiques, comme nous le constatons actuellement.

 

Dans le domaine des arts, rapporte Javier C. Hernández pour le Times, les organisations font face à des pressions de la part des donateurs, des membres du conseil d'administration, du public et des utilisateurs des médias sociaux pour renvoyer les artistes russes qui ne prennent pas leurs distances avec Poutine ou ne s'expriment pas avec suffisamment de ferveur contre la guerre. Ces campagnes ne sont pas sans précédent, comme l'ont souligné certains commentateurs.

 

Mais le contrôle des artistes pour leurs croyances et leurs liens politiques soulève des questions difficiles. « Quel est le point à partir duquel l'échange culturel - toujours flou entre être un baume humanisant et un outil de propagande, une cooptation de la neutralité supposée de la musique - devient insupportable ? » demande Zachary Woolfe, rédacteur en chef de la rubrique musique classique au Times. "Qu'est-ce qu'une distance suffisante par rapport à des dirigeants autoritaires ? Et qu'est-ce qu'un désaveu suffisant, en particulier dans un contexte où s'exprimer pourrait menacer la sécurité des artistes ou de leurs familles ? »

 

Pour le pianiste d'origine russe Igor Levit, la question n'est pas si compliquée. « Être musicien ne vous dispense pas d'être un citoyen, de prendre des responsabilités », a-t-il commenté sur son compte Instagram, ajoutant le hashtag #StandWithUkraine. « Rester dans le vague lorsqu'un homme, en particulier celui qui est le dirigeant de votre pays d'origine, déclenche une guerre contre un autre pays et, ce faisant, cause également les plus grandes souffrances à votre pays d'origine et à votre peuple, est inacceptable ».

 

D'autres ont fait valoir que l'athlétisme est le meilleur domaine culturel pour mener la guerre contre Poutine. « Les sanctions contre Poutine dans le domaine des jeux ont une portée sans pareille, car elles l'exposent en sueur au seul public qu'il craint ou courtise vraiment : les Russes de la rue », affirme Sally Jenkins dans le Washington Post. « Sa marque de patriotisme belliqueux sans chemise - son nationalisme macho - a été une longue escroquerie, et ce n'est pas une mince affaire que de le faire tomber des podiums de médailles et d'exposer les talonettes de ses chaussures, ou d'arracher sa ceinture de judo et de montrer le ramollissement de son ventre et, en retour, d'affaiblir son influence ».


Jusqu'à présent, le retour de bâton culturel ne semble pas avoir fait grand-chose pour que Poutine change de cap - et pourrait même jouer en faveur du récit qu'il préfère, selon lequel la Russie est victime de l'Occident.

 

Pourtant, plus l'isolement culturel du pays persiste, "plus ces mesures ont de chances d’entamer le narratif de l'État", écrit Yasmeen Serhan dans The Atlantic. « Si les Russes ordinaires ne peuvent plus profiter d'un grand nombre des activités qu'ils aiment, y compris des choses aussi quotidiennes que regarder leurs équipes de football jouer dans des matchs internationaux, voir les derniers films et assister à des concerts en direct, leur tolérance à l'égard de la politique isolationniste de leur gouvernement diminuera ».

 

Le risque d'une nouvelle russophobie

 

Lorsque l'on tient la population d'un pays responsable des transgressions de son système politique, comment décider qui il est juste de punir ? Dans le cas de la Russie, l'économiste Tyler Cowen affirme que c'est impossible.

« Il n'est tout simplement pas possible de tracer des lignes de démarcation justes ou précises », écrit-il sur Bloomberg. « Qu'en est-il des artistes-interprètes qui ont peut-être favorisé Poutine à l'époque plus clémente de 2003 et qui sont aujourd'hui sceptiques, mais qui ont des membres de leur famille vivant toujours en Russie ? Doivent-ils s'exprimer ? »

 

Une autre question : « Qui compte exactement comme Russe ? Les Russes ethniques ? Les citoyens russes ? Les anciens citoyens ? Les Russes ethniques nés en Ukraine ? »

 

09/03/2022

LUIS CASADO
Les conséquences économiques de la guerre

Luis Casado, 8/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

« Ah Dieu ! Que la guerre économique est jolie » est le titre d'un livre de l'inoubliable Bernrad Maris. Une guerre économique dans laquelle les petits soldats de plomb, c’est nous les sans-grade. Les multinationales s'occupent de la caisse et du profit. Les grandes puissances dirigent les opérations militaires. De ce point de vue, rien n'a changé. Les conséquences pour le personnel seront atroces, écrit Luis Casado.

Joe Biden

Joe Biden et les sanctions contre la Russie, par Hamzeh Hajjaj, Jordanie

Si vous pensez que le titre de cet article est inspiré du célèbre texte de John Maynard Keynes "Les conséquences économiques de la paix" (1919), vous avez tout à fait raison.

Keynes ne tourne pas autour du pot, même si ses positions ne lui valent aucun ami, ni dans l'appareil bureaucratique britannique, ni parmi les nombreux "faucons" favorables à des guerres auxquelles ils ne participent jamais.

Keynes, fervent partisan de la paix, a écrit que le traité de Versailles, signé à la fin de la Première Guerre mondiale (28 juin 1919), ne serait qu'un terreau fertile pour le nazisme et l'embryon d'une nouvelle guerre. Peu de temps après, l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ont corroboré l'intuition du grand économiste.

Bien sûr, il y avait (il y a) des points de vue opposés. Comme celle de deux économistes français, Antoine Parent et Gilles Vergnon, qui, en 2021, s'interrogeaient : "Faut-il désacraliser l'idole ?" (Revue de l'OFCE, 171, 2021/1).

Dans leur article, ils écrivent :

« En effet, nous revisitons la lecture canonique et angélique de l’œuvre et la confrontons, notamment, à une lecture tombée dans l’oubli, celle d’Etienne Mantoux, qui soulignait en 1946 les  apories et dangers du texte de Keynes (1919). Keynes fait-il dans The Economic Consequences of Peace (ECP, 1919) une lecture prémonitoire du nazisme ou son  texte a-t-il servi à l’Allemagne de prétex te pour ne pas payer le montant des réparations ? Keynes (1919) est-il le chantre du pacifisme ou l’inspirateur de l’appeasement et du défaitisme qui facilita le réarmement de l’Allemagne nazie dans l’entre-deux-guerres ? »

Si l'on comprend bien, le coupable de la Seconde Guerre mondiale, c’était John Maynard Keynes, qui était aussi un salopard de traître aux intérêts de la couronne britannique. Que faisait James Bond ?

(Soit dit en passant, en 1919, un chancelier social-démocrate, Friedrich Ebert, a écrasé la révolution de Berlin qui a mis fin à l'Empire et créé la République, massacrant allègrement le mouvement ouvrier allemand. Ebert fait assassiner ses anciens collègues du parti, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Pour cela, il n'utilise ni la police ni l'armée : il fait appel à des milices d'extrême droite qui deviendront plus tard les redoutables Schutzstaffeln, connues sous le nom de SS. Antoine Parent et Gilles Vergnon, deux révisionnistes de l'histoire, ne connaissent certainement pas l'histoire. Les sociaux-démocrates chiliens non plus : ils reçoivent de l'argent de la Fondation Friedrich-Ebert).

La critique grossière du texte de Keynes par Antoine Parent et Gilles Vergnon, 102 ans après sa publication, est du genre "dans la mesure du possible", et évoque ce que nous avons déjà entendu au Chili : « C'est le mieux qu'on pouvait faire ». Leur conclusion, peu argumentée, est la suivante :

« Reste que, quelles que soient les critiques que l’on puisse lui faire, il n’y avait guère d‘autre traité possible que le Traité de Versailles, et celui-ci fut d’emblée sapé par le retrait des États-Unis du dispositif prévu. Et il n’y avait guère de défaite « acceptable » dans une Allemagne où l’on n’avait pas le sentiment d’être réellement vaincu. Comme l’a écrit l’historienne canadienne Margaret Mc Millan, « les négociateurs se sont trouvés aux prises avec la réalité, non avec le possible, avec ce qui était, et non avec ce qui aurait dû être » » (Op. cit.)

Une manière très élégante de consacrer le découpage colonialiste du monde entier, ainsi que le rejet arrogant des demandes des dirigeants du tiers monde qui ont été allègrement ignorées. Parmi eux se trouvait un Asiatique insignifiant, mal habillé, portant des sandales, qui gagnait sa vie à Paris en faisant la plonge dans un restaurant. Personne ne l'a reçu. Ce pauvre homme est rentré dans son pays pour entamer l'une des plus longues guerres de libération jamais enregistrées, battant successivement le Japon, la France et les USA : le monde l'a connu sous le nom de Ho Chi Minh.....

Les économistes révisionnistes susmentionnés mentent. Travestir l'histoire est le recours de ceux qui n'ont pas d'arguments.

Si l'Allemagne n'a pas payé les réparations exigées à la fin de la Première Guerre mondiale (comme elle n'a pas payé celles de la Seconde Guerre mondiale...), c'est parce que ses ennemis, les USA, la France et la Grande-Bretagne, - dénoncés par Keynes qui n'était autre que le représentant du ministère des Finances britannique dans les négociations - étaient des empires coloniaux cupides qui en ont profité pour se partager la planète, et ont tenté de saigner l'Allemagne - éliminant ainsi un concurrent - en exigeant des réparations financières insensées. C'est ce que Keynes dénonçait : le montant des réparations exigées par les USA, la France et la Grande-Bretagne était destiné à mettre l'Allemagne à genoux, ce qui allait entraîner l’exact contraire des conséquences escomptées.

La lecture du texte des économistes révisionnistes fait sourire ces jours-ci, alors que l'Allemagne, sous prétexte de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, décide de faire ce qui lui était interdit jusqu'à présent : se réarmer. Seul un "économiste" peut s'en réjouir.

Course aux armements

C'est l'une des conséquences de la guerre : une accélération de la course aux armements en Europe, dont les effets dureront des décennies. Pour ne pas être en reste avec l'Allemagne, la France - dont le gouvernement assure à qui veut l'entendre qu'il n'y a pas d'argent - annonce une augmentation substantielle de son budget de défense.

Au moment où l'Europe doit investir dans l'éducation, dans la santé, dans la recherche scientifique, dans les infrastructures, pour inverser la désindustrialisation qui nous a laissés sans emplois, sans masques et sans médicaments face au Covid. Cette Europe qui doit investir dans le bien-être de sa population vieillissante : celle qui a produit la richesse aujourd'hui accumulée dans quelques mains et en particulier dans celles des patrons de l'industrie militaire.

Emmanuel Macron, qui grâce au coup de Poutine se voit épargner de devoir faire le bilan pathétique de son gouvernement, a dû prendre connaissance du rapport à l'Assemblée nationale de Jean-Louis Thiériot, membre de la commission de la défense nationale et des forces armées, qui affirme : « En cas de conflit de haute intensité, l'armée française pourrait se retrouver à court de munitions » (sic).

On a pu alors entendre la question : « Maman, c’est quoi, un conflit de haute intensité ? »