Affichage des articles dont le libellé est Texas. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Texas. Afficher tous les articles

24/03/2024

CAROLINE TRACEY
Un rêve de checkpoint en plein désert : 30 ans après son entrée en vigueur , l’Accord de libre-échange nord-américain face à une contradiction insoluble
Libre passage pour les marchandises, accès contrôlé pour les humains

Versión española : Una garita soñada en el desierto
English version : Checkpoint Dreams

Caroline Tracey, Nexos, 1/1/2024
Dessins de Ricardo Figueroa
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À en juger par les plans architecturaux que le ministère de la Sécurité intérieure [DHS] a soumis au Congrès usaméricain en 2009, le Poste de contrôle intérieur de la patrouille frontalière [BPIC, Border Patrol interior checkpoint] sur l’autoroute inter-États I-19 allait être gigantesque. Le poste de contrôle serait situé au milieu du désert de l’Arizona, à quelque 35 kilomètres au nord d’Ambos Nogales, les villes-jumelles frontalières loin de la frontière proprement dite.

https://www.nybooks.com/wp-content/uploads/2024/03/Tracey202403_4-e1711202736444.jpg 

Le projet abandonné de megacheckpoint



D’où l’oxymore révélateur du nom officiel du poste de contrôle : comment peut-il se trouver à l’intérieur des terres s’il s’agit d’un poste de contrôle frontalier ? La réponse, selon l’agence des douanes et de la protection des frontières, est très simple : la frontière entre les USA et le Mexique est très large : 160 kilomètres à l’intérieur des terres à partir de la frontière territoriale des USA, pour être exact. Dans cette zone d’exception - où vivent les deux tiers de la population usaméricaine - le gouvernement usaméricain a suspendu la protection constitutionnelle contre les “recherches et saisies” ; la patrouille frontalière peut monter dans n’importe quel véhicule et procéder à une fouille sans mandat.

D’un autre point de vue, cependant, la frontière entre le Mexique et les USA devait être aussi mince que possible. L’intégration des chaînes d’approvisionnement des deux pays, réalisée par l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), a fait de la circulation efficace des produits, des biens et des matières premières d’un côté à l’autre de la frontière un impératif non seulement juridique, mais aussi économique.

D’où l’autre oxymore - implicite, certes, mais évident compte tenu du contexte géographique et historique - du nom officiel du point de passage frontalier : comment concilier le contrôle des frontières et le libre-échange ? La réponse, selon le département de la sécurité intérieure, était encore une fois très simple : construire le plus grand point d’inspection de l’histoire des USA.

Mais aujourd’hui, le poste de contrôle de l’I-19 est une triste structure métallique au milieu du désert. L’immense complexe dont rêvaient les ingénieurs du gouvernement usaméricain n’a jamais été construit. Comme tant d’autres ambitions usaméricaines dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA, leurs plans sont restés à l’état de projets.

Le plan initial du BPIC prévoyait que le trafic automobile privé serait dévié vers sept voies équipées de cabines d’inspection à l’arrivée au poste de contrôle depuis l’autoroute. Peu de temps après, les ingénieurs ont toutefois estimé que cette solution était insuffisante et qu’il valait mieux construire vingt-deux voies. Le trafic des camions commerciaux et des passagers serait quant à lui dévié vers une autre zone d’inspection, à côté du parking pour les voitures des 39 agents de la patrouille frontalière qui travailleraient au BPIC 24 heures sur 24.

D’autres zones comprendraient des chenils pour les K-9 [=Ka-Nine, chiens policiers] entraînés à renifler la drogue, un ascenseur pour véhicules, des tours équipées de radars et d’autres systèmes de communication (dans le cadre d’un contrat attribué à Boeing, puis annulé faute d’autorisation du ministère de l’Intérieur), un entrepôt pour la contrebande confisquée, une salle informatique avec accès aux bases de données de renseignements sur les groupes terroristes et le crime organisé, et un centre de détention pouvant accueillir trois cents personnes que le langage officiel du gouvernement usaméricain qualifie d’illégales.

Tout cela était nécessaire, ont expliqué les responsables du DHS, car la plupart des migrants sans papiers qui tentaient d’entrer dans le pays le faisaient dans la région sud de l’Arizona, où passe l’I-19 avant de rejoindre la route fédérale 15 du Mexique. Alors que la Border Patrol divise la frontière avec le Mexique en neuf secteurs, ces années-là, la moitié des arrestations ont eu lieu dans le secteur de Tucson.

La patrouille frontalière usaméricaine divise sa stratégie de contrôle et de surveillance - appelée defense in depth (“défense en profondeur”)- en trois couches, chacune plus éloignée de la frontière : line watching, la surveillance de la ligne (l’observation constante de la frontière elle-même), roving patrols, patrouilles itinérantes de petits groupes d’agents, parfois à cheval, qui se déplacent dans les zones où circulent le plus de migrants) et, enfin, les BPIC.

« On ne peut pas tout arrêter [le trafic de personnes et de marchandises] à la frontière, alors on ferme les voies de sortie », m’a dit un porte-parole de la patrouille frontalière lors d’un entretien récent. Les BPIC, a-t-il poursuivi, « permettent d’avoir un endroit où l’on peut attraper le trafic qui a réussi à passer [au-delà] de la zone frontalière ».

undefined

 "Operation Wetback" (dos mouillé, mojado) en 1954 : des immigrés mexicains sont reconduits à la frontière dans des cages installées sur des camions

L’idée d’établir des points de contrôle de l’immigration à l’intérieur du territoire n’est pas nouvelle : dans les années 1930, le gouvernement usaméricain a mis en place des points de contrôle dans les gares ferroviaires où arrivaient la plupart des Mexicains. La base juridique de cette politique publique, que de nombreux juristes et militants considéraient comme clairement discriminatoire et inconstitutionnelle, a été établie en 1976, lorsque la Cour suprême a autorisé les agents chargés de ces points de contrôle à considérer la “race” des personnes comme un motif suffisant pour les interpeller et les interroger.


Ce qui est certain, en revanche, c’est que la taille physique et le poids symbolique des BPIC ont énormément augmenté dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA. L’une des contradictions les plus flagrantes du traité est qu’il favorise la circulation transnationale de deux des trois catégories dont la libre circulation est au cœur de la conception néolibérale classique du libre-échange - les capitaux et les marchandises - mais ne garantit pas la même liberté de circulation pour la troisième et peut-être la plus importante de ces catégories : la main-d’œuvre. Ou, pour le dire en termes moins aliénants : les êtres humains. Les BPIC ont fini par incarner ce paradoxe : ils servent à réguler, en même temps mais de manière opposée, les flux de remorques et de personnes qui ont commencé à arriver à la frontière en nombre toujours croissant dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA.

Aujourd’hui, lorsque vous passez par l’I-19, vous n’avez même pas besoin de quitter l’autoroute pour passer par le BPIC. À quelques kilomètres du point de passage, vous commencez à voir des panneaux vous invitant à ralentir. Devant vous, des cônes de signalisation apparaissent pour diviser les voies. Enfin, vous atteignez le point de contrôle, qui n’est guère plus qu’une tente surplombant la route et offrant de l’ombre aux patrouilleurs et à leurs chiens. Contrairement aux points de contrôle permanents du Texas, où la patrouille frontalière ne laisse passer personne sans avoir vérifié son droit d’être dans le pays, en Arizona, les agents ne prennent souvent pas la peine de vous ordonner de vous arrêter pour affirmer que vous êtes citoyen usaméricain ou, à défaut, que vous avez les documents nécessaires pour être dans le pays en toute légalité. Ils préfèrent ne pas arrêter la circulation.

Bien qu’il soit en place depuis des années, le BPIC de l’I-19 reste techniquement “temporaire”, faisant du secteur Tucson de la Border Patrol - si prioritaire selon les autorités - le seul à ne pas disposer d’un point de contrôle permanent (les huit autres secteurs comptent au total 32 BPIC). Les raisons de cet éternel provisoire n’ont malheureusement rien à voir avec un respect renouvelé du droit humain à la liberté de circulation. L’argument qui a permis d’arrêter ce nœud central des plans de militarisation des frontières du DHS - une agence qui a la réputation d’être invulnérable à la critique, à l’activisme et même au droit civil - provient de l’une des traditions usaméricaines les plus éculées : la défense à outrance de la valeur de l’immobilier. Pas dans mon jardin, disaient les propriétaires locaux.

Au départ, l’idée était que les BPIC exploiteraient l’effet de surprise. Les points de contrôle “tactiques” changeraient d’emplacement chaque semaine, de sorte que les sans-papiers et leurs guides ne sauraient pas où ils se trouveraient. Le problème est que la patrouille frontalière doit obtenir de nouveaux permis du ministère des transports de l’État à chaque fois qu’elle déplace ces points de contrôle temporaires. Lorsque ce processus bureaucratique s’est avéré trop lourd, l’agence a opté pour des points de contrôle permanents.[1]

Le secteur de Tucson a constitué une exception. En 1999, Jim Kolbe, membre du Congrès de l’Arizona, alors encore membre du parti républicain, a inséré une clause dans la loi déterminant les allocations budgétaires fédérales pour la sécurité des frontières : « Aucun fonds ne sera approuvé pour l’acquisition de terrains, la conception ou la construction d’un poste de contrôle de la patrouille frontalière dans le secteur de Tucson ». Le Congrès a renouvelé la stipulation de Kolbe chaque année jusqu’en 2006. Un avenant adopté en 2003, alors que les BPIC des autres secteurs avaient déjà été construits, obligeait la Border Patrol à déplacer le poste de contrôle du secteur de Tucson tous les quinze jours.

Mais en 2007, Kolbe a pris sa retraite. La patrouille a saisi l’occasion de convertir le point de contrôle nomade de l’I-19 en une installation fixe. Suivant la directive de rechercher des sites avec une bonne visibilité et peu d’issues de secours, les patrouilleurs ont décidé de construire le poste au nord de la ville de Tubac et, comme par dépit pour le sénateur Kolbe, se sont prêtés à la conception du BPIC le plus ambitieux de l’histoire.

Les ingénieurs de Tucson se sont inspirés du poste de contrôle nouvellement construit au nord de Laredo, au Texas : une dalle d’asphalte au milieu d’une forêt qui était alors le plus grand BPIC du pays. Selon les ingénieurs, même les six hectares de la zone du poste de contrôle de Laredo s’étaient avérés insuffisants pour l’opération de scanner de camions. En revanche, le BPIC du secteur de Tucson devait occuper 72 800 mètres carrés [7, 28 ha].

Avant le début des travaux, comme l’exige la loi, la patrouille frontalière a publié dans le journal local une annonce sollicitant les commentaires du public pendant une période de trente jours, mais elle n’a pas reçu un seul commentaire. La réaction des 1 000 habitants de Tubac les a donc pris par surprise : les citadins craignaient que le poste de contrôle ait des conséquences négatives pour les hôtels de charme, les galeries d’art et les complexes de golf qui soutiennent l’économie locale. Un boutiquier local, Old Presidio Traders, a imprimé des affiches sur lesquelles on pouvait lire « Sécurisez la frontière à la frontière » - et pas à Tubac, à plus de 40 kilomètres de la ligne de démarcation - et avec une carte des USA aux couleurs du drapeau. Les habitants de la région les ont brandies lors de leurs manifestations. À une occasion, une douzaine de personnes les ont collées sur les vitres de leur voiture et ont franchi et refranchi le poste de contrôle en masse, encore et encore, pendant des heures.


La plus grande crainte des Tubaqueños était que la présence d’une installation plus proche d’une base militaire que d’un poste de police ne porte préjudice au marché immobilier des villes de Tubac, Green Valley et Sahuarita, toutes des “exurbs” - ou banlieues éloignées - de Tucson dont la population a augmenté rapidement avec l’afflux de retraités et de familles à la recherche d’un logement abordable.

Malgré l’allusion gouvernementale de son nom, le Santa Cruz Valley Citizens Council (Conseil des citoyens de la vallée de Santa Cruz) - le groupe qui a mené l’opposition au point de contrôle - n’aurait pas pu être plus éloigné d’une entité bureaucratique. Il a été fondé dans les années 1980 dans le but de protéger les intérêts des associations de propriétaires (entités privées qui gèrent les lotissements et autres types de propriétés, exerçant souvent le type d’autorité que l’on associe à l’État, et qui sont connues aux USA pour leurs règles strictes et protectionnistes) dans la région. Le directeur des ventes de l’agence immobilière Brasher Realty - l’un des membres fondateurs du conseil des citoyens - a déclaré à un journal local que le barrage routier avait causé des pertes de plus de 5 millions de dollars : de nombreux acheteurs ont résilié leur contrat après avoir appris qu’ils devraient avoir à passer par le BPIC presque tous les jours.

Pour répondre aux protestations, la représentante démocrate Gabrielle Giffords a introduit une clause dans le projet de loi de finances 2009 qui interdisait au ministère de la sécurité intérieure de finaliser les plans visant à établir un BPIC permanent - mais pas nécessairement temporaire - dans le secteur de Tucson jusqu’à ce que le Government Accountability Office (GAO , Bureau de contrôle des comptes publics du Congrès) procède à une évaluation complète de tous les points de contrôle fixes dans le sud-est des USA. Les opposants au BPIC ont calculé que, dans le meilleur des cas, la législation de Mme Giffords interromprait la construction du poste de contrôle pendant deux ou trois ans. Mais aujourd’hui, treize ans après son ouverture en 2010, le pavillon temporaire est toujours là, près de la borne kilométrique 42 de l’ I-19.[2]

En août 2009, le GAO a publié l’évaluation des BPIC demandée par la loi Giffords. Si les enquêteurs ont conclu que les points de contrôle contribuaient à la mission de la patrouille frontalière, ils ont également noté que l’agence avait été si négligente dans la collecte des données requises par la loi qu’il était impossible de déterminer l’efficacité des points de contrôle. Dans un cas, les agents d’un BPIC avaient déclaré toutes les arrestations effectuées dans les 50 kilomètres carrés autour du point de contrôle comme si elles avaient eu lieu dans l’installation du point de contrôle. Dans un autre cas, les agents de patrouille étaient censés déclarer le nombre d’arrestations qu’ils avaient transmises au bureau du procureur des USA - l’idée étant d’évaluer l’efficacité de la patrouille frontalière dans la lutte contre le terrorisme -, mais au lieu de cela, ils ont déclaré le nombre de cas transmis à n’importe quel organisme chargé de l’application de la loi. Les fonctionnaires du secteur de Tucson ont refusé de communiquer leurs statistiques sur les arrestations et les passages clandestins, au motif que le partage de ces informations pourrait profiter à ceux qui cherchent à se soustraire au contrôle. En l’absence de preuves de l’efficacité des points de contrôle intérieurs, le GAO n’a pas pu affirmer que le secteur de Tucson avait atteint ses objectifs, mais il n’a pas non plus pu affirmer qu’il ne les avait pas atteints.

Pendant ce temps, les habitants de Tubac et d’autres villes proches du BPIC continuaient à se plaindre de la baisse de la valeur de leurs propriétés et du déclin de leur industrie touristique.

« Il est impossible que cela n’ait pas affecté nos entreprises depuis qu’il a été installé », a déclaré Garry Hembree, alors président de la chambre de commerce de Tubac, à l’Associated Press en 2012. « Je ne comprends pas comment ils ont pu le faire sans en tenir compte ».


La même année, en 2012, une étude de l’Udall Institute for Public Policy Research de l’université de l’Arizona a conclu que les habitants de Tubac avaient raison : le poste de contrôle avait en effet eu un impact négatif sur l’économie immobilière de la région. Ce rapport a, semble-t-il, sonné le glas du projet de checkpoint géant.

Fidèle au vieil adage selon lequel everything is bigger in Texas, tout est plus grand au Texas, le plus grand BPIC des USA est désormais situé à Falfurrias, une ville de l’État de l’étoile solitaire située sur l’autoroute 281, à une centaine de kilomètres au nord de McAllen. La région est devenue tristement célèbre en 2012 en raison d’une forte augmentation du nombre de décès de migrants. Malgré les protestations des militants, qui ont averti que le BPIC proposé obligerait de nombreux migrants à emprunter des itinéraires encore plus dangereux, le ministère de la sécurité intérieure a décidé de poursuivre le projet d’agrandissement du poste de contrôle. Les responsables de la patrouille frontalière ont fait valoir que la construction du poste de contrôle était impérative en raison du nombre croissant de semi-remorques se déplaçant vers le nord depuis les maquiladoras de la zone frontalière du Mexique.

https://encrypted-tbn0.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcQcRNhxId26NZGzua4V4kqXS8A7EQR5TMMaow&usqp=CAU

Affichage des résultats de l'entreprise Border Patrol : 57 000 kilos de drogues, 16785 étrangers sans documents

Le BPIC de Falfurrias a coûté 30 millions de dollars et a ouvert ses portes en mai 2019. Il dispose de huit voies d’inspection, de niches pour chiens et d’une nouvelle technologie appelée “portails Z”, qui capture des radiographies d’une voiture sous six angles simultanément et qui n’était auparavant utilisée qu’aux points d’entrée à la frontière proprement dite. Les patrouilleurs, qui s’ennuient terriblement lorsque c’est leur tour de gérer le poste de contrôle, l’appellent “Falcatrazz”, en référence à la célèbre prison californienne.

Susan Kibbe, présidente de la South Texas Private Property Rights Association, m’a confié lors d’un récent entretien que les propriétaires terriens locaux n’ont pas protesté contre la construction du BPIC de Falfurrias. Les voisins, m’a-t-il expliqué, auraient préféré que la patrouille frontalière s’en tienne à la surveillance de la frontière (Falfurrias se trouve à 120 kilomètres de Reynosa), mais ils s’étaient désormais habitués au poste de contrôle. Ils ne sont pas aussi préoccupés par la valeur de leurs biens immobiliers, ajoute-t-elle, car la plupart des propriétés de la région « sont de grands ranchs qui ne seront pas vendus ; ils restent dans la famille pendant de nombreuses générations ». Cependant, Mme Kibbe a ajouté qu’elle et ses voisins n’apprécient pas le fait que, malgré les millions qu’a coûté la construction du BPIC, il n’y a souvent que deux ou trois des huit couloirs occupés par des agents. Les autres restent fermés.

Depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA, la frontière entre les USA et le Mexique est devenue plus bruyante, plus pavée et plus violente. Cette intensification des tensions dans la région frontalière se manifeste par des détails aussi divers que la perte d’habitats naturels de la faune et l’augmentation de l’asthme chez les enfants de la vallée du Rio Bravo/Grande. La transformation de la frontière est également évidente dans l’expansion constante des installations des forces de l’ordre usaméricaines qui, malgré leur efficacité douteuse, continuent de se multiplier. Quelle que soit la taille des postes de contrôle, l’immigration et la contrebande sont inéluctables. L’idée d’une frontière “fermée” est un fantasme.

Il se peut donc que la tente métallique de l’I-19 soit finalement aussi efficace que le poste de contrôle géant de Falfurrias. Nous ne le saurons jamais : nous n’avons aucun moyen d’estimer avec certitude combien de personnes traversent le désert sans être détectées ou combien de tonnes de drogue sont cachées dans les soutes de camions non inspectés. Dans la contradiction architecturale entre la vision pantagruélique du poste de contrôle de l’I-19 et sa réalité déprimée, les contradictions de l’accord de libre-échange qui a transformé la région prennent une forme tangible.

 Notes


[1] Selon le Government Accountability Office (GAO), les arrestations augmentent considérablement dans les mois qui suivent l'ouverture d'un de ces points de contrôle permanents, mais chutent à nouveau dès que les guides apprennent leur existence et trouvent des moyens de les contourner.

[2] En raison d'un accident de l'histoire - la tentative ratée d'établir le système métrique aux USA - les cent miles de la I-19 traversant Tubac sont le seul tronçon de route de tout le pays marqué en kilomètres. Parallèlement à leur lutte contre le poste de contrôle, les habitants se sont organisés pour rejeter une initiative qui aurait modifié la signalisation dans leur région pour l'aligner sur celle du reste des USA, arguant que l'imposition du système impérial [hérité des Britanniques], comme la construction du BPIC, aurait des conséquences négatives pour l'industrie touristique locale.

CarolineTracey, originaire de Denver, Colorado, est docteure en géographie de l’université de Californie à Berkeley et vit entre Tucson, Arizona et Mexico. Elle se définit comme auteure aridaméricaine Elle couvre le questions d’environnement, de géographie humaine et frontalières du Sud-Ouest des USA et du Mexique pour le mensuel High Country News et est rédactrice de chef de Zócalo Public Square. Son premier livre, Salt Lakes -un recueil de 18 essais offrant une perspective queer sur le changement climatique dans les environnements arides - sera publié en 2026 par Norton Publishers.  @ce_tracey

 

21/12/2021

STEPHANIA TALADRID
El desierto del aborto del Valle del Río Bravo

Stephania Taladrid (bio), The New Yorker, 18/12/2021
Traducido del inglés por Sinfo Fernández, Tlaxcala

La nueva ley de Texas es la culminación de décadas de restricciones legales y recortes presupuestarios que han dejado a las mujeres de una de las regiones más pobres del país con escaso acceso al aborto.

La ley 8 prohíbe el aborto después de aproximadamente seis semanas de embarazo y permite que ciudadanos privados puedan presentar demandas civiles contra cualquiera que ayude a una mujer a obtener el procedimiento. (Foto: Jennifer Whitney/NYT/Redux)

La única clínica de abortos que queda a lo largo de la frontera de Texas con México es un edificio poco atractivo de una sola planta situado en el corazón de McAllen. Su antigua recepcionista, Andrea Ferrigno, una mujer enérgica de cuarenta años, recuerda vívidamente una época, en los años noventa, en la que funcionaba tranquilamente y sin obstáculos. Su tío, el Dr. Pedro Kowalyszyn, uno de los ginecólogos más respetados de la ciudad, era el propietario y administrador. “Todo el mundo sabía que se podía abortar en la clínica del centro”, dice Ferrigno. Mientras estudiaba, vivía con su tío y trabajaba en la clínica a tiempo parcial. “Me presentaron el operativo como un procedimiento médico”, dijo Ferrigno, añadiendo que los abortos eran uno de los muchos servicios ginecológicos que su tío proporcionaba. “Él daba a luz a muchas de las personas a las que luego ofrecía la atención del aborto”.

A principios de 2000, Kowalyszyn vendió la clínica a Amy Hagstrom Miller, que la rebautizó como sede en el sur de Texas para su nueva organización, Whole Woman's Health. Al igual que otras ciudades del Valle del Río Bravo [llamado Rio Grande Valley/Valle del Río Grande en los USA, NdE], McAllen tenía uno de los índices más altos del país de personas empobrecidas y sin seguro médico. Al mantener la clínica abierta, Hagstrom Miller quería ofrecer a las residentes de la zona un lugar donde pudieran acceder al procedimiento de forma segura. “Poco a poco, empezamos a cambiar la consulta”, recuerda Ferrigno. “Antes, era muy parecido a ‘Aquí está el formulario de consentimiento. ¿Conoce los riesgos? ¿Las complicaciones? ¿Alguien la está obligando?’” La nueva propietaria de la clínica quería empoderar a las mujeres y fomentar un enfoque más holístico. A las pacientes se les ofrecían sesiones de asesoramiento durante su visita; las paredes de la clínica estaban pintadas de color malva y llenas de citas de Frida Kahlo y otras personas notables; sonaba música relajante de fondo y cada habitación tenía un tenue aroma a lavanda. Hagstrom Miller creía que nadie se quedaba embarazada para abortar, por lo que era necesario que hubiera un lugar donde las mujeres pudieran hablar libremente de sus decisiones y emociones.

“No nos arrepentimos de lo que hacíamos”, recuerda Ferrigno. Cuando el derecho al aborto se convirtió en una amarga batalla política a nivel nacional, el ambiente dentro y fuera de la clínica de McAllen cambió. Mientras que antes solo eran dos o tres piquetes los que se reunían cada semana frente a la consulta del Dr. Kowalyszyn, la clínica pronto se convirtió en un lugar de encuentro para los manifestantes. Un grupo local conocido como Los Caballeros de San Miguel se reunía en círculo, cantando oraciones frente a una cuna llena de figuras de bebés. Con el tiempo, otros intentaron intimidar al personal pinchando las ruedas de sus coches, amenazándoles con un hacha y gritando los nombres de sus hijos. “Se les puede escuchar desde el interior”, dice Ferrigno sobre los piquetes. “Tienen megáfonos”. La clínica ha recibido numerosas amenazas de bomba; hace unos años, alguien intentó incendiar el lugar en plena noche. Sin embargo, el personal ha intentado mantener un ambiente acogedor. Un mural en la fachada norte del edificio muestra a un grupo de mujeres de color, con las manos enlazadas, en un frondoso valle. Las palabras “dignidad, empoderamiento, compasión y justicia” están escritas en la parte superior.

En septiembre entró en vigor la ley S.B. 8 de Texas, que prohíbe los abortos después de aproximadamente seis semanas de embarazo y permite a los ciudadanos privados interponer demandas civiles contra cualquiera que ayude a una mujer a obtener el procedimiento. Nadie, ni siquiera una víctima de violación o incesto, está exenta de la ley. Ferrigno, que ahora es vicepresidenta de Whole Woman's Health, estimó que la clínica estaba atendiendo a una cuarta parte de las pacientes que trataba antes de la S.B. 8. Cada día, las nuevas restricciones obligaban al personal de la clínica a rechazar a docenas de pacientes, incluidas adolescentes. “Es agotador decir que no”, dijo. “Te consume”. Recientemente, la clínica tuvo que rechazar a una migrante de catorce años procedente de Guatemala que había cruzado la frontera sur por su cuenta y ahora estaba bajo custodia del gobierno. La niña había sido violada en su viaje hacia el norte: estaba en su séptima semana de embarazo, una semana más allá del nuevo límite estatal. “Hace un par de meses habríamos podido ayudarla”, explica Verónica Hernández, que acaba de asumir la dirección de la clínica, donde trabaja desde hace doce años. “Pero ya no podemos ayudarla. No podemos hacer nada por esas pacientes”.

Incluso antes de la S.B. 8, las nuevas leyes y los recortes presupuestarios promulgados por la legislatura de Texas en las décadas anteriores han restringido constantemente el acceso de las mujeres a un aborto en el estado. En 2000, los legisladores aprobaron la Ley del Derecho de la Mujer a Saber, también conocida como H.B. 15, que obligaba a las mujeres que querían abortar a esperar veinticuatro horas antes de someterse al procedimiento, sin hacer excepciones en el caso de los embarazos resultantes de violación o incesto. El personal de las clínicas también se vio obligado a entregar a las pacientes un paquete de lectura exigido por el Estado que incluía fotografías en color de fetos e información sobre la relación, largamente desmentida, entre los abortos y el riesgo de cáncer de mama. El mandato hizo que el tío de Ferrigno, que había seguido trabajando como director médico de la clínica, se retirara, después de treinta años. “Ese fue el catalizador”, dijo Ferrigno.

  

La ley estatal exige una ecografía antes de abortar. Eso significa dos viajes a una clínica, una dificultad para muchas pacientes de aborto, la mayoría de las cuales ya son madres.
(
Foto: Jennifer Whitney/NYT/Redux) 

19/12/2021

STEPHANIA TALADRID
Le désert de l'avortement de la Rio Grande Valley, au fin fond du Texas

Stephania Taladrid (bio), The New Yorker, 18/12/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 NdT : Rio Grande est le nom donné par les USAméricains au fleuve frontalier entre USA et Mexique, que les Mexicains appellent Rio Bravo (del Norte)

La nouvelle loi du Texas est l'aboutissement de décennies de restrictions légales et de coupes budgétaires qui ont laissé aux femmes de l'une des régions les plus pauvres du pays un accès limité à l'avortement.

Le projet de loi 8 du Sénat texan (S.B. 8) interdit l'avortement après environ six semaines de grossesse et permet aux particuliers d'engager des poursuites civiles contre toute personne aidant une femme à obtenir cette procédure. Photo : Jennifer Whitney / NYT / Redux

La seule clinique d'avortement qui subsiste le long de la frontière entre le Texas et le Mexique est un bâtiment terne d'un étage situé au cœur de McAllen. Son ancienne réceptionniste, Andrea Ferrigno, une femme dynamique d'une quarantaine d'années, se souvient très bien de l'époque où ses activités se déroulaient tranquillement, dans les années 90. Son oncle, le Dr Pedro Kowalyszyn, l'un des gynécologues les plus respectés de la ville, en était le propriétaire et l'exploitant. « Tout le monde savait que l'on pouvait se faire avorter à la clinique du centre-ville », raconte Mme Ferrigno. Pendant ses études, elle a vécu chez son oncle et a travaillé à la clinique à temps partiel. « J'ai été initiée à l'avortement en tant que procédure médicale », dit Mme Ferrigno, ajoutant que les avortements faisaient partie des nombreux services gynécologiques fournis par son oncle. « Il a accouché un grand nombre de personnes auxquelles il offrait ensuite des soins d'avortement ».

 

La loi de l'État exige une échographie avant un avortement. Cela signifie qu'il faut se rendre deux fois dans une clinique, ce qui constitue une épreuve pour de nombreuses patientes, dont la majorité sont déjà parentes. Photo : Jennifer Whitney / NYT / Redux

Au début des années 2000, Kowalyszyn a vendu la clinique à Amy Hagstrom Miller, qui l'a renommée en tant que site du sud du Texas pour sa nouvelle organisation, Whole Woman's Health. Comme d'autres villes de la vallée du Rio Grande, McAllen avait l'un des taux les plus élevés du pays de personnes pauvres et sans couverture médicale. En gardant la clinique ouverte, Mme Hagstrom Miller voulait offrir aux habitantes de la région un endroit où elles pourraient accéder à la procédure en toute sécurité. « Petit à petit, nous avons commencé à changer la pratique », se souvient Mme Ferrigno. « Avant, c'était du genre 'Voici le formulaire de consentement. Comprenez-vous les risques de la procédure ? Les complications ? Est- ce que quelqu'un vous force ? ' » La nouvelle propriétaire de la clinique voulait à la fois responsabiliser les femmes et favoriser une approche plus holistique. Les patientes se voyaient proposer des séances de conseil pendant leur visite ; les murs de la clinique étaient peints en mauve et remplis de citations de Frida Kahlo et d'autres célébrités ; une musique apaisante était diffusée en fond sonore, et chaque pièce dégageait une légère odeur de lavande. Hagstrom Miller pensait que personne ne tombait enceinte dans le but de se faire avorter, et qu'il fallait donc un lieu où les femmes pouvaient s'ouvrir librement à leurs décisions et à leurs émotions.

« Nous n'avions pas à rougir de ce que nous faisions », se souvient Ferrigno. Le droit à l'avortement étant devenu une bataille politique acharnée au niveau national, l'environnement à l'intérieur et à l'extérieur de la clinique de McAllen a changé. Alors qu'il n'y avait auparavant que des piquets [anti-avortement] de deux ou trois personnes qui se rassemblaient chaque semaine devant le cabinet du docteur Kowalyszyn, la clinique est rapidement devenue un lieu de rassemblement pour les manifestants. Un groupe local connu sous le nom de Los Caballeros de San Miguel se rassemblait en cercle, chantant des prières devant un berceau rempli de figurines de bébés. Au fil du temps, d'autres personnes ont tenté d'intimider le personnel en crevant les pneus de leur voiture, en les menaçant avec une hachette et en criant les noms de leurs enfants. « Vous pouvez les entendre de l'intérieur », dit Ferrigno, à propos des piqueteurs. « Ils ont des mégaphones ». La clinique a reçu de nombreuses alertes à la bombe ; il y a quelques années, quelqu'un a tenté d’y mettre le feu en pleine nuit. Néanmoins, le personnel a essayé de préserver un environnement accueillant. Une peinture murale sur la façade nord du bâtiment montre un groupe de femmes de couleur, les mains liées, dans une vallée luxuriante. Les mots "DIGNITY EMPOWERMENT COMPASSION JUSTICE" sont inscrits en haut de la fresque.

En septembre, le S.B. 8 [Senate Bill 8], une loi texane qui interdit les avortements après environ six semaines de grossesse et permet aux citoyens d'engager des poursuites civiles contre toute personne qui aide une femme à obtenir cette procédure, est entrée en vigueur. Personne, pas même une victime de viol ou d'inceste, n'est exemptée par cette loi. Mme Ferrigno, qui est maintenant vice -présidente de Whole Woman's Health, a estimé que la clinique recevait environ un quart des patientes qu'elle traitait avant la S.B. 8. Chaque jour, les nouvelles restrictions obligeaient le personnel de la clinique à refuser des dizaines de patientes, y compris des adolescentes. « C'est épuisant de dire non », dit-elle. « On s'épuise ». La clinique a récemment dû refuser une jeune migrante guatémaltèque de quatorze ans qui avait traversé la frontière sud par ses propres moyens et se trouvait maintenant sous la garde du gouvernement. La jeune fille avait été violée pendant son voyage vers le nord - elle était dans sa septième semaine de grossesse, une semaine après la nouvelle limite fixée par l'État. « Il y a quelques mois, nous aurions pu l'aider », dit Verónica Hernández, qui a récemment pris la direction de la clinique, où elle travaille depuis douze ans. « Mais nous ne pouvons plus l'aider. Il n'y a rien que nous puissions faire pour ces patientes ».

05/09/2021

WORKERS WORLD
Nous condamnons la loi anti-avortement du Texas
Éditorial

Workers World, 4/9/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Workers World (journal du Workers World Party) condamne dans les termes les plus forts la décision par 5 contre 4 de la Cour suprême des USA, le 2 septembre, qui a refusé de restreindre une loi du Texas interdisant les IVG à partir de six semaines de grossesse.

La loi texane codifie également le droit pour quiconque, y compris un parfait inconnu, de poursuivre une personne cherchant à se faire avorter ou une personne qui l'assiste, pour une récompense de 10 000 dollars. Cela rappelle les primes encaissées par les patrouilles de chasseurs d'esclaves pour ramener des Noirs esclavagisés en fuite à la plantation.

C'est ce même Texas qui a le taux le plus élevé de personnes sans assurance maladie dans le pays. Le Texas a refusé l'extension de la Loi sur les soins abordables, qui aurait augmenté les fonds fédéraux destinés aux programmes Medicaid pour les personnes à faible revenu, y compris celles qui vivent avec un handicap, ainsi que les mères célibataires et les enfants. Un nombre disproportionné de personnes touchées sont des personnes de couleur, dont des immigrés. La plupart des travailleurs pauvres n'ont même pas droit à Medicaid.

C'est ce même Texas qui a exécuté bien plus de personnes incarcérées que tout autre État depuis le rétablissement de la peine de mort en 1976. Et le Texas a été le dernier État à accorder la liberté à des personnes autrefois esclaves, en 1865, deux ans après l'adoption de la proclamation d'émancipation en 1863.

Il n'est donc pas surprenant qu'à l'heure actuelle, le Texas ait pris l'initiative d'instituer la loi anti-avortement la plus draconienne à ce jour, tandis que le Mississippi, l'État usaméricain le plus pauvre, menace d'adopter une loi similaire plus tard cet automne.

Nancy Northup, présidente et directrice générale du Center for Reproductive Rights (Centre pour les droits reproductifs), l'un des groupes qui poursuivent le Texas, a déclaré : « Nous sommes dévastés par le fait que la Cour suprême a refusé de bloquer une loi qui viole de manière flagrante l’arrêt dans l’affaire Roe contre Wade. À l'heure actuelle, les personnes qui cherchent à se faire avorter au Texas paniquent. Elles n'ont aucune idée de l'endroit ou du moment où elles pourront obtenir un avortement, si jamais elles le peuvent. Les politiciens texans ont réussi pour l'instant à bafouer l'État de droit ». (Washington Post, 2 septembre)