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15/05/2021

Les braves gens du cinéma italien

Annamaria Rivera, Comune-Info, 15/5/2021
Traduit par Fausto Giudice

Intervention à la XXVIe Conférence internationale d’études cinématographiques : « Migrations, citoyenneté, inclusion », 6-8 mai 2021, Université Roma Tre

« Italiani brava gente » : ce titre d’un film italo-soviétique de Giuseppe De Santis (1964) est devenu une expression courante pour désigner le supposé caractère bon enfant du colonialisme et du fascisme italiens, censés avoir été exempts de crimes contre l’humanité, que ce soit en Éthiopie, Somalie et Libye ou en Grèce, Albanie, Yougoslavie et URSS. La réalité fut évidemment tout autre.-FG

Que le thème soit une page de l'histoire coloniale italienne ou celui de l'immigration et du racisme actuels, de nombreuses productions cinématographiques italiennes sont (ou plutôt ont été) unies par un trait commun, qui saute aux yeux, du moins à celles et ceux qui sont familier·ères des représentations de l'altérité. Je me réfère à l'extériorité du regard porté sur les personnes dites autres, à la tendance irréfléchie à les objectiver selon ses propres clichés et catégories, bref, à la difficulté de les imaginer et de les représenter comme complexes et dignes de respect au même titre que « Nous ».

Il convient toutefois d'ajouter que, plus récemment, on a assisté à une certaine inversion de la tendance, quantitative mais aussi, à certains égards, qualitative. Depuis quelques années, en effet, un genre émerge autour du thème de l'immigration en Italie également, composé de films de fiction et de documentaires. C'est surtout dans cette seconde sphère que l'on trouve, me semble-t-il, le plus grand nombre de films matures, intéressants, non-conformistes.

En ce qui concerne le colonialisme, malgré une tradition, bien que tardive, d'études historiques sur la domination coloniale italienne, le travail visant à décoloniser la mémoire publique a été très faible et rare, et d'une certaine manière l'est encore, car il continue à cultiver le cliché d'un colonialisme italien en haillons, bon enfant et de courte durée, ainsi que le mythe connexe des « Italiani brava gente ».

Cette dernière expression, devenue courante, est le titre même du film de Giuseppe De Santis de 1964, dans lequel la retraite des soldats italiens, jusqu'alors bloqués dans les steppes, est représentée comme une sorte de chemin de croix et les soldats eux-mêmes comme respectueux, indulgents, débonnaires envers les Russes : à l'inverse de leurs camarades allemands, dépeints tout court comme barbares et sanguinaires.

Ce refoulement ou cette mauvaise conscience s'est longtemps reflété dans la cinématographie italienne et, dans une moindre mesure, continue de le faire aujourd'hui. L'un des rares films à avoir abordé le thème de la mémoire coloniale, non pas brillamment, mais au moins avec un minimum d'honnêteté, est Tempo di uccidere [en français Le Raccourci] (1990) de Giuliano Montaldo, basé sur le roman éponyme d'Ennio Flaiano (1947). Bien qu'il ne s'agisse en aucun cas d'un chef-d'œuvre, il tente au moins de prendre ses distances par rapport à la rhétorique du « Italiani brava gente ».

Lorsque c'est la cinématographie des autres qui a raconté les crimes du colonialisme italien, elle a été occultée ou censurée. Pensez à l'histoire du Lion du désert, un film réalisé en 1981, fortement souhaité par Kadhafi : réalisé par Moustapha Akkad, il se concentre sur Omar Al Mokhtar, le chef de la résistance libyenne contre l'armée royale italienne, qui a été pendu après un simulacre de procès.

Comme je l'ai écrit ailleurs, dépeints comme des opprimés même lorsqu'ils sont des oppresseurs, ces soldats sont aussi « humains » que les Libyens sont embaumés et simplifiés dans leur irréductible exotisme. Les Italiens sont aussi complexes, tourmentés, compatissants, voire hilarants, que les Allemands sont inflexibles, cruels, durs, prêts à exécuter les ordres les plus criminels.

Malgré sa distribution exceptionnelle (d'Anthony Quinn à Oliver Reed, de Rod Steiger à Irene Papas, de Gastone Moschin à Raf Vallone), le film a été interdit dans les cinémas italiens car il était considéré par Giulio Andreotti comme « portant atteinte à l'honneur de l'armée italienne ». En 1987, la DIGOS (Division des enquêtes générales et des opérations spéciales de la police d’État) a même bloqué une projection du film dans un cinéma de Trente, dans le cadre d’un meeting pacifiste. Le film a été diffusé à la télévision vingt-huit ans plus tard, en 2009, et seulement grâce à Sky, et non à la télévision publique.

Même Mario Monicelli a fait des concessions aux clichés orientalistes conventionnels : je veux parler de Les Roses du désert, un film de 2006, le dernier du grand maestro adoré.


Dans la continuité de l'iconographie orientaliste se trouve Aïcha, le seul personnage féminin significatif : soumise et ségréguée dans la prison du voile et de la tribu, mystérieuse et séduisante, interdite et désirable, une fois répudiée, elle ne peut que se retrouver derrière les barreaux d'un bordel... L'extranéité des autres, sinon leur réduction à une altérité absolue sont révélées, entre autres, par de nombreux détails.  Et les touches heureuses d'un maestro, comme l'était Monicelli, les savoureuses blagues comiques et les moments d'intensité dramatique, rehaussés par l'excellente performance de Michele Placido, ne suffisent pas à atténuer l'impression que même ce film ne sait pas échapper complètement à la vieille rhétorique du « Italiani brava gente ».

Il y a donc un risque - peut-être involontaire - de légitimer les vieux mythes du colonialisme italien à visage humain, immunisé contre le racisme et la violence, et des pauvres Italiens entraînés dans la guerre par ce fou d'Hitler. Il convient d'ajouter que la rhétorique innocentiste est actualisée à la lumière des problèmes et des clichés actuels : le film reprend de manière incongrue les topoï actuels sur les « missions humanitaires », l'islam misogyne et la démocratie à imposer par la guerre.

Certes, le film de Monicelli s'est délibérément inspiré de Deserto della Libia de Mario Tobino et d'un passage (Il soldato Sanna) de La guerra d'Albania de Giancarlo Fusco. Les scénaristes auraient toutefois pu consulter certains des ouvrages historiographiques épais et documentés consacrés au colonialisme italien en Libye. De cette façon, ils auraient pu au moins faire allusion, en arrière-plan de l'histoire, aux crimes horribles - les déportations, les camps, l'utilisation de gaz mortels, les massacres, le génocide - dont il était entaché, au lieu de diluer les responsabilités du régime de Mussolini à travers le personnage farfelu d'un général qui a pris au sérieux la propagande fasciste.

Monicelli lui-même, en présentant son dernier film, avait déclaré : « Nous sommes des gens généreux, qui ne se découragent jamais (...). Rassemblés dans l'armée, les Italiens sont toujours les mêmes : positifs, heureux, optimistes et s'ils doivent mourir, ils meurent sans trop tarder. Ils ne veulent être ni des héros, ni des missionnaires ».

En réalité, le simple fait d'avancer dubitativement ce genre de critique ou de questionnement vous expose à l'accusation de sectarisme et de pédantisme : dans notre pays, le droit à l'exercice de la critique, surtout dans le domaine du cinéma, est, me semble-t-il, ou du moins était, un droit assez limité. Ensuite, lorsqu'il s'agit d'œuvres nées de milieux « progressistes » - comme on aurait dit autrefois - il est encore plus difficile d'en avancer : il y a, en fait, aussi un conformisme de gauche.



Image de Come un uomo sulla terra d'Andrea Segre, 2008

En ce qui concerne la représentation des immigrés ou des réfugiés, il me semble que, surtout depuis la fin des années 1990, une partie du cinéma italien a commencé à faire preuve d'une plus grande maturité politique : peut-être davantage dans les documentaires que dans les films de fiction. Quoi qu'il en soit, il existe une nouvelle génération de cinéastes qui s'engagent, également sur le plan politique, à représenter l'immigration, l'asile et les questions connexes de manière réaliste, sans clichés et sans langue de bois. On pense, entre autres, à Andrea Segre et à ses nombreux documentaires, dont le premier était Lo sterminio dei popoli zingari (L'extermination des peuples tsiganes), 1998 ; mais aussi à Mohsen Melliti, auteur d'un film comme Io, l'altro (Moi, l'autre), 2007, ainsi que d'un roman sur l'affaire de la "Pantanella" (Pantanella. Canto lungo la strada, Edizioni Lavoro, 1992). {Ancienne usine de pâtes occupée par des immigrés à Rome en 1990-1991, NdT]

Dans les deux cas (qui ne sont pas les seuls), ils accomplissent un travail très méritoire, d'autant plus que, depuis quelques années, dans les milieux antiracistes eux- mêmes, les clichés et les poncifs se multiplient. En outre, la tendance à ignorer la longue dimension diachronique du néo-racisme italien devrait être inquiétante ; de même que l'appauvrissement ou la déliquescence progressive de l'analyse et de la réflexion, donc de la langue et du lexique. Je répète : même dans les milieux antiracistes.

Comme je l'ai écrit ailleurs et plus d'une fois, aussi savant qu’il puisse se prétendre, l'un des exemples les plus frappants est la tendance actuelle à utiliser le mot « haine » de manière obsessionnelle : rappelons que la formule hate speech (discours de haine) se retrouve généralement même dans les documents et rapports officiels. Et elle est utilisée comme un prétendu motif pour des actes de racisme verbaux et factuels, mais aussi, en fin de compte, pour nommer le racisme lui-même, qui en fait - comme je ne me lasse pas de le répéter - est un système très complexe : d'abord institutionnel, mais aussi idéologique, politique, social, symbolique, médiatique...

Mais on peut dire la même chose de la peur, comme motif supposé du racisme, qui à son tour est souvent ramené à la « guerre entre les pauvres » ; sans parler du slogan « restons humains » et autres clichés similaires...

À propos de la « guerre entre les pauvres » : souvent cette expression mensongère (comme si entre les « natifs » et les migrants il y avait une symétrie de pouvoir) est utilisée pour dénommer des formes de racisme, même très violentes, qui se produisent dans les quartiers populaires. En réalité, ce sont le plus souvent des membres de groupes d'extrême droite tels que CasaPound, Forza Nuova et consorts qui sont à l'origine de l'agression et qui la mènent.

Tout cela sans parler de l'utilisation abusive du terme « intégration », qui, comme on le sait, n'est en aucun cas une protection suffisante contre le racisme.

À cet égard, un cas exemplaire est celui de Giacomo Valent, âgé de seize ans. Le 9 juillet 1985, à Udine, il est tué de soixante-trois coups de couteau par deux de ses camarades de classe d'un lycée d'élite. Les deux, néo-nazis, étaient respectivement âgés de quatorze et seize ans. Fils d'un Italien, fonctionnaire d'ambassade, et d'une princesse somalienne, donc socialement plus qu' « intégré », Giacomo était raillé comme un « sale nègre », mais aussi pour ses idées politiques de gauche.

Pour parler d'aujourd'hui, un autre exemple d’intégration parfaite est Mario Balotelli, un authentique mythe du football, arrivé dans l'équipe nationale de football. Pourtant, et pas seulement à cause de la couleur de sa peau, il a été (et est toujours) l'objet d'agressions répétées, verbales ou pires.

Je réitère le « pas seulement » pour rappeler que tout le monde peut être racialisé, ainsi que le cas des migrant·es albanais·es, arrivé·es en Italie depuis le début des années 90 du vingtième siècle et qui sont rapidement devenu·es des boucs émissaires idéaux et des victimes de racisme, y compris extrême. 

En bref, c'est comme si la grande quantité d'analyses et d'études, dont certaines très précieuses, produites au cours des dernières décennies, surtout en France, mais aussi en Italie, aux USA et ailleurs, n'avaient laissé aucune trace. En fait, même dans les journaux de gauche, on peut tomber sur des articles remplis de termes tels que race et racial (jamais entre guillemets). Dans l'un d'entre eux*, l'auteur se dit fermement opposé au fait que le mot « race » ait été supprimé de la Constitution française : une chose pour laquelle se battent de nombreux groupes antiracistes en Italie et la SIAC, la Société italienne d'anthropologie culturelle, dont je suis membre.

Enfin : je rappelle en passant que déjà vers la fin des années 1930, Franz Boas, le fondateur de l'anthropologie culturelle, dont les nazis brûleront les livres (« avant tout » il était d'origine juive), avait critiqué et déconstruit le pseudo-concept de race. Et en 1950, l'UNESCO, qui vient d'être créée, rédige une Déclaration sur la race selon laquelle il n'existe aucun déterminant biologique fondamental qui puisse la légitimer.

* La fin de l’exception raciale en France , par Éric Fassin, Libération, 10/6/2020, traduit en italien par il manifesto [NdT]

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