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25/05/2021

Feu sur les Indiens : chronique de la haine à Cali, Colombie

 Victoria Solano, 070, 15/5/2021

Traduit par Fausto Giudice

Victoria Solano est une documentariste et journaliste colombienne, réalisatrice notamment des documentaires 9.70 (Prix National de journalisme Simon Bolivar) et Sumercé.

Être indigène en Colombie, c'était jusqu'à cette semaine vivre sous la menace : garants de la production d'aliments sains et du maintien de la biodiversité, ils sont le plus grand obstacle à l'extractivisme qui cherche à progresser dans le pays. Les populations indigènes de Colombie sont raflées, appauvries et persécutées, en vue de leur extinction. Mais avec les manifestations qui ont pris d'assaut le pays ces 12 derniers jours, une nouvelle étape a été franchie : des civils organisés sont sortis pour leur donner la chasse.

Les premières images ont été transmises en direct.

Une douzaine d'hommes courent le long de la 127ème  rue, une artère secondaire dans l'un des quartiers les plus exclusifs de Cali. La caméra se déplace avec le groupe, on entend une respiration haletante. On entend aussi le bruit des coups de feu et le sifflement des balles qui fendent l'air, passant près, très près. Quelqu'un crie « en bas, dans le coin », en désignant l'endroit d'où ils tirent. Le groupe continue à se déplacer dans la même direction que précédemment - vers l'endroit d'où proviennent les coups de feu - mais pas en ligne droite, mais en se croisant comme un zigzag. La personne qui filme se laisse tomber au sol et pendant quelques secondes, le téléphone portable passe de la caméra frontale à la caméra selfie, on peut voir un homme allongé sur le sol en train de se protéger. C'est un indigène. On ne peut voir que ses yeux noirs. Un foulard rouge et vert couvre une partie de son visage et il porte sur la tête l’écusson du CRIC (Consejo Regional Indígena del Cauca). La caméra étant de nouveau en mode frontal, il se lève et dit : « Ils tirent sur la minga, ils veulent la liquider ».

La minga est une forme d'organisation des communautés indigènes colombiennes. Un mot qui désigne de nombreuses formes de rassemblement et de travail solidaire - d'une récolte à une manifestation. C'est aussi le nom donné à un collectif de plus d'une centaine de communautés indigènes qui ont trouvé dans ce mot ancestral une forme de représentation politique. En Colombie, être indigène, c'est être menacé : la plupart des peuples vivent dans des territoires convoités par l'agrobusiness, les méga-mines et d'autres formes d'accaparement de l'eau et des terres. De nombreuses communautés se consacrent à la production alimentaire agroécologique, à la gestion des semences et à la préservation de la biodiversité. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), 34 peuples autochtones sont en danger d'extinction dans ce pays, soit 60 % ; et 15 % des 4 millions de réfugiés vivant dans le pays sont autochtones, bien qu'ils ne représentent que 2 % de la population. La haine des indigènes - qui expliquera ce qui va se passer - fait vibrer ce pays depuis 500 ans. 

Sept jours avant la scène relatée dans la vidéo, la minga indigène était arrivée à Cali - le centre des manifestations et de la violence d'État en Colombie - pour ajouter leur voix contre les réformes du gouvernement. L'université del Valle a accueilli près de six mille mingueros sur son campus. À ce moment-là, le CRIC a publié un communiqué qui disait : « Nous sommes venus de manière pacifique pour voir comment donner plus de force à cette angoisse du peuple de Cali, afin que Cali devienne l'épicentre de la proposition de pays dont nous rêvons tous ». 


Mais le consensus dans un pays comme la Colombie est un chemin complexe. Alors que les manifestants, pour la plupart des jeunes, ont embrassé et applaudi l'arrivée de la minga, dans les quartiers entourant l'université et les secteurs les plus aisés de Cali, le mécontentement bouillonnait. « Les índios ne sont pas l'autorité. Qu’ils dégagent de notre territoire", a gazouillé María Clara Domínguez, directrice du zoo de Cali, le 8 mai.

Dans les rues, les heurts violents étaient fréquents. Les habitants ont rendu les indigènes responsables des blocages et des pénuries de nourriture, d'essence et de médicaments dans la ville. Quelques jours plus tard, dans une interview anonyme publiée dans le magazine Semana, ils ont déclaré se sentir séquestrés dans leurs maisons. « Nous savions déjà que ceux qui ne sont pas d'accord avec la grève, ceux qui n'en ont pas besoin, les richards de Cali, avaient prévenu que nous devions partir, que nous devions retourner dans notre territoire », dit Nohelia Campo, 28 ans, la porte-parole de la minga, avec une voix très claire et déterminée.

 


C'est pourquoi le matin du dimanche 9 mai, Nohelia était attentive. Alors que sur le campus de l'université, la minga tenait une assemblée avec des paysans, des Afro-Colombiens et des jeunes, une commission est venue de Santander de Quilichao avec des vivres donnés par d'autres communautés. La collecte d'aliments cultivés dans les territoires indigènes et leur transport à Cali est une activité qu'ils pratiquent depuis le début des manifestations. Les indigènes ont apporté des bananes, des citrons, des oranges et d'autres aliments sans poisons cultivés avec leurs mains aux points les plus importants de la grève.

Ils appellent ça minga de la comida. « Le soutien n'est pas seulement physique, c'est aussi un partage et au centre de ce partage, il y a la nourriture. Une soupe populaire, par exemple, est un travail où nous donnons tous un coup de main et ainsi nous tissons la parole. La nourriture, comme la lutte, ne doit pas être un acte individuel mais collectif, c'est la seule façon de se transcender en tant que peuple », dit Nohelia, d'une voix calme et lente comme celle d'une ancienne. Quand elle parle, elle ne s'énerve pas, elle garde un regard ferme dans ses yeux noirs. Elle n'hésite pas, et dans chaque mot, elle confirme la force, la ténacité et la conviction que peut contenir son petit corps aux traits indigènes.

La commission chargée de l'approvisionnement en nourriture venait du sud du pays, dirigée par le thútenas (conseiller principal) Harold Secue. Ils ont voyagé dans une camionnette, deux camions avec de la nourriture et quatre chivas (minibus collectifs) qui ont transporté quelque 400 indigènes. Le camion du conseiller était en tête du convoi. Au niveau de la rivière Jamundí, trois camionnettes leur ont bloqué le passage. Plusieurs hommes armés, en civil et portant des T-shirts blancs, se sont violemment approchés de lui : « Si tu ne sors pas, on va te crever », lui ont-ils dit. Enfermé dans le camion, il a envoyé le message demandant de l'aide aux autorités de la minga.

Dans deux autres camionnettes, un groupe de mingueros est parti de l'Université del Valle à la recherche de Secue et de la délégation. Sur l'avenue Cañasgordas, à la hauteur de l'église La María, à un point intermédiaire entre l'université et le lieu de détention du leader indigène, ils ont dû s'arrêter en raison d'un barrage : une file de fourgonnettes blindées les empêchait de passer. Il y avait des civils vêtus de T-shirts blancs et des policiers. Les autochtones ont commencé à diffuser un flux en direct sur la page Facebook officielle du CRIC. La caméra se déplace parmi les indigènes, tout n'est que confusion, nervosité et un brouhaha indéchiffrable. On entend plusieurs coups de feu. Une, deux, trois, quatre, cinq, six fois. Les tirs proviennent de la 127ème  rue. De nombreux indigènes se jettent à terre et un autre groupe court vers l'endroit d'où proviennent les tirs sans cesser de filmer : ils veulent attraper ceux qui leur tirent dessus.

Une autre vidéo qui n'a pas été prise par les indigènes apparaîtra plus tard sur les médias sociaux. Un enregistrement depuis l'autre extrémité de la 127ème  rue montre les mains d'un homme dans un pick-up. Il a une arme courte et automatique, tire trois fois à travers la fenêtre et crie : « ça, c'est une putain de guerre civile ». Dans le rétroviseur, un autre homme tire et se met à couvert derrière la fourgonnette. Son visage est couvert d'un T-shirt noir. « Voilà l'enfoiré avec l’écusson du CRIC », dit l'homme - qui pourrait être n'importe quel habitant de Cali, un commerçant, un médecin, un père de famille en colère - qui se trouve à l’intérieur de la fourgonnette. Il tire. Deux autres hommes aux vêtements identiques sont sur la 127ème  rue. Ils tirent, en se cachant derrière des arbres. On voit quatre autres fourgonnettes garées par groupes de deux. Ce sont des personnes ordinaires, des « gens bien » comme ils se qualifient eux-mêmes, qui s'organisent soudainement pour sortir tuer. La fourgonnette devant l'homme qui filme avance, puis l'homme interpelle celui qui tire, couché au sol, et lui dit : « Monte, ils ont enlevé ma protection ». Fin de la vidéo.

Sur la liaison en direct de l'organisation indigène CRIC, on peut voir les fourgonnettes d'où les coups de feu ont été tirés s'enfuir. Ce n'est qu'alors que la police, six motos et une ambulance apparaissent.

Le retour des indigènes au point de La María à Cañasgordas, où a commencé l'attaque armée, qui est plein de policiers. Le garde indigène fait le point : huit blessés par balles, dont deux très gravement. Des chivas de soutien arrivent de l'université avec une centaine d'autres indigènes. On entend de nouveaux tirs, une autre attaque commence.

 


Le dimanche 9 mai au matin, le maire de Cali, Ivan Ospina, a déclaré publiquement :  « À Cali, ceux qui ne font pas partie de Cali ne devraient pas commander. Il ne devrait pas y avoir de prétextes pour que des personnes extérieures à notre ville exercent les fonctions qui sont exercées dans notre ville ». Quelques heures plus tard, plusieurs blocages par des personnes en civil ont eu lieu simultanément dans différentes parties de la ville. Toutes ont été effectuées par des personnes habillées en blanc et protégées par la police. Personne n'a été arrêté et aucune enquête n'est en cours.

On sait peu de choses sur les civils armés ; on les connaît à travers quelques vidéos qu'ils ont eux-mêmes publiées, comme celle de Máximo Teresco, un homme âgé qui parle à la caméra avec un grand nombre d'ESMAD (policiers anti-émeute) passant derrière lui et qui dit : « Les droits de l'homme c’est la même saloperie que celle qui nous assiège aujourd'hui. J'ai quatre-vingt-quatre ans et je n'ai pas peur de les affronter ».

Plus tard, beaucoup de ceux qui bloquaient la route ont dénoncé que la minga les avait attaqués, sans preuve ni vidéo pour le prouver. Les enregistrements, en revanche, montrent des coups de feu tirés par des personnes en civil sur les indigènes. On y voit également des images de voitures incendiées et d'indigènes entrant dans des complexes résidentiels, ce que la minga a expliqué plus tard comme étant ses actions pour tenter de capturer ceux qui leur tiraient dessus.

La journée a fait douze blessés par balles, tous indigènes.

Le 11 mai, la minga a annoncé qu'elle quittait Cali car il n'y avait aucune garantie pour rester dans la ville. Le lendemain, les chivas ont quitté l'université, pleines de gens à l'intérieur et sur le toit, chargées de nourriture et ornées des drapeaux rouge et vert du CRIC. Ils retournaient sur leurs territoires : dans les réserves au milieu des montagnes du Cauca d'où ils résistent et d'où ils montrent qu'une autre façon de vivre, de se connecter et de produire est possible. Celle qui reste invisible aux yeux d'une société qui saigne mais ne voit pas encore clairement la direction à prendre. De nombreux habitants de Cali sont venus leur faire des adieux en brandissant des drapeaux colombiens. La porte-parole Nohelia assure que ce n’est pas une fin mais un début : « Nous continuerons la grève depuis notre territoire. Nous avons résisté pendant des milliers d'années et nous ne pouvons pas nous arrêter car nous deviendrions un peuple assujetti. Nous continuons en minga ».

Ce texte a été produit dans le cadre du réseau de journalisme latino-américain Bocado.lat.

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