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23/06/2021

Anti-Mapping : des photos qui révèlent ce qu'Israël essaie de cacher

Gili Merin, Haaretz, 23/6/2021

Traduit par Fausto Giudice

 


Gili Merin est une architecte, photographe et journaliste israélienne

 

Une exposition au Musée d'art de Tel-Aviv présente de manière à la fois passionnante et inquiétante, depuis les airs et le sol, des villages abandonnés, des terres clôturées et des localités non reconnues.

 

Vestiges de parcelles agricoles séparées par une barrière de pierres basse et invisible à l'œil nu, à Beit Guvrin, dans le centre du pays. Photo Miki Kratsman et Shabtai Pinchevsky

Lorsque des journalistes et des chercheurs ont essayé d'obtenir des photos satellite de la bande de Gaza pendant l'opération de l'armée israélienne le mois dernier, ils ont obtenu des images qui semblaient provenir d'une autre époque : des images granuleuses et de faible résolution. Bien que les photos de Gaza et d'Israël disponibles dans le cadre des services satellites gratuits de Google aient été récemment mises à jour, leur qualité est nettement inférieure à celle des photos d'autres régions du monde (y compris la Corée du Nord). Selon un article paru dans ce journal peu après la guerre, la raison est liée à une loi adoptée par le Congrès usaméricain dans les années 1990 qui restreint la qualité et la disponibilité des images satellites commerciales d'Israël/Palestine.

 

Une exposition qui se tient actuellement au Musée d'art de Tel Aviv illustre de manière frappante l'impact de l'accès limité à la photographie de haute qualité. « Anti-Mapping », de Miki Kratsman et Shabtai Pinchevsky (commissaire : Raz Samira), présente des images spectaculaires qui constituent une alternative aux moyens officiels de cartographie contrôlés par l'État. Pendant plusieurs années, les deux photographes ont parcouru le pays pour documenter des sites qui sont contestés à la fois littéralement et symboliquement - sur la terre et dans la conscience publique : des villes palestiniennes qui ont été détruites en 1948, des villages bédouins non reconnus et une série d'endroits qui jouxtent le tracé de la ligne verte. À l'aide de diverses technologies, le duo a créé une cartographie détaillée d'Israël, précisément dans les endroits que l'État cherche à effacer, à obstruer et à dissimuler.

L'objectif, explique Kratsman, était d'exposer des lieux qui ne figurent pas sur les cartes pour deux raisons : premièrement, parce que leurs noms ont été complètement effacés (ou, au mieux, remplacés par le mot hirbe, « ruine »), et/ou que leurs vestiges ont été recouverts par les forêts du Fonds national juif, les nouvelles villes sionistes ou les bases militaires. Et deuxièmement, parce que certaines parties de ces traces ne sont pas repérées par la photographie satellite à basse résolution. Bien que la législation usaméricaine spécifique qui empêchait la diffusion d'images à haute résolution en provenance d'Israël ait été annulée il y a plusieurs mois, les services satellitaires, en particulier Google, n'ont toujours pas mis à jour leurs cartes.

Photo par drone du cimetière d'Umm Al Hiran, un village bédouin situé dans le désert du Néguev, dans le sud d'Israël. Photo Miki Kratsman et Shabtai Pinchevsky

Pour contrer ce phénomène, Kratsman et Pinchevsky ont commencé à travailler sur un projet de cartographie alternative - depuis les airs et le sol. Ils ont utilisé des drones pour prendre des milliers de photos aériennes, et s'en sont servis pour assembler un modèle 3D en utilisant une technique appelée photogrammétrie. Sur 2 500 images de drones, une photographie multicouche a finalement été créée et imprimée pour la nouvelle exposition à l'incroyable résolution de 1,5 centimètre par pixel - plus de 100 fois supérieure à ce qui est normalement disponible en ligne. Les images ont été imprimées sur un papier peint géant qui a été installé sur les murs de la galerie de photos du musée. 

Les résultats sont hypnotiques. Les œuvres sont réparties dans l'exposition en fonction de la taille du mur et des proportions des espaces de la galerie. Au premier coup d'œil, on croit voir une image satellite familière, mais en y regardant de plus près, on découvre une texture riche en détails émouvants et troublants. 

 Un exemple frappant est la photo de Khan al-Ahmar, à côté de la colonie de Kfar Adumim, à l'extérieur de Jérusalem. Le village fait partie d'un groupe de 12 communautés de réfugiés palestiniens qui risquent d'être expulsées. Dans ces endroits, qui font partie de la zone C (c'est-à-dire sous le contrôle total d'Israël), la photographie par drone est interdite, mais Kratsman et Pinchevsky ont réussi à échapper aux soldats et à enregistrer dans les moindres détails la vie quotidienne des personnes qui vivent dans des cabanes en tôle et des tentes dans cette zone - dépourvue des infrastructures les plus élémentaires comme les routes, l'eau et l'électricité. Ces communautés ont déjà été expulsées à plusieurs reprises ; une bataille juridique est actuellement en cours au sujet d'un nouveau plan visant à démolir Khan al-Ahmar et l'école qui y a été construite en 2009 par des bénévoles à partir de matériaux recyclés, notamment des pneus, de la boue et de l'argile.

Les deux photographes ont également photographié le village d'Al-Araqib, près de Be'er Sheva, qui est devenu un symbole de la lutte des Bédouins dans le Néguev après avoir été détruit et reconstruit plus de 100 fois.
 

« Nous avons erré là pendant plusieurs heures en essayant de trouver des vestiges du village », raconte Pinchevsky. « Mais ce n'est que lorsque nous avons envoyé le drone que nous avons réalisé que le village se trouvait juste en dessous de nous. Depuis les airs, nous pouvions distinguer les marques d'un ratissage massif de la terre, preuve des bulldozers qui ont démoli les maisons et aplani le terrain ».

 L'exposition au Musée d'art de Tel Aviv. Une photographie multicouche a finalement été créée et imprimée pour la nouvelle exposition à l'incroyable résolution de 1,5 centimètre par pixel. Photo Margarita Perlin / Musée d'art de Tel Aviv

Les images de l'exposition illustrent à quel point la photographie aérienne peut révéler des détails qui ne sont pas visibles depuis le sol. Dans un village près de Modi'in, par exemple, le duo a trouvé les contours des rues d'un village entier qui a été effacé. Depuis le sol, rien de tout cela n'est visible, mais après avoir traité les images du drone, ils ont vu des murs de pierre qui séparaient des parties de ce qui était autrefois une rue ; à Beit Guvrin, dans le centre du pays, ils ont repéré des vestiges de parcelles agricoles séparées par une barrière de pierre basse invisible à l'œil nu ; et dans le village de Hoshen, en Haute Galilée, ils ont observé les vestiges du village musulman de Safsaf, capturé par l'armée israélienne naissante en 1948 lors d'une opération qui s'est soldée par le massacre de dizaines de résidents locaux. Kratsman et Pinchevsky ont également réalisé des "portraits" immobiles des sites, au niveau du sol et en utilisant la photographie frontale habituelle. Ces photos sensibles, qui exposent l'intérieur et l'extérieur des tentes et des cabanes, offrent une vision proche et personnelle d'un lieu qui complète la perspective quasi-scientifique d'en haut. Sachant que rien ne restera tel qu'il était au moment où les photos ont été prises, chaque image du projet est accompagnée de ses coordonnées exactes, de son altitude et d'un horodatage. Ainsi, le projet « Anti-Mapping » constitue une archive du présent et un outil de comparaison en cas de changement, d'effacement, de démolition (ou peut-être de reconstruction) futurs. 

Kratsman et Pinchevsky ont sélectionné les sites en recoupant des informations provenant de plusieurs sources : des conversations avec les résidents, la « carte de la Nakba » créée par l’ONG Zochrot, le Forum de coexistence du Néguev pour l'égalité civile et l' »Atlas de la Palestine » de Salman Abu Sitta.

 

Un exemple frappant est la photo de Khan al-Ahmar, à côté de la colonie de Kfar Adumim, à l'extérieur de Jérusalem. Photo Margarita Perlin / Musée d'art de Tel Aviv

Kratsman, éminent militant israélien des droits humains, documente depuis plus de dix ans les villages non reconnus du Néguev, généralement avec la pleine coopération de leurs habitants. Pinchevsky, qui a été l'élève de Kratsman au département de photographie de l'Académie Bezalel des arts et du design de Jérusalem, termine actuellement sa maîtrise en art à la Northwestern University, dans l'Illinois. Ses œuvres traitent généralement de la relation entre les techniques photographiques et l'occupation israélienne - par exemple, au moyen d'un simulateur qui imagine un vol au- dessus de l'Israël d'avant 1948, intitulé « A Bruising Gaze on a Faltering Landscape » (Un regard meurtri sur un paysage en déclin). Ensemble, Kratsman et Pinchevsky considèrent la pratique de la cartographie et de la photographie comme un acte profondément politique qui vise à imposer un programme idéologique dans le domaine culturel.

L'exposition « Anti-Mapping », qui se tient jusqu'au 2 octobre, souligne la nécessité de revenir dans les espaces des musées et des galeries après une année d'expositions en ligne et d'art numérique, en raison de la pandémie de coronavirus. « Le mouvement du public vers l'image est essentiel », dit Kratsman, ajoutant qu'il continue de découvrir de nouveaux détails dans les images à chaque fois qu'il les regarde. En effet, en se promenant dans l'espace de la galerie, la qualité du travail des artistes est mise en évidence et incite le spectateur à rechercher davantage de détails dans chaque image. Entre l'esthétique de l'imagerie satellitaire et autre et la violence que ces images cherchent à présenter, il y a la protestation des artistes qui, avec ce projet, prennent position contre le statut privilégié de ceux à qui l'on donne les outils pour voir.

« À l'heure actuelle, seuls quelques-uns - agences d'espionnage et entreprises privées - ont accès à ces informations », note Pinchevsky. « Et s'il y a quelque chose qui devrait être exigé à l'époque où nous vivons, c'est que tout le monde devrait avoir le droit de voir ».

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