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02/06/2021

Aux origines de la présence noire en Oklahoma
Un aspect peu connu de la "Conquête de l'Ouest"

Victor Luckerson, Run It Back, 22/1/2020

Traduit par Fausto Giudice

Le centenaire du massacre raciste de Tulsa est une occasion de revenir sur l’histoire des communautés noires en Oklahoma. L’auteur explique comment deux groupes totalement différents ont été traités comme un seul et même groupe.

Pour Eliza Whitmire, le voyage vers l'Oklahoma était un souvenir amer. Elle était née esclave dans la nation Cherokee, sur une grande plantation dans les montagnes de Géorgie. Lorsque les milices yankees ont forcé le peuple cherokee à quitter sa terre natale en 1838 - une atrocité aujourd'hui connue sous le nom de «  Piste des larmes » - Eliza Whitmire et de nombreux autres esclaves de la tribu ont  participé à cette marche éreintante. Ils et elles ont servi de chasseurs, d'infirmières et de cuisinier·ères tout au long du voyage hivernal brutal à travers le sud-est. Ils s'occupaient du bétail pendant la journée et menaient patrouille de sécurité la nuit. Ils et elles ont défriché la piste elle-même, traversant les étendues sauvages du sud vers l'inconnu. Whitmire survécut au voyage, mais de nombreux·ses esclaves furent parmi les milliers qui moururent au cours d'un voyage vers l'Ouest qu'ils et elles n'avaient jamais demandé.

Pour De'Leslaine Davis, le voyage vers l'Oklahoma était une opportunité. Ce natif de Caroline du Sud occupait des emplois subalternes au Kansas lorsqu'un ami l'a convaincu de s'aventurer au sud, dans le Territoire indien. Le 22 avril 1889, le gouvernement usaméricain ouvrait près de deux millions d'acres [810 000 hectares] de terre à la colonisation publique. Premier arrivé, avec un piquet en bois et une carabine Winchester, premier servi. Davis et son compagnon étaient là à midi, tenant les rênes de leurs chevaux derrière une ligne invisible qui séparait des milliers de futurs colons des « terres non attribuées » (les terres avaient été « attribuées » aux Amérindiens dans le cadre de leur déportation vers l'Oklahoma, mesure annulée après la guerre civile). Les deux hommes étaient probablement les seuls visages noirs en vue. Mais lorsqu'un coup de feu retentit, le groupe entier se transforma en une avalanche de sabots et de chariots au galop et de jambes lancées dans une course désespérée.

Davis obtint une centaine d'acres [40 hectares] près de la rivière Canadian, juste à l'ouest de l'actuelle Oklahoma City. Au cours des années suivantes, des milliers d'autres Afro-USAméricains participeront à d'autres courses à la terre, rejoignant Davis en tant que colons dans une région déjà peuplée d'autochtones et de Noirs.

Whitmire et Davis sont partis vers l'Ouest pour des raisons différentes - l'une sous la contrainte, l'autre de son plein gré. Pendant de nombreuses années, ils auraient eu des raisons de se méfier les uns des autres. Ils auraient même pu ne pas se considérer comme étant de la même race. Mais lorsque les historiens blancs ont finalement décidé de cataloguer les souvenirs de ces pionniers de l'Ouest dans les années 1930, ils furent considérés comme un seul peuple : Nègres. De couleur. Noirs.

Nunna daul Isunyi,  la Piste des larmes, au cours de laquelle le peuple Cherokee fut déporté en 1838 du Tennessee, de la Géorgie, de la Caroline du Nord et de l'Alabama vers le "Territoire indien" -aujourd'hui l'Oklahoma. L'opération fit 8 000 morts

En novembre 2019, j'ai chargé ma Kia Forte rouge délavé et j'ai entrepris mon propre voyage du Sud profond vers l'Oklahoma, où je vis dans une maison près du quartier de Greenwood à Tulsa, tout en faisant des reportages et des recherches pour mon livre. Pour mon périple de 11 heures à travers le delta du Mississippi et les Monts Ozark de l'Arkansas, j'ai créé une playlist Spotify remplie d'artistes noirs chantant de la musique country. « Country » étant tout relatif. Charley Pride est un pilier du genre country traditionnel, et son exubérant « Oklahoma Morning » a illuminé cette journée et bien d'autres. Mais c'est aussi le cas de Tina Turner, qui a sorti en 1974 un joyau sulfureux et sombre intitulé « Tina Turner Turns the Country On!»  À mes yeux (et à ceux de Pimp C), les chansons les plus tordues des groupes de hip-hop du Sud comme UGK et OutKast sont aussi de la country. J'ai aimé que ces chansons, de toutes sortes de manières différentes, remettent en question la mythologie blanchie de l'Ouest.

Les Oklahomains noirs ont longtemps vécu en dehors du cadre des mythes du Far West, effacés des histoires que l'USAmérique se raconte sur la région alors même qu'ils ont contribué à la façonner. Les premiers à partir vers l'ouest furent les milliers d'esclaves qui accompagnèrent les membres des tribus Choctaw, Cherokee, Chickasaw, Creek et Seminole lors du déplacement forcé des Amérindiens vers l'Oklahoma dans les années 1820 et 1930.

Après la guerre civile (« de Sécession ») (où les Cinq Tribus* se sont rangées du côté de la Confédération, bien que de nombreuses personnes dans leurs rangs aient manifesté leur désaccord), les esclaves ont été libérés et ont obtenu la citoyenneté tribale. Dans les tribus Creek et Seminole, ils ont cultivé aux côtés des Amérindiens les terres communautaires, ont été juges à la Cour suprême dans les gouvernements nationaux et ont servi de traducteurs pour les chefs tribaux lors des négociations avec les représentants yankees. « Je reconnaîtrai...tous les gens comme égaux, qu'ils soient blancs, rouges ou noirs », déclara Isparhecher, un leader politique amérindien Creek, en 1891 (il est important de souligner que les Noirs des tribus Choctaw,  Cherokee et Chickasaw avaient beaucoup moins de droits).

 Chaumières de citoyens Creek noirs à Okmulgee, en Territoire indien, 1898-1901. Photo Oklahoma Historical Society

 Alors que les membres noirs des tribus gagnaient en autonomie, les projets fédéraux de colonisation du Territoire indien ont transformé leur mode de vie. La course aux terres de 1889 a introduit les mots « boomer » et « sooner » dans le lexique  usaméricain, mais elle a également renforcé l'incitation financière à saisir davantage de terres amérindiennes et à les distribuer aux nouveaux colons. À la fin des courses, en 1895, plus de 13 millions d'acres [5,260 millions d’hectares] de terres du Territoire indien étaient devenus la propriété des colons. Mais ce n'était pas suffisant. Les Cinq Tribus ont été contraintes de transférer les terres de l'est de l'Oklahoma, qui étaient en propriété collective, vers un système de propriété individuelle qui s'alignait sur les idéaux capitalistes yankees (j'y reviendrai dans le prochain bulletin). La mythologie de l’Ouest, colporte que ce sont ces changements qui ont permis aux courageux colons de se construire à partir de rien dans les plaines libres et ouvertes de l'Ouest. En réalité, ces politiques ont été menées par de riches promoteurs immobiliers, des marchands de biens véreux et des compagnies de chemin de fer.

Les Afro-Américains du Sud ont finalement bénéficié de ce bouleversement économique (mais pas dans la même mesure que les Blancs). Au tournant du siècle, les colons noirs nouvellement arrivés présentaient l'Oklahoma à d'autres Noirs aisés comme une utopie sans tache où la terre et les gens étaient plus purs  que dans les États du Sud.

À Langston, la ville entièrement noire** cofondée par l'ambitieux politicien noir Edwin P. McCabe, le journal local promettait à la fois « une terre de cultures diversifiées » et un endroit où « l'homme de couleur bénéficie de la même protection que son frère blanc ». Les agents d'immigration ont diffusé ce message dans tout le Sud et, en 1900, l'Oklahoma comptait 55 000 Noirs, dont la majorité était née en dehors de l'État.

Entre un groupe de Noirs perdant rapidement des terres et un autre groupe essayant de les gagner, un choc culturel était inévitable. Les nouveaux migrants noirs appelaient les habitants noirs des tribus « indigènes ». Les membres des Cinq Tribus appelaient les intrus « nègres d'État » (ou d’un mot Creek pour dire « nègre de l'homme blanc »).

À Boley, une ville entièrement noire** peuplée de migrants, les membres des tribus galopaient dans les rues en tirant sur les lampadaires et les fenêtres des immeubles la nuit. Dans les pages de la presse noire, des hommes d'affaires reprochaient aux membres des Cinq Tribus de trahir la race en vendant leurs terres à des hommes blancs plutôt qu'à des entrepreneurs noirs.

Ces deux groupes ne se considéraient pas nécessairement comme faisant partie d'une seule et même race. Mais d'autres l'ont certainement fait. Alors que les Cinq Tribus étaient forcées de se transformer en une foire d'empoigne capitaliste avec les changements apportés à la propriété foncière, les chefs tribaux en sont venus à considérer leurs membres noirs comme une menace pour leurs revenus. Les notions antérieures d'égalitarisme ont été remplacées par une fixation sur le « quantum » [degré de sang] comme marqueur de la légitimité tribale (aujourd'hui encore, les descendants d'esclaves Cherokee et Creek se battent pour que leur citoyenneté tribale soit reconnue par les tribunaux). « Ils n'ont aucun droit sur cette terre », déclara Chitto Harjo, le célèbre leader de la résistance Creek qui s'est battu contre les attributions individuelles de terres, lors d'une audience du Sénat US à Tulsa en 1906. « Elle ne leur a jamais été donnée. Elle a été donnée à moi et à mon peuple et nous l'avons payée avec nos terres en Alabama ».

Pendant ce temps, alors que les lois Jim Crow avançaient vers l'ouest à travers les prairies du Territoire indien, de nouvelles lois excluaient les Noirs des écoles pour Blancs et interdisaient les relations interraciales entre Noirs et Blancs. Au moment de la création de l'État d’Oklahoma [par l'unification du Territoire de l'Oklahoma et du Territoire indien] en 1907, les lois dites « separate-but-equal » [séparés mais égaux] ont été consacrées par le corps législatif par le biais d'un projet de loi prévoyant des wagons de train distincts pour noirs et pour blancs. La constitution spécifie également que les personnes « de couleur » ne comprennent que les individus « d'origine africaine ». Les Amérindiens (à l'exclusion des membres noirs des tribus) feraient partie de la « race blanche ».

Bien que les Noirs soient venus en Oklahoma pour des raisons différentes et souvent contradictoires, ils se sont tous retrouvés au bout du compte au bas du même système de castes raciales. Il a fallu des décennies pour y parvenir, mais cela a rendu invisible à l'œil moderne un grand nombre de leurs premières activités en Oklahoma. Dans les années 1800, des Oklahomains noirs étaient juges, soldats, promoteurs urbains, membres de tribus, fermiers et des colons teigneux avec un cheval et un rêve de l’image d’Épinal. Ils incarnaient le mythe de l'Ouest, mais ils l’ont également transcendé.

NdT

*Cinq Tribus : baptisées les « Cinq Tribus civilisées » pour avoir adopté dès les XVIIIème siècle une bonne partie des us et coutumes des colons blancs. En 1860, environ 30 ans après leur déplacement de leurs foyers respectifs du Sud-Est vers le Territoire indien, les citoyens de la Nation Cherokee possédaient 2 511 esclaves (15 % de leur population totale), les citoyens Choctaw 2 349 esclaves (14 % de leur population totale) et les citoyens Creek 1 532 esclaves (10 % de leur population totale). Les citoyens chickasaw possédaient 975 esclaves, soit 18 % de leur population totale, une proportion équivalente à celle des propriétaires d'esclaves blancs du Tennessee, ancien voisin de la nation chickasaw et grand État esclavagiste.

**Langston, Boley : entre 1865 et 1920, des Afro-USAméricains ont fondé en Oklahoma plus de 50 villes et localités entièrement noires, dont 13 subsistent aujourd’hui.

 

Sources

Chang, David. The Color of the Land

Davis, De’Leslaine. Interviewed by Anna R. Berry in El Reno Oklahoma on Oct. 11, 1937. Indian Pioneer History

Hamilton, Kenneth. Black Towns and Profit

Langston City Herald

Littlefield, David. Africans and Creeks: From the Colonial Period to the Civil War

Taylor, Quintard. In Search of the Racial Frontier

Whitmire, Eliza. Interviewed by James Carseloway in Estella, Oklahoma in Feb. 1938. Oklahoma Historical Society, Indian Pioneer History, Vol. 97.

Wickett, Murray. Contested Territory: Whites, Native Americans, and African Americans in Oklahoma, 1865–1907

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