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25/11/2022

ANNAMARIA RIVERA
Les Italiens veulent-ils du racisme ?

Annamaria Rivera, Commune-Info, 24/11/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Le nouveau gouvernement fascisant italien, le plus à droite de l'histoire de la République, a promis, entre autres, le retour aux décrets-sécurité, dans le but de lutter contre « l’immigration irrégulière ». Comme il était tout à fait prévisible, Giorgia Meloni a ensuite réaffirmé fermement la ligne dure du nouveau gouvernement : « En matière de sécurité et de lutte contre l'immigration illégale, les Italiens se sont exprimés aux urnes, en choisissant notre programme et notre vision ».

Détail d'une photo de Francesca Maceroni tirée de la page Facebook d'Amnesty International relative aux manifestations contre le renouvellement du Mémorandum Italie-Libye

À bien des égards, le gouvernement Meloni a trouvé la voie déjà tracée pour une stratégie qui soit conforme à son propre style, bien qu'elle ne soit pas du tout l'œuvre exclusive de la droite. Pour ne citer que quelques exemples, le nouveau régime frontalier qui s'est imposé en Europe a déjà produit non seulement une hécatombe véritable, perpétuelle, mais aussi la prolifération et même l’externalisation des centres de détention pour migrants, dans lesquels, dans de nombreux cas, sont enfermés même des demandeurs d'asile et des mineurs.

Les conditions de ces camps – souvent équipés de cages et de barbelés, et contrôlés par les forces de l'ordre et des militaires armés - ont été condamnées par la Cour de Strasbourg elle-même. Dans certains pays, comme l’Italie, ce sont des institutions totalement abusives, car elles violent la Constitution et l'État de droit. Cependant, elles sont aussi l'œuvre de la gauche « modérée » : la loi qui les a instituées, la loi n ° 40 du 6 mars 1998, est également appelée Turco-Napolitano par les noms de la ministre de la Solidarité sociale de l'époque, Livia Turco, et du ministre de l'Intérieur de l'époque, Giorgio Napolitano.

Un tel système pour le moins répressif s'est également renforcé grâce aux accords bilatéraux avec des pays de l'autre côté de la Méditerranée, auxquels une grande partie du « travail sale » est déléguée. Comme on le sait, l’Italie a perpétué les accords de coopération même avec un pays comme la Libye, qui, de surcroît - nous l'avons rappelé à plusieurs reprises – n'a pas de lois sur l'asile, pratique de très graves violations des droits humains, et n'a même pas signé la Convention de Genève de 1951.

La Libye, étape incontournable surtout pour les migrants et les réfugiés subsahariens, est un véritable enfer. Comme et pire qu'à l'époque de Kadhafi, les pratiques encore courantes sont les arrestations arbitraires, le travail forcé, l'exploitation esclavagiste, les déportations, les rackets, les tortures, voire les viols : des horreurs dont l'apothéose est constituée par l'enfer de la prison de Koufra. La seule différence, c'est qu’aujourd' hui, ce sont les milices armées qui « dirigent » les centres de détention et qui commettent les atrocités auxquelles j'ai fait allusion.

D’autre part, dans la plupart des pays européens, l’usage politique et idéologique du cliché de l’« invasion » se répand de plus en plus, de même que des rhétoriques telles que celles des migrants comme source d’insécurité et d’appauvrissement des « nationaux » ainsi que de la « clandestinité » comme synonyme de criminalité : largement utilisées même par des institutions, même par certains partis de gauche, même « modérée », ainsi que – cela va sans dire– par des formations populistes, de droite et d'extrême droite, qui connaissent aujourd'hui en Europe une ascension impressionnante, bien illustrée par la victoire de Meloni.

En particulier, le bobard de l’« invasion » et de la « marée montante » est une fausse évidence typique : comme on le sait, la part prépondérante des flux migratoires part des pays du Sud du monde pour se diriger vers d'autres pays du Sud.

Du côté des institutions, dans une partie des pays de l'Union européenne prévaut une approche de type “urgentiste” : conséquence, entre autres, du fait que, en réalité, migrations et exodes n'ont pas été intégrés - je dirais « élaborés » – pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire comme tendances structurelles de notre temps.

Cela explique aussi pourquoi le racisme tend à devenir « idéologie répandue, sens commun, forme de la politique », pour citer Alberto Burgio (Critique de la raison raciste, DeriveApprodi, 2010). Et il ne s'agit pas du retour à la surface de l'archaïque, mais d'une des phases de la réémergence récurrente du côté obscur de la modernité européenne.

Les discriminations institutionnelles, l’alarmisme des médias ainsi que la mauvaise gestion de l'accueil, au moins dans certains États membres, ne font que produire des vagues récurrentes de panique morale, alimentant également la violence raciste « populaire » à l'égard des indésirables, souvent utilisés comme boucs émissaires, en particulier dans la phase actuelle.

"Fermeture des ports à la guerre/Ouverture des ports aux migrants" : Catane dans la rue contre la guerre. Source : Page Facebook de Santina Arena Chiara Platania

Dans de nombreux pays européens, y compris l’Italie d’aujourd’hui, la crise économique se conjugue avec une crise, tout aussi grave, de la démocratie et de la représentation, de sorte que la distance entre les citoyens et le pouvoir devient sidérale et que la citoyenneté se transforme de plus en plus en subordination, pour citer Etienne Balibar (2012). Il n'est donc pas surprenant que les effets sociaux de la crise et des politiques d'austérité, conjugués à la condition et au sens subjectif de la sujétion, nourrissent la frustration, le désespoir, le ressentiment social et, par conséquent, la recherche du bouc émissaire. Une bonne partie des citoyen·nes pénalisé·es par la crise ou en tout cas par l'indigence finissent ainsi par identifier leur ennemi chez les immigrés « qui volent le travail » ou chez les Roms qui dégraderaient leur quartier de banlieue déjà dégradé. On pourrait donc soutenir que le racisme « populaire » est majoritairement de la rancœur socialisée et déviée.

Tout ce que je vais dire ne peut être séparé de son contexte : n'oublions pas que c'est une grave crise économique, comme je l'ai dit, ainsi que la crise de l'État social, le paupérisme qui s'étend jusqu'aux classes moyennes, la méfiance croissante envers les institutions républicaines, l’affaiblissement de l'esprit civique et démocratique du pays, la croissance conséquente du racisme et du néofascisme, le plus souvent banalisés, le vidage tendanciel du rôle du parlement, le dépérissement des lieux de la socialité collective.

Ce dernier processus, à son tour, est favorisé par la tendance à militariser les villes et à interdire et réprimer, à travers des ordonnances municipales disparates et souvent extravagantes, les comportements informels les plus divers, « incivils » ou simplement non conformes. À cet égard, une initiative récente du gouvernement Meloni est à la fois exemplaire et absurde : celle de la pénalisation des rave parties (« rassemblements non autorisés »), dont les organisateur
·trices « illégaux·les » – prévoit la loi - seront puni·es par la confiscation des objets utilisés, l'emprisonnement de 3 à 6 ans et des amendes de 1 000 à 10 000 euros. Le décret viole de manière flagrante la Convention internationale sur les droits civils et politiques, un traité de l'ONU qui protège toutes les réunions pacifiques, et pas seulement les réunions légales.

Quant à la profonde crise sociale et politique, elle est de plus en plus exorcisée par le discours sécuritaire, le contrôle social et l’ordre public : pour simuler l'autorité aux yeux des gouvernants et des administrées, afin d'en conquérir le consensus électoral, surtout pour masquer l’incapacité de prendre les grandes décisions concernant la finance et l’économie, et donc la condition sociale des citoyens et des citoyennes.

Exemplaire Pour ce qui est des rhétoriques sur la sécurité et des politiques qui en découlent, la loi (d'abord décret) Minniti-Orlando du 18 avril 2017, n. 48 (« Dispositions urgentes en matière de sécurité des villes ») a été, entre autres, exemplaire. Le thème de base de cette loi était la corrélation entre l'immigration et la sécurité, et le but était de surveiller, de criminaliser et de punir la marginalisation, la pauvreté et la non-conformité sociale. Même par l'interdiction (via le Daspo, Interdiction d’accès aux manifestations sportives) de toutes sortes de déshérités, « déviants », non-conformes : c'est-à-dire sans-abri, mendiants, fouilleurs de poubelles, stationneurs et ambulants informels, occupants d’immeubles, Roms, mais aussi usagers de drogues, writers, contestataires et « extrémistes » politiques. Tout cela au nom de la « dignité » et de la « sécurité », précisément.

Au fond, c'est une loi qui classe dans la « dangerosité sociale » les comportements, le style de vie, la manière d'être de ceux qui sont considérés comme « hors norme ». En réalité, ce sont surtout les Roms, les immigrés et les réfugiés qui sont et seront les plus touchés par le gouvernement actuel. Entre autres choses, cette loi introduit le flagrant délit différé [flagranza differita] : un oxymore absurde (comme l’était d'ailleurs, « centres de permanence temporaire »). 

La société civile de Trieste prend soin de ceux qui arrivent par la route des Balkans. Photo Lorena Fornasir

Ce que Luigi Ferrajoli appelait le sous-système pénal de police est revenu à la mode : les garanties individuelles de l'État de droit ne s'appliquent plus à certaines catégories stigmatisées, en premier lieu les « oisifs et vagabonds », pour utiliser un lexique d’antan mais pas trop. Ainsi, au lieu de frapper l’infraction à une norme ou la lésion d'un bien juridique, on sanctionne les modes de vie, le chômage, le manque de logement et, en définitive, la pauvreté, encore plus si elle est conjuguée à la condition de migrant ou de Rom.

Tout cela semble revenir à l'idéologie du XIXe siècle des « classes dangereuses » (opposées aux « classes laborieuses »), de ceux qui, en d'autres termes, étaient autrefois définis, précisément, comme « oisifs et vagabonds ». Une idéologie qui, traduite en normes, « visait à discipliner les classes subalternes selon les conditions existentielles imposées par la structure économico-sociale de l'époque, en neutralisant leur potentiel subversif » (Giuseppe Campesi http://www.adir.unifi.it/rivista/2009/campesi/cap6.htm).

Ce qu’il y a de nouveau aujourd'hui, c’est la puissance des médias de masse et leur faculté démesurée de reprendre, de construire et de répandre des clichés, des stéréotypes et des préjugés, en définitive de reproduire le racisme.

Aujourd'hui, les « classes dangereuses » par excellence sont les migrants, les réfugiés et les Roms. Comme l'écrivait encore Campesi, « la panique de l'invasion et les stéréotypes criminalisants » qu'ils subissent « sont un signe supplémentaire du fait que la question sociale revient, comme au XIXe siècle, à être thématisée au moyen d'un vocabulaire punitif » et non plus au moyen du vocabulaire de la politique ou de la demande de changement social ».

Des mots tels que « sécurité » et « dégradation » (dont la loi Minniti est pleine, mais pas qu’elle) sont, en ce sens, très révélateurs. La loi ne fait que traduire et alimenter, dans un cercle vicieux, la perception commune selon laquelle migrants, réfugiés, Roms, sans-abri, marginaux seraient des importateurs de dégradation, d'insécurité, de désordre social.

C'est un cercle vicieux meurtrier. Il suffit de considérer l'état d'abandon dans lequel sont jetés de nombreux demandeurs d'asile, qui devraient pourtant faire l'objet d'une protection particulière : privés de fait même du droit de se nourrir et d'avoir un toit sur la tête, dans de nombreux cas, ils vont rejoindre le camp des sans-abri, ce qui à son tour fait crier au scandale les défenseurs de la décence urbaine et devient un prétexte pour des lois et des ordonnances persécutrices et liberticides, ainsi que pour des campagnes alarmistes autour du thème de l'insécurité, l'un des plus insistants dans le discours public .

Cela fait maintenant plusieurs années qu'un certain consensus s'est dégagé en Italie entre droite et gauche « modérée » autour de la stigmatisation des plus diverses catégories de marginalisés, du mythe de l'insécurité, du discours et des pratiques sécuritaires.

La loi Minniti est elle-même en parfaite continuité avec les politiques de l'ancien centre-gauche, qui à son époque a contribué, par des lois iniques, des paquets-sécurité, des campagnes alarmistes, des rhétoriques sécuritaires, à alimenter ce que nous avons appelé le « racisme démocratique » et que d'autres (par exemple Slavoj Žižek) ont appelé, tout aussi ironiquement, le racisme « raisonnable » ou « respectable ». L'apothéose parfaite de cette tendance est la légalisation des « rondes » [patrouilles privées de « nettoyage » social], elle aussi partagée en son temps par certains représentants du centre-gauche.

Le schéma idéologique et narratif (je me réfère au rôle des médias) qui pivote sur les antithèses-clé sécurité/insécurité, décence/dégradation est symétrique ou contigu à celui qui se concentre sur la locution trompeuse de « guerre entre pauvres », chère à la gauche, plus qu'à la droite : trompeuse surtout parce que, seulement en apparence non raciste, elle représente des agresseurs et agressés comme des victimes symétriques.

« Guerre entre pauvres » est la formule magique qui permet d'éluder la dialectique entre les dimensions institutionnelle, politique, médiatique et de plus en plus souvent aussi « populaire », qui caractérise habituellement le racisme, et pas seulement celui d’aujourd’ hui. En finissant ainsi par faire des pauvres « en guerre entre eux » les acteurs uniques ou principaux de la scène raciste ou, au contraire, pour minimiser les manifestations de xénophobie ou de véritable racisme, si elles sont accomplies par des sujets subalternes. 

Mais il n’y a pas que ça. Le plus souvent, on découvre, plus ou moins tardivement, qu’à manœuvrer ce que la gauche « modérée » a l'habitude de définir « guerre entre pauvres », il y a des groupes néofascistes (et néonazis) comme Forza Nueva et Casa Pound, aujourd'hui.

On ne compte pas les cas de familles « non autochtones », attributaires de modestes logements populaires, obligées d'abandonner et de fuir de petites foules en colère, généralement guidées et/ou agitées par les fascistes du troisième millénaire.

La perspective qui se profile aujourd'hui, grâce à la présence d'un gouvernement à dire le moins fascisant, est celle du renforcement des tendances et des initiatives de type raciste que j'ai esquissées. Il est souhaitable qu'enfin la gauche, même « modérée », prenne conscience de la valeur stratégique de l'antiracisme militant.    

 

 Lumières à l'italienne, par Mauro Biani, 2013

 

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