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17/01/2023

Nouvelle époque, nouvelle Allemagne : la vision stratégique d’Olaf Scholz

À la veille de la réunion de 50 gouvernements sur la base militaire US de Ramstein du 20 janvier, où les membres de l’OTAN et leurs alliés doivent se mettre d’accord sur l’aide militaire à continuer à apporter à l’Ukraine, il nous a semblé intéressant de traduire ce papier du chancelier social-démocrate allemand Olaf Scholz, une version à usage international de son discours du 27 février 2022 devant le Bundestag. Il y expose clairement sa vision de la “destinée manifeste” de l’Allemagne comme pilier central, sous le parapluie usamérican, de la machine de guerre de l’OTAN, dans ce qu’il appelle une “Zeitenwende”, un changement d’époque. Autrement dit, un “Deutschland über alles” à visage humain. Plus que jamais, comme on le chantait en Allemagne il y a un siècle : « Wer hat uns verraten ? Die Sozialdemokraten !-Wer hatte recht ? Karl Liebknecht ! » [Qui nous a trahis ? les sociaux-démocrates ! – Qui avait raison ? Karl Liebknecht ! ».-FG

 Le changement dépoque mondial
Comment éviter une nouvelle guerre froide à l’ère multipolaire

Olaf Scholz, Foreign Affairs, janvier-février 2022
English original: The Global Zeitenwende
Deutsch :
Die globale Zeitenwende
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le monde vit un changement d’époque. La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine marque la fin d’une époque. De nouvelles puissances se renforcent ou se réaffirment, dont une Chine économiquement forte et politiquement sûre d’elle. Dans ce nouveau monde multipolaire, différents pays et modèles de gouvernance se disputent le pouvoir et l’influence.

Pour sa part, l’Allemagne fait tout son possible pour défendre et promouvoir l’ordre international fondé sur les principes fondamentaux de la Charte des Nations unies. Sa démocratie, sa sécurité et sa prospérité dépendent du fait que le pouvoir soit lié à des règles universelles. C’est pourquoi l’Allemagne s’efforce de devenir un garant de la sécurité européenne, comme nos alliés l’attendent de nous, un bâtisseur de ponts au sein de l’Union européenne et un défenseur des solutions multilatérales aux problèmes mondiaux. Ce n’est qu’ainsi que l’Allemagne pourra surmonter avec succès les tempêtes géopolitiques de notre époque.

Le changement d’époque va au-delà de la guerre en Ukraine et de la question de la sécurité européenne. La question centrale est la suivante : comment pouvons-nous, en tant qu’Européennes et Européens, comme Union européenne, exister en tant qu’acteurs indépendants dans un monde de plus en plus multipolaire ?

L’Allemagne et l’Europe peuvent contribuer à la défense de l’ordre international fondé sur des règles, sans adopter en même temps le point de vue fataliste selon lequel le monde se divisera inévitablement à nouveau en blocs concurrents. Compte tenu de son histoire, mon pays a une responsabilité particulière dans la lutte contre les forces du fascisme, de l’autoritarisme et de l’impérialisme. En même temps, l’expérience de la division de notre pays dans le cadre d’une compétition idéologique et géopolitique nous rend particulièrement conscients des dangers d’une nouvelle guerre froide.

La fin d’une ère

Pour une grande partie du monde, les trois décennies qui ont suivi la chute du rideau de fer ont été marquées par une paix et une prospérité relatives. Le progrès technique a conduit à un niveau d’interconnexion et de coopération sans précédent. Grâce à l’accroissement du commerce international, à des chaînes de création de valeur et de production à l’échelle mondiale et à un échange sans précédent de personnes et de connaissances par-delà les frontières, plus d’un milliard de citoyens sont sortis de la pauvreté. Mais surtout, partout dans le monde, des citoyens courageux se sont libérés de la dictature et du régime du parti unique. Leur quête de liberté, de dignité et de démocratie a changé le cours de l’histoire. Deux guerres mondiales dévastatrices et d’immenses souffrances - causées en grande partie par mon pays - ont été suivies de plus de quatre décennies de tensions et de confrontations à l’ombre d’une destruction nucléaire potentielle. Mais dans les années 1990, il semblait qu’un ordre mondial plus résistant s’était enfin établi.

Les Allemands, en particulier, pouvaient s’en féliciter. En novembre 1989, le mur de Berlin a été abattu par les courageux citoyens de la RDA. Onze mois plus tard seulement, le pays était réunifié - grâce à des hommes et des femmes politiques clairvoyants et au soutien de partenaires à l’Est et à l’Ouest. Finalement, ce qui va ensemble a pu fusionner, comme l’a exprimé l’ancien chancelier allemand Willy Brandt peu après la chute du mur.

Ces mots ne s’appliquaient pas seulement à l’Allemagne, mais aussi à l’Europe dans son ensemble. D’anciens membres du Pacte de Varsovie ont décidé de devenir des alliés dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et d’adhérer à l’UE. Une Europe “unie et libre”, selon les termes du président américain de l’époque, George Bush, ne semblait plus être un espoir infondé. Dans cette nouvelle ère, il semblait possible que la Russie devienne un partenaire de l’Occident plutôt qu’un adversaire, comme l’avait été l’Union soviétique. En conséquence, la plupart des pays européens réduisirent leurs armées et diminuèrent leurs budgets de défense. Pour l’Allemagne, la logique semblait simple : pourquoi maintenir une grande force armée d’environ 500 000 soldats si tous nos voisins étaient, selon toute apparence, des amis ou des partenaires ?

L’accent de notre politique de sécurité et de défense s’est rapidement déplacé vers d’autres menaces prioritaires. Les guerres dans les Balkans et les suites des attentats terroristes du 11 septembre 2001, y compris les guerres en Afghanistan et en Irak, ont donné plus d’importance à la gestion régionale et mondiale des crises. Au sein de l’OTAN, la solidarité est toutefois restée intacte : les attentats du 11 septembre ont conduit à la première décision de déclencher l'article 5, la clause de défense mutuelle du traité de l'Atlantique Nord,, et pendant deux décennies, les troupes de l’OTAN ont combattu côte à côte contre le terrorisme en Afghanistan.

L’économie allemande a tiré ses propres conclusions de la nouvelle donne. Avec la chute du rideau de fer et une économie mondiale de plus en plus intégrée, de nouvelles opportunités et de nouveaux marchés se sont ouverts, notamment dans les États de l’ancien bloc de l’Est, mais aussi dans d’autres pays émergents, a Chine en tête. Pendant la guerre froide, la Russie, avec ses énormes ressources, s’était révélée être un fournisseur fiable d’énergie et de matières premières, et il semblait donc logique - du moins au début - de développer maintenant ce partenariat prometteur en temps de paix.

Les dirigeants russes ont cependant vécu la dissolution de l’ex-Union soviétique et du Pacte de Varsovie de manière très différente des dirigeants politiques de Berlin et d’autres capitales européennes, et en ont tiré des conclusions totalement différentes. Au lieu de considérer la chute pacifique du régime communiste comme une chance pour plus de liberté et de démocratie, le président russe Vladimir Poutine l’a qualifiée de « plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle ». Les turbulences économiques et politiques dans certaines parties de l’espace post-soviétique dans les années 1990 n’ont fait qu’aggraver le sentiment de perte et de douleur que de nombreux Russes associent encore aujourd’hui à la fin de l’Union soviétique.

Enfin, c’est dans ce contexte que les aspirations autoritaires et impérialistes ont commencé à renaître. Lors de la conférence sur la sécurité de Munich en 2007, Poutine a prononcé un discours agressif dans lequel il stigmatisait l’ordre international basé sur des règles comme un simple outil de la domination américaine. L’année suivante, la Russie est entrée en guerre contre la Géorgie. En 2014, la Russie a occupé et annexé la Crimée et a envoyé des troupes dans certaines parties de la région du Donbass, à l’est de l’Ukraine, en violation flagrante du droit international et des propres obligations contractuelles de Moscou. Au cours des années suivantes, le Kremlin a sapé les accords de contrôle des armements et renforcé ses capacités militaires, empoisonné et assassiné des dissidents russes, pris des mesures sévères contre la société civile et s’est ingéré en Syrie dans le cadre d’une intervention militaire brutale en faveur du régime Assad. Petit à petit, la Russie de Poutine s’est engagée sur une voie qui l’éloignait de plus en plus de l’Europe et d’un ordre de paix basé sur la coopération.

L’Empire contre-attaque

Au cours des huit années qui ont suivi l’annexion illégale de la Crimée et le début du conflit dans l’est de l’Ukraine, l’Allemagne et ses partenaires européens et internationaux au sein du G7, se sont concentrés sur la garantie de la souveraineté et de l’indépendance politique de l’Ukraine, sur la prévention d’une nouvelle escalade par la Russie et sur le rétablissement et le maintien de la paix en Europe. Cet objectif devait être atteint par un mélange de pressions politiques et économiques, combinant des mesures de sanctions à l’encontre de la Russie et un dialogue. Avec la France, l’Allemagne s’est engagée dans le format dit de Normandie, qui a débouché sur les accords de Minsk et le processus de Minsk correspondant, appelant la Russie et l’Ukraine à un cessez-le-feu et à une série d’autres mesures. Malgré les revers et le manque de confiance entre Moscou et Kiev, la France et l’Allemagne ont maintenu le processus. Mais une Russie révisionniste a rendu les succès diplomatiques impossibles.

L’attaque brutale de la Russie contre l’Ukraine en février 2022 a finalement marqué le début d’une réalité fondamentalement nouvelle : le retour de l’impérialisme en Europe. La Russie a utilisé certaines des méthodes militaires les plus cruelles du 20e siècle et a infligé des souffrances indicibles à l’Ukraine. Des milliers et des milliers de soldats et de civils ukrainiens ont déjà perdu la vie ; de nombreux autres ont été blessés ou traumatisés. Des millions d’Ukrainiens ont dû fuir leur pays et ont cherché refuge en Pologne ou dans d’autres pays européens ; un million d’entre eux sont arrivés en Allemagne. Des habitations, des écoles et des cliniques ukrainiennes ont été réduites en cendres par l’artillerie, les missiles et les bombes russes. Marioupol, Irpin, Cherson, Izium : ces lieux rappelleront à jamais au monde les crimes de la Russie - et leurs auteurs devront rendre des comptes.

Mais les conséquences de la guerre de la Russie ne concernent pas seulement l’Ukraine. Lorsque Poutine a donné l’ordre d’attaquer, il a détruit une architecture de paix européenne et internationale qui avait été construite pendant des décennies. Sous la direction de Poutine, la Russie a fait fi des principes fondamentaux les plus élémentaires du droit international, inscrits dans la Charte des Nations unies : le renoncement à l’usage de la force comme moyen de politique internationale et l’obligation de respecter l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les États. A la manière d’une puissance impériale, la Russie tente aujourd’hui de repousser les frontières par la force et de diviser à nouveau le monde en blocs et en sphères d’influence. 


 Une Europe renforcée

Le monde ne doit pas permettre à Poutine d’imposer sa volonté. Nous devons mettre un terme à l’impérialisme revanchard de la Russie. L’Allemagne a désormais la tâche essentielle d’assumer ses responsabilités en tant que l’un des principaux garants de la sécurité en Europe, en investissant dans nos forces armées, en renforçant l’industrie européenne de la défense, en augmentant notre présence militaire sur le flanc est de l’OTAN et en formant et équipant les forces armées ukrainiennes.

Le nouveau rôle de l’Allemagne exige une nouvelle culture stratégique, et la stratégie de sécurité nationale que nous adopterons dans quelques mois tiendra compte de cette réalité. Au cours des trois dernières décennies, les décisions concernant la sécurité de l’Allemagne et l’équipement de la Bundeswehr ont été prises dans le contexte d’une Europe pacifique. Désormais, la question des menaces auxquelles nous et nos alliés sommes confrontés en Europe, principalement en provenance de la Russie, sera prise en compte. Il s’agit notamment des attaques potentielles sur le territoire de l’Alliance, de la cyberguerre et même de la possibilité lointaine d’une attaque nucléaire, dont Poutine a menacé de manière peu subtile.

Le partenariat transatlantique est et restera central pour relever ces défis. Le président américain Joe Biden et son administration méritent d’être salués pour leur capacité à construire et à investir dans des partenariats et des alliances solides à travers le monde. Mais un partenariat transatlantique équilibré et résistant nécessite également un engagement actif de l’Allemagne et de l’Europe. L’une des premières décisions prises par le gouvernement fédéral après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine a été de créer un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour mieux équiper la Bundeswehr. Nous avons même modifié notre loi fondamentale pour permettre la création de ce fonds. Cette décision marque le tournant le plus important de la politique de sécurité allemande depuis la création de la Bundeswehr en 1955. Nos soldats recevront le soutien politique, le matériel et les capacités dont ils ont besoin pour défendre notre pays et nos alliés. L’objectif est une Bundeswehr sur laquelle nous pouvons compter et sur laquelle nos alliés peuvent compter. Pour y parvenir, nous allons investir en Allemagne deux pour cent de notre produit intérieur brut dans notre défense.

Ces changements reflètent une nouvelle prise de conscience, y compris dans la société allemande. Aujourd’hui, une grande majorité d’Allemands estiment que notre pays a besoin d’une armée ayant la capacité et la volonté de dissuader les adversaires et de se défendre, ainsi que ses alliés., L’Allemagne se tient aux côtés du peuple ukrainien dans la défense de son pays contre l’agression russe. De 2014 à 2020, le plus grand montant d’investissements privés et d’aide publique en Ukraine provenait d’Allemagne. Depuis le début de l’invasion russe, l’Allemagne a continué à augmenter son soutien financier et humanitaire à l’Ukraine et a contribué à la coordination de la réponse internationale dans le cadre de la présidence allemande du G7. 

 
Le chancelier Scholz avec les nageurs de combat de la Bundeswehr au Niger en mai 2022

Ce changement d’époque a également amené le gouvernement fédéral à reconsidérer un principe bien établi de la politique allemande en matière d’exportations d’armes, qui existe depuis des décennies. Pour la première fois dans l’histoire récente de l’Allemagne, nous livrons aujourd’hui des armes dans une guerre entre deux États. Lors de mes entretiens avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky, j’ai été très clair sur un point : l’Allemagne maintiendra son soutien à l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire. Ce dont l’Ukraine a le plus besoin aujourd’hui, c’est d’artillerie et de systèmes de défense aérienne, et c’est précisément ce que l’Allemagne fournit en étroite coordination avec ses alliés et partenaires. Le soutien allemand à l’Ukraine comprend entre autres des armes antichars, des véhicules blindés de transport de troupes, des canons et des missiles antiaériens ainsi que des systèmes radar pour la détection de l’artillerie. Avec une nouvelle mission de l’UE, jusqu’à 15 000 soldats ukrainiens seront formés, dont jusqu’à 5 000 - une brigade entière - en Allemagne. Entre-temps, la République tchèque, la Grèce, la Slovaquie et la Slovénie ont promis ou déjà livré à l’Ukraine une centaine de chars de combat datant de l’époque soviétique ; en contrepartie, l’Allemagne mettra à la disposition de ces pays des chars allemands remis en état. L’Ukraine recevra ainsi des chars avec lesquels les forces armées ukrainiennes sont familières et expérimentées et qui peuvent être facilement intégrés dans les processus logistiques et de maintenance existants en Ukraine.

L’action de l’OTAN ne doit pas conduire à une confrontation directe avec la Russie, mais l’Alliance doit assurer une dissuasion crédible contre toute nouvelle agression russe. À cette fin, l’Allemagne a augmenté de manière significative sa présence sur le flanc est de l’OTAN en renforçant le groupement tactique mixte de l’OTAN dirigé par l’Allemagne en Lituanie et en créant une brigade qui assure la protection du pays. L’Allemagne fournit également des troupes aux groupements tactiques de l’OTAN en Slovaquie, et l’armée de l’air allemande contribue à la surveillance et à la sécurité de l’espace aérien au-dessus de l’Estonie et de la Pologne. La marine allemande, quant à elle, a participé aux activités de dissuasion et de défense de l’OTAN en mer Baltique. L’Allemagne contribuera également au nouveau modèle de forces de l’OTAN avec une division blindée et d’importants moyens d’intervention de l’armée de l’air et de la marine (tous en état d’alerte élevé), ce qui devrait améliorer la capacité de l’Alliance à réagir rapidement à toutes les situations de crise. Et l’Allemagne maintient son engagement dans le cadre des accords de l’OTAN sur la participation nucléaire, notamment par l’achat d’avions de combat F-35 à double capacité opérationnelle.

Notre message à Moscou est clair comme de l’eau de roche : nous sommes déterminés à défendre chaque centimètre du territoire de l’OTAN contre toute agression. Nous tiendrons la promesse solennelle de l’OTAN selon laquelle toute attaque contre un allié sera considérée comme une attaque contre l’ensemble de l’alliance. Nous avons également clairement fait savoir à la Russie que les récentes déclarations russes concernant les armes nucléaires étaient négligentes et irresponsables. Lors de ma visite à Pékin en novembre, le président chinois Xi Jinping et moi-même avons convenu que les menaces relatives à l’utilisation d’armes nucléaires étaient inacceptables et que l’utilisation d’armes aussi horribles franchirait une ligne rouge que l’humanité a légitimement fixée. Poutine doit en être conscient.

L’une des nombreuses erreurs de jugement de Poutine a été de spéculer sur le fait que l’invasion de l’Ukraine allait tendre les relations entre ses adversaires. En réalité, c’est le contraire qui s’est produit : L’UE et l’alliance transatlantique sont plus fortes que jamais. Rien ne le montre plus clairement que les sanctions économiques sans précédent auxquelles la Russie est désormais confrontée. Dès le début de la guerre, il était clair que ces sanctions devaient rester longtemps en place, leur efficacité augmentant de semaine en semaine. Poutine doit comprendre qu’aucune sanction ne sera levée si la Russie tente de dicter les conditions d’un accord de paix.

Tous les chefs d’État et de gouvernement des pays du G7 ont salué la volonté de Zelensky de parvenir à une paix juste qui préserve l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine et qui garantisse la capacité future de l’Ukraine à se défendre. En accord avec nos partenaires, l’Allemagne est prête à conclure des accords dans le cadre d’un éventuel règlement de paix après la guerre, afin de préserver la sécurité de l’Ukraine à long terme. En revanche, nous n’accepterons pas l’annexion illégale du territoire ukrainien, à peine dissimulée par des référendums fictifs. Pour mettre fin à la guerre, la Russie doit retirer ses troupes.

Bon pour le climat, mauvais pour la Russie

La guerre de la Russie a non seulement uni l’UE, l’OTAN et le G7 dans leur opposition à cette agression, mais elle a également provoqué des changements de politique économique et énergétique qui seront douloureux pour la Russie à long terme - et qui donneront une énorme impulsion à la transition indispensable et déjà entamée vers les énergies propres. Dès mon entrée en fonction en tant que chancelier fédéral en décembre 2021, j’ai demandé à mes conseillers s’il existait un plan pour le cas où la Russie cesserait de fournir du gaz à l’Europe. La réponse a été non - et ce, même si nous étions devenus dangereusement dépendants du gaz russe.

Nous avons alors immédiatement commencé à nous préparer au pire des scénarios. Dans les jours qui ont précédé l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, l’Allemagne a provisoirement suspendu la certification de Nord Stream 2, un gazoduc qui devait permettre d’augmenter considérablement les livraisons de gaz russe en Europe. Dès février 2022, des projets d’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance du marché mondial non européen étaient alors sur la table - et les premiers terminaux GNL flottants seront mis en service au large des côtes allemandes dans les mois à venir.

Le scénario du pire s’est produit peu après, lorsque Poutine a décidé d’utiliser l’énergie comme une arme et de couper les livraisons d’énergie à l’Allemagne et à l’Europe. Entre-temps, l’Allemagne a complètement cessé d’importer du charbon russe, et l’importation de pétrole russe dans l’UE prendra bientôt fin également. Nous en avons tiré les leçons : la sécurité de l’Europe dépend de la diversification de son approvisionnement énergétique et de ses voies d’approvisionnement, ainsi que de ses investissements dans son indépendance énergétique. Les actes de sabotage des gazoducs Nord Stream en septembre ont encore souligné cette nécessité.

Pour pallier d’éventuelles pénuries d’énergie en Allemagne et en Europe dans son ensemble, le gouvernement fédéral a temporairement reconnecté les centrales à charbon au réseau et permis aux centrales nucléaires allemandes de fonctionner plus longtemps que prévu. Nous avons également inscrit dans la loi que les stockages de gaz appartenant à des particuliers devront progressivement présenter des niveaux de remplissage minimum plus élevés. Aujourd’hui, nos installations de stockage sont entièrement remplies, contrairement à l’année dernière à la même époque, où les niveaux de remplissage étaient anormalement bas. C’est une bonne situation de départ pour l’Allemagne et l’Europe afin de passer l’hiver sans pénurie d’approvisionnement en gaz.

La guerre de Russie nous a rappelé que la réalisation de ces objectifs ambitieux est nécessaire pour défendre notre sécurité et notre indépendance, ainsi que la sécurité et l’indépendance de l’Europe. L’abandon des énergies fossiles entraînera une augmentation de la demande d’électricité et d’hydrogène vert, et l’Allemagne s’y prépare en accélérant massivement sa transition vers des sources d’énergie renouvelables telles que l’énergie éolienne et solaire. Nos objectifs sont clairement définis : d’ici 2030, au moins 80% de l’électricité consommée en Allemagne seront produits à partir d’énergies renouvelables, et d’ici 2045, le niveau des émissions de gaz à effet de serre en Allemagne devra être réduit à zéro net, c’est-à-dire atteindre la neutralité climatique.

Le pire cauchemar de Poutine

Poutine avait l’intention de diviser l’Europe en zones d’influence et le monde en blocs de grandes puissances et d’États vassaux. Au lieu de cela, sa guerre n’a servi qu’à faire progresser l’UE. Lors du Conseil européen de juin 2022, l’UE a accordé à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de pays candidats et a réaffirmé que l’avenir de la Géorgie se trouvait également dans l’Union européenne. Nous avons également convenu que l’adhésion à l’UE des six pays des Balkans occidentaux devait enfin devenir une réalité - un objectif pour lequel je m’engage personnellement. C’est pourquoi j’ai relancé ce que l’on appelle le processus de Berlin pour les Balkans occidentaux, dont l’objectif est d’approfondir la coopération régionale, de rapprocher davantage les États des Balkans occidentaux et leurs citoyens et de les préparer à l’adhésion à l’UE.

Il est important de préciser que l’élargissement de l’UE et l’adhésion de nouveaux membres s’accompagneront également de difficultés, car rien ne serait pire que de susciter de faux espoirs chez des millions de personnes. Mais la voie est ouverte et l’objectif est clair : une UE composée de plus de 500 millions de citoyens libres, formant le plus grand marché intérieur du monde, établissant des normes mondiales en matière de commerce, de croissance, de changement climatique et de protection de l’environnement et abritant des institutions de recherche de premier plan et des entreprises innovantes - une famille de démocraties stables bénéficiant d’une sécurité sociale et d’infrastructures publiques sans précédent.

Sur le chemin de l’UE vers cet objectif, ses opposants continueront à essayer d’enfoncer des coins entre les États membres. Poutine n’a jamais accepté l’UE en tant qu’acteur politique. Car en fin de compte, l’UE, en tant qu’union d’États libres, souverains, démocratiques et fondés sur l’État de droit, constitue le pôle opposé à la kleptocratie impérialiste et autocratique de Poutine.

Poutine et d’autres tenteront de retourner nos propres systèmes démocratiques ouverts contre nous par des campagnes de désinformation et d’influence. Les citoyens européens ont une grande diversité de points de vue et les responsables politiques européens discutent - et se disputent de temps en temps - sur la meilleure façon de procéder, en particulier en ces temps de défis géopolitiques et économiques. Mais ce sont des caractéristiques de nos sociétés ouvertes, pas des erreurs ; elles sont au cœur de la prise de décision démocratique. Quoi qu’il en soit, notre objectif actuel est d’unir nos forces dans les domaines clés où la désunion rendrait l’Europe plus vulnérable à l’influence étrangère. Une coopération encore plus étroite entre la France et l’Allemagne, qui partagent la même vision d’une Union européenne forte et souveraine, est essentielle à cet égard.

De manière générale, l’UE doit surmonter les vieux conflits et trouver de nouvelles solutions, par exemple en ce qui concerne la migration vers l’Europe ou la politique fiscale. Les gens continueront d’arriver en Europe à l’avenir et l’Europe a besoin d’immigration - l’UE doit donc élaborer une stratégie d’immigration qui soit pragmatique et en accord avec les valeurs européennes. Cela signifie réduire la migration irrégulière tout en renforçant les voies légales d’accès à l’Europe, en particulier pour les professionnels dont nos marchés du travail ont besoin. Dans le domaine de la politique fiscale, l’Union a mis en place un fonds de construction et de résilience qui nous permettra également de répondre aux défis actuels liés aux prix élevés de l’énergie. Dans le cadre de ses processus décisionnels, l’Union doit également mettre un terme aux tactiques de blocage égoïstes en supprimant la possibilité pour certains pays d’opposer leur veto à certaines mesures. Dans le cadre de l’élargissement de l’UE et de son évolution vers un rôle d’acteur ayant un poids géopolitique, la rapidité des décisions est une condition essentielle du succès. C’est pourquoi l’Allemagne a proposé d’étendre progressivement la pratique du vote à la majorité dans les domaines où les décisions doivent actuellement être prises à l’unanimité, par exemple dans la politique étrangère de l’UE et les questions fiscales.

L’Europe doit continuer à assumer une plus grande responsabilité pour sa propre sécurité et a besoin d’une approche coordonnée et intégrée pour développer ses capacités de défense. Les forces armées des différents États membres de l’UE exploitent par exemple trop de systèmes d’armes différents, ce qui est inefficace d’un point de vue pratique et économique. Pour s’attaquer à ces problèmes, l’UE doit modifier ses procédures bureaucratiques internes, ce qui nécessite des décisions politiques courageuses : les États membres de l’UE, dont l’Allemagne, doivent adapter leurs politiques nationales et leur législation nationale en vue d’exporter des systèmes militaires produits en commun.

L’un des domaines dans lesquels l’Europe doit progresser de toute urgence est celui de la défense dans le domaine de l’air et de l’espace. C’est pourquoi l’Allemagne va renforcer sa défense aérienne dans les prochaines années dans le cadre de l’OTAN en acquérant des capacités supplémentaires. J’ai également ouvert cette initiative à nos voisins européens. Le résultat est l’European Sky Shield Initiative, à laquelle 14 autres États européens ont adhéré en octobre dernier. Une défense aérienne européenne commune sera plus efficace et plus rentable que les initiatives nationales isolées et sera un exemple parfait de ce que signifie renforcer le pilier européen au sein de l’OTAN.

L’OTAN est le principal garant de la sécurité euro-atlantique et l’adhésion de deux démocraties prospères, la Finlande et la Suède, ne fera que la renforcer. L’OTAN sera également renforcée par les mesures prises par ses membres européens dans le cadre de l’UE pour rendre leurs structures de défense plus compatibles.

La Chine et autres défis

La guerre d’agression de la Russie a peut-être déclenché le changement d’époque - mais les déplacements tectoniques sont bien plus vastes. La fin de la guerre froide n’a pas signifié la “fin de l’histoire”, comme certains l’avaient prédit. Mais l’histoire ne se répète pas non plus. Nombreux sont ceux qui estiment que nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère de bipolarité au sein de l’ordre international. Ils voient l’émergence d’une nouvelle guerre froide, qui place les USA et la Chine en position d’adversaires.

Je ne partage pas ce point de vue. Je pense plutôt que nous vivons actuellement la fin d’une phase exceptionnelle de la mondialisation et que nous assistons à un changement historique qui a été accéléré par des chocs externes tels que la pandémie COVID-19 et la guerre de la Russie en Ukraine, mais qui n’a pas été déclenché par ces seuls événements. Au cours de cette phase exceptionnelle, l’Amérique du Nord et l’Europe ont connu 30 ans de croissance stable, de taux d’emploi élevés et de faible inflation ; c’est une période où les USA sont devenus la puissance mondiale déterminante - un rôle qu’ils conserveront au 21e siècle.

Mais pendant la phase de mondialisation de l’après-guerre froide, la Chine est également devenue l’acteur mondial qu’elle avait déjà été pendant de longues périodes de l’histoire mondiale. La montée en puissance de la Chine ne justifie ni l’isolement de Pékin, ni la limitation de la coopération. Mais en même temps, la puissance croissante de la Chine ne justifie pas non plus des prétentions hégémoniques en Asie et au-delà. Aucun pays ne devrait être l’arrière-cour d’un autre - cela vaut pour l’Europe comme pour l’Asie et toute autre région. Lors de ma récente visite à Pékin, j’ai exprimé mon soutien indéfectible à l’ordre international fondé sur des règles, tel qu’il est inscrit dans la Charte des Nations unies, ainsi qu’au commerce ouvert et équitable. En collaboration avec ses partenaires européens, l’Allemagne continuera à exiger des conditions de concurrence équitables pour les entreprises européennes et chinoises. La Chine n’en fait pas assez à cet égard et s’est visiblement engagée sur la voie de l’isolement et non de l’ouverture.

À Pékin, j’ai également exprimé mon inquiétude face à l’insécurité croissante en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan, et j’ai évoqué la position de la Chine sur les droits de l’homme et les libertés individuelles. Le respect des droits et des libertés fondamentales ne peut jamais être une “affaire intérieure” d’un seul État, car tous les États membres des Nations unies se sont engagés à respecter ces droits et libertés.

Alors que la Chine et les pays d’Amérique du Nord et d’Europe s’adaptent à la réalité changeante de cette nouvelle phase de la mondialisation, de nombreux pays d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes et d’Amérique latine, qui ont rendu possible la croissance exceptionnelle du passé en produisant des biens et des matières premières à moindre coût, deviennent progressivement plus prospères et ont désormais leurs propres besoins en ressources, biens et services. Ces régions ont tout à fait le droit de saisir les opportunités offertes par la mondialisation et de demander à avoir davantage voix au chapitre sur les questions mondiales, conformément à leur poids économique et démographique croissant. Cela ne constitue pas une menace pour les citoyens d’Europe ou d’Amérique du Nord. Au contraire, nous devrions encourager ces régions à participer davantage à l’élaboration de l’ordre international et à s’y intégrer davantage. C’est le meilleur moyen de maintenir le multilatéralisme en vie dans un monde multipolaire.

C’est pourquoi l’Allemagne et l’UE investissent dans de nouveaux partenariats avec de nombreux pays d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes et d’Amérique latine, et élargissent les partenariats existants. Nombre de ces pays ont une caractéristique commune avec nous : ce sont également des démocraties. Ce point commun joue un rôle crucial - non pas parce que nous voulons opposer les démocraties aux États autoritaires, ce qui ne ferait que contribuer à une nouvelle division du monde, mais parce que des valeurs et des systèmes démocratiques communs nous aideront à définir des priorités communes et à atteindre des objectifs communs dans la nouvelle réalité multipolaire du 21e siècle. Pour reprendre une thèse formulée il y a quelques années par l’économiste Branko Milanović : nous sommes peut-être tous devenus des États capitalistes (à l’exception peut-être de la Corée du Nord et d’une petite poignée d’autres pays). Mais il y a une énorme différence entre le capitalisme libéral et démocratique et le capitalisme autoritaire.

Prenons par exemple la réaction mondiale à la pandémie de COVID-19. Lors de la phase initiale de la pandémie, certains ont affirmé que les États autoritaires étaient plus habiles dans la gestion des crises, car ils pouvaient mieux planifier à long terme et prendre des décisions difficiles plus rapidement. Mais les résultats obtenus par les États autoritaires dans la lutte contre les pandémies n’étayent guère cette hypothèse. Les vaccins et les médicaments COVID-19 les plus efficaces ont tous été développés dans des démocraties libérales. En outre, contrairement aux États autoritaires, les démocraties ont la capacité de s’autocorriger, car les citoyens peuvent exprimer librement leur opinion et choisir leurs dirigeants politiques. Le débat et la remise en question permanents qui ont lieu dans nos sociétés, nos parlements et nos médias libres peuvent parfois être épuisants. Mais c’est précisément ce qui rend nos systèmes plus résistants à long terme.

La liberté, l’égalité, l’État de droit et la dignité de chaque être humain sont des valeurs qui ne se limitent pas à la partie du monde traditionnellement considérée comme “l’Occident”. Elles sont au contraire partagées par les populations et les gouvernements du monde entier et réaffirmées dans le préambule de la Charte des Nations unies en tant que droits humains fondamentaux. Cependant, les régimes autocratiques et autoritaires remettent souvent en question ou refusent d’appliquer ces droits et principes. Pour les défendre, les États membres de l’UE, dont l’Allemagne, doivent coopérer plus étroitement avec les démocraties, même au-delà de l’“Occident” traditionnel. Par le passé, nous avons prétendument traité les pays d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes et d’Amérique latine d’égal à égal. Mais trop souvent, nos actes ont contredit cette idée. Cela doit changer. Pendant la présidence allemande du G7 en 2022, le groupe a étroitement coordonné son agenda avec l’Indonésie, qui assurait la présidence du G20 pendant la même période. Nous avons également inclus dans nos délibérations le Sénégal, qui assure la présidence de l’Union africaine, l’Argentine, qui préside la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes, l’Afrique du Sud, notre partenaire du G20, et l’Inde, qui assurera la prochaine présidence du G20.

En fin de compte, dans un monde multipolaire, le dialogue et la coopération doivent également avoir lieu en dehors de la zone de confort démocratique. La nouvelle stratégie de sécurité nationale des USA souligne à juste titre la nécessité de coopérer avec les pays qui n’ont pas adopté les institutions démocratiques, mais qui ont néanmoins besoin d’un système international fondé sur des règles et qui le soutiennent. Les démocraties du monde entier devront coopérer avec ces pays afin de défendre et de maintenir un ordre mondial dans lequel le pouvoir est lié à des règles et où les actes révisionnistes, tels que la guerre d’agression de la Russie, sont combattus. Pour cela, il faudra faire preuve de pragmatisme et d’un certain degré d’humilité.

Le chemin vers la liberté démocratique dont nous bénéficions aujourd’hui a été jalonné de revers et d’échecs. Et pourtant, certains droits et principes ont été établis et acceptés il y a des siècles. La formule habeas corpus, la protection contre la détention arbitraire, désigne l’un de ces droits élémentaires - et fut la première à être reconnue non pas par un gouvernement démocratique, mais par une monarchie absolutiste sous le roi Charles II d’Angleterre. Tout aussi important est le principe selon lequel aucun pays ne peut s’approprier par la force ce qui appartient à son voisin. Le respect de ces droits et principes fondamentaux devrait être exigé de tous les États, quel que soit leur système politique national.

Les périodes de paix et de prospérité relatives dans l’histoire de l’humanité, comme celles qu’a connues une grande partie du monde au début de l’ère post-guerre froide, ne doivent pas nécessairement être un rare intermède ou un simple écart par rapport à une norme historique où la force brutale dicte autrement les règles. Et même si nous ne pouvons pas remonter le temps, nous pouvons faire reculer la vague d’agression et d’impérialisme. Dans le monde complexe et multipolaire d’aujourd’hui, cette tâche est encore plus difficile. Pour la mener à bien, l’Allemagne et ses partenaires de l’UE, les USA, le G7 et l’OTAN doivent défendre nos sociétés ouvertes, défendre nos valeurs démocratiques et renforcer nos alliances et nos partenariats. Mais nous devons également résister à la tentation de diviser à nouveau le monde en blocs. Cela signifie faire tout notre possible pour construire de nouveaux partenariats, de manière pragmatique et sans œillères idéologiques. Dans notre monde très interconnecté, de nouveaux modes de pensée et de nouveaux outils sont nécessaires pour faire progresser la paix, la prospérité et les libertés civiles. Développer ces modes de pensée et ces outils, tel est l’objectif ultime du changement d’époque.


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