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26/05/2024

MANUEL TALENS
Le dieu des mots américain

Manuel Talens (1948-2015), janvier 2006
Original :
El dios americano de las palabras

Ce texte du cofondateur du réseau de traducteur·rices Tlaxcala, a conduit ses membres à décider, après un débat, de ne plus utiliser les termes États-Unis, Amérique, Américain·e, américain·e pour désigner les USA, leurs habitants et leurs entités, mais d’utiliser les termes USA, USAmérique, USAméricain·e (substantif) et usaméricain·e (adjectif), dans toutes les langues où cela est possible (anglais, espagnol, italien, français, portugais, allemand, néerlandais, suédois, catalan, esperanto).-FG, Tlaxcala


« Au début était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu ». C’est sur ce mode tout sémiotique que débute l’Évangile selon saint Jean. Les trois autres, Mathieu, Luc et Marc sont moins imaginatifs, et c’est la raison pour laquelle l’exégèse leur attribue une valeur littéraire inférieure par rapport au chef d’œuvre de Jean, l’auteur de L’Apocalypse. Jean, qui était un homme cultivé et un excellent romancier avant la lettre, n’a pas hésité B affirmer que l’Être commence avec le mot. En d’autres termes, sans les mots, rien n’existe, car tout objet, réel ou fictionnel, comme tout concept doit être nommé pour commencer à traverser cet espace que nous appelons la vie. Mais les noms ne naissent pas du hasard, ils appartiennent à la catégorie des codes inconscients, comme l’ont signalé les psychanalystes lacaniens, dévots du sens caché de la langue. L’un d’entre eux, Aldo Naouri, raconte dans son livre de divulgation Les filles et leurs mères le cas d’un jeune Parisien qui quitta en claquant la porte l’usine dont il allait hériter de son père parce qu’il ne supportait pas la façon dont celui-ci, un fieffé raciste, traitait le personnel maghrébin. Plus tard, le jeune homme eut une fille, dont le prénom « Houria » déclarait à la perfection sa rupture avec le passé : Houria signifie « liberté » en arabe. Et voici, pour compléter, une blague : l’histoire de cette dame qui avait souffert toute sa vie de rhume, et qui appela son fils Geffroy…

Voici maintenant les éléments du débat acharné que nous avons eu, entre traducteurs plurinationaux du groupe auquel j’appartiens, sur le nom d’un certain pays, les États-Unis d’Amérique, alias, l’Amérique. Oui, les citoyens de ce pays appellent leur pays Amérique, et se qualifient d’Américains, alors qu’il s’agit d’un continent qui contient plus de trente pays, grands et petits, dont chacun pourrait réclamer le même nom. Il s’agit donc d’un cas d’appropriation indue et unilatérale d’un nom collectif, ce qu’en rhétorique on appelle synecdoque ou métonymie, la désignation de la partie par le tout.

Conscient de cet abus de langage, le plus jeune interprète de l’ONU, un Argentin du nom d’Emilio Stefanovich, implanta à l’époque de la guerre froide la dénomination d’Etats-Unis d’Amérique du Nord, mais sans grand succès, car la nouvelle métonymie n’est pas plus licite : en effet, l’Amérique du Nord comporte également le Canada et le Mexique, comme on peut le constater sur n’importe quel atlas.

J’ai vu récemment le dernier film de Jean-Luc Godard, Éloge de l’amour, exercice lucide et impitoyable sur la mémoire ; le metteur en scène y fait état du larcin nominal opéré par les USA. Dans la scène qui m’a le plus impressionné, on voit un avocat d’Hollywood acquérir les droits cinématographiques sur le récit des avatars d’un vieux couple juif durant la Résistance. Il lit le contrat en anglais, et un interprète le traduit à leur fille. À un moment donné, lorsqu’il est mentionné que les acheteurs sont Américains, la petite-fille, militante contre la globalisation néo-libérale, l’interrompt : « Comment ça, Américains ? » « Oui, des États-Unis », répond l’autre surpris. « Mais les Brésiliens aussi sont des États-Unis », reprend la jeune fille. « Des États-Unis du nord », rétorque l’avocat. « « Mais les Mexicains aussi sont au nord, et sont des États-Unis. Votre problème, c’est que vous n’avez ni nom ni mémoire ». Peu après, dans un contrepoint extraordinaire, nous apprenons que le couple, dont le nom d’origine était Samuel, a gardé jusqu’à ce jour celui qu’ils utilisaient à l’époque de la résistance, Baillard, parce qu’ils ont, eux, un nom et n’ont pas envie de l’oublier.

Bien entendu, les fauteurs de la métonymie Amérique ne se demandent même pas si leur imposture fait des dégâts, mais sur le pourtour de l’empire, il y a eu des efforts pour venir à bout de cet écueil sémantique. Les termes « yankee » ou « gringo » auraient pu faire l’affaire, mais ils sont péjoratifs, comme « Usano » ("Usien"), que suggère le journaliste espagnol Julio Camba, qui sonne comme « gusano », en espagnol, c’est-à-dire ver de terre [terme par lequel les Cubains désignent les contre-révolutionnaires exilés à Miami, NdT].

Enfin est apparue la désignation « étatsunien », qui semble plus neutre, mais ce n’est pas une solution, dans la mesure où le nom officiel de l’ancienne Nouvelle-Espagne est Etats-Unis Mexicains, ce qui fait donc, au moins en théorie, des descendants de Cuauhtémoc (le premier résistant à la colonisation européenne) des étatsuniens de plein droit eux aussi.

Non seulement les citoyens des États-Unis se trouvent donc en manque de nom, ce qui est grave, mais le binôme États-Unis ne constitue même pas un nom au sens strict. En général, les pays ont un nom qui les distingue clairement, Australie, Gabon, Venezuela, par exemple, et personne n’utilise de circonlocutions bizarres pour les nommer ; mais il y a plus : la République Française ou le Royaume du Maroc figurent comme tels sur leurs documents légaux, mais nous n’avons nul besoin de nous y référer en ces termes. Au contraire, l’absurdité de ces États-Unis d’Amérique a exigé l’apparition d’abréviations. En anglais, c’est USA ; en Espagne, certains recommandent EE.UU, d’autres EE UU, et d’autres encore EEUU ; enfin l’agence EFE préfère EUA, tandis que les Mexicains ou les Chiliens hésitent entre EEUU et EE. UU. Choisir, dans ce cas, relève de la loterie. Une solution, suggérée par un ami, serait de renoncer à traduire le sigle anglais, et d’en faire dériver le nom des habitants, qui deviendraient Usaméricains, ce qui règlerait tout. Mais le poids politique planétaire du pays en question ne permet pas de s’en tenir là ; tous ces atermoiements ou divergences soulignent le rapport conflictuel que nous entretenons, nous gens de la périphérie, avec cette nation qui depuis le début du XXème Siècle s’est arrogé le rôle gendarme universel.

Reprenons notre bon Lacan, pour qui il n’y a pas de hasard, s’agissant des mots : s’il était vrai que nous sommes ce que nous dicte le nom que nous portons, certains patronymes très chargés de sens imprimeraient leur caractère au porteur. Ainsi par exemple Fidel Castro reste « fidèle » à certains postulats qui le bloquent, le retiennent de tout déviationnisme ; son nom de famille, qui vient du latin castrum (camp, fortification) me rappelle le temps du lycée, où nous traduisions de longs extraits de la Guerre des Gaules de Jules César. Je suppose qu’on le lui aura déjà fait remarquer : pour moi c’est là une évidence : le dirigeant cubain était prédestiné à devenir un soldat inflexible, (« castrense », dirions-nous en espagnol), ses études initiales d’avocat ne furent qu’un détour passager.

Autre exemple, très amusant. Jacques Chirac fit installer des cabinets d’aisance pour les piétons de Paris quand il en était maire. C’étaient des édicules assez luxueux, on y accédait moyennant quelque menue monnaie. Aurait-il obéi là inconsciemment à la prédestination par son nom, comme les Français l’entendirent aussitôt, en répandant le slogan humoristique, né de la rue : « Avec Chirac, tu chies et tu raques » ?

Et combien d’ingénieurs des Ponts et Chaussées qui s’appellent Dupont… Selon Lacan, tout cela ne relève pas seulement du hasard… Et voilà pourquoi, le pays qui s’autodénomme l’Amérique a peut-être bien un ADN spécifique, au cœur de ses chromosomes d’État, de prédateur et d’oppresseur : après avoir dépouillé ses voisins d’un nom qui était à tous, voilà qu’il nous impose sa langue mercantiliste, celle de son industrie du spectacle, celle de ses multinationales, de gré ou de force….

Qui aurait dit à saint Jean que le dieu de fiction de son évangile, dont la métaphore était le Verbe, prendrait vie des siècles plus tard, prendrait le nom du continent où il se situe, et depuis le bureau « ovale » d’une maison peinte en blanc, telle une métaphore embryonnaire de l’œuf fondateur, créerait un nouvel ordre mondial, et le mettrait à son service au moyen du contrôle des télécommunications et de la propagande, c’est-à-dire des mots ? 


 

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