Pages

Pages

Maps Cartes Mapas نقشه ها خرائط

À lire ailleurs To be read elsewhere Para leer en otros sitios Da leggere altrove Zum Lesen anderswo

30/05/2021

Espagne 2050, l’ "invasion" de Ceuta et le délire du "Grand Remplacement" : pas d’avenir sans confrontation avec l’histoire

Pablo Elorduy, El Salto, 22/5/2021

Traduit par Fausto Giudice

Pablo Elorduy (Madrid, 1978) est l'un des fondateurs du média espagnol El Salto, il dirige et coordonne la section consacrée à la politique espagnole. Il a étudié l'histoire de l'art.

Le gouvernement de Pedro Sanchez présente son plan pour la future Espagne 2050 au cours d'une semaine où la mémoire du rôle e l’Espagne en Afrique est réapparue le long des clôtures de Ceuta et Melilla.

La pandémie a provoqué un désir de repli sur l'État-nation. L'opinion publique s'est repliée sur elle-même, en partie par deuil ou par incertitude face à l'avenir. L'extérieur génère des doutes, on est plus à l'abri en compagnie de démons familiers, de ce qui est connu. Mais, ce printemps, les sociétés frappées par le plus grand événement mondial de ce siècle - le coronavirus - se sont réveillées avec la réapparition consécutive de deux fantômes restés dans les placards du 20e  siècle : la situation dans les territoires occupés en Palestine et au Sahara occidental.

Il y a quelque chose de l'ancienne normalité dans les violents spasmes du système à Rabat et à Jérusalem. Mais ils sont aussi un avant-goût des prochains chapitres à venir. Dans le cas du conflit israélo-palestinien, les analystes écrivent qu'une nouvelle étape de mobilisation est en train de s'amorcer, marquée également par l'éloignement progressif d'une partie de l'establishment usaméricain de la doctrine selon laquelle « Israël a le droit de se défendre » par laquelle il justifie l'apartheid, les tirs de missiles et les attaques de drones ainsi que les expulsions de la population palestinienne.

La partie de l'histoire qui nous touche est celle relative au Maroc, au Sahara occidental - la 53e  province - à la décolonisation de l'Afrique et à la gestion des frontières extérieures de l'UE. La doctrine consistant à ne rien faire ne résout aucun problème ; le risque est que ces problèmes reviennent à un moment de volatilité et d'anxiété. C'est ce qui s'est passé cette semaine.

Remplacement

La critique de la gestion de la crise sanitaire s'inscrit également dans le cadre d'un isolationnisme politique aussi faux que moderne, qui comporte une composante sentimentale lourde mais aussi efficace : celle de l'exceptionnalité. Lorsqu'on affirme qu'il s'agit du « pire gouvernement du monde », ce qui est mis en avant n'est pas tant basé sur des données comparatives - bien que des données et des rapports soient brandis depuis une sorte de bazar académique 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 – mais sur l'émotion que seul « compte ce qui est ici ». C'est quelque chose qui s'exprime dans des discours confus sur la « patrie » ou le « faire patrie » qui sont appliqués dans un sens ou dans l'autre mais qui ne tiennent pas dans un débat sur les droits humains.

Cette semaine, la carte de l'agonie a encore été jouée. Du ciel nationaliste au terrain du désastre national, il y a toujours quelques mètres. La décision du Maroc de relâcher pendant 48 heures son rôle de gendarme des postes frontaliers de Ceuta et Melilla - une crise contrôlée et prévisible, comme l'a souligné la militante Helena Maleno quelques heures après son déclenchement - a une fois de plus suscité un incendie politique autour de l'exceptionnalité. Le mythe de la chute, dans ce cas de Ceuta, aux mains des Noirs et des Marocains, a déchaîné les passions et la réponse a été une fois de plus confuse et équivoque.

L'effet de la réponse du Maroc à l'autorisation d’assistance médicale espagnole au leader du Front Polisario était prévisible : un petit désastre de 98 [la guerre hispano-US de 1898, où l’Espagne perdit ses colonies de Cuba, Guam, Porto-Rico et des Philippines, NdT] en 72 heures. Un thème de l'année qui, lundi 24 mai, aura été complètement mis au placard. Une crise nationale de poche, close avant le début du deuxième week-end sans état d'âme.

Ça n'a pas d'importance. La clé principale est que la pensée d'extrême droite a trouvé un nouveau principe de réalité à partir duquel elle peut déployer sa démonstration récurrente d'émotivité. Les discours sur l' « invasion » et l' »effet d'appel » suivent le scénario des théories du "grand remplacement", un modèle d'internationalisme conspirationniste qui sert de prétexte à toute proposition de restriction des droits humains : des camps de Huelva aux territoires occupés de Jérusalem-Est. La base sentimentale de l'expansion du fascisme au 21ème siècle.

La version espagnole fait craindre une « avalanche » de jeunes « en âge d'être militaires », selon le premier provocateur de l'extrême droite [Santiago Abascal, leader suprême de Vox, NdT], prêts à subvertir l'ordre international pour s'emparer du carré méditerranéen et l'intégrer au Maroc. La chose est plus complexe, comme le montre le fait que Pablo Casado [chef du Parti Populaire, NdT] a été échaudé par une réunion, il y a quelques semaines, avec les partis marocains qui revendiquent la souveraineté sur Ceuta et Melilla, mais les mots « trahison » et « invasion » fonctionnent parfaitement pour que tout semble toujours au bord de la rupture. Une condition essentielle pour l'expansion du discours fasciste.

Ce discours atteint son objectif de montrer un gouvernement faible. Paradoxalement, le parti qui a fait du Maroc un partenaire prioritaire est accusé d'être mou ; celui qui a utilisé le Sahara occidental comme monnaie d'échange ; celui qui n'a pas hésité une seconde à effectuer des rapatriements immédiats et à lancer l'armée pour se montrer comme le parti de l'ordre qu'il a toujours été, celui qui a conçu la politique frontalière suivie par toute l'Europe, le père spirituel de Frontex. Le parti qui, pour le meilleur et pour le pire, a défini le rôle de l'Espagne d'aujourd'hui dans le monde est accusé de mettre l'Espagne en danger.

Pedro Sánchez lors de la présentation du plan Espagne 2050. Photo Pool Moncloa/Borja Puig de la Bellacasa

 

L'avenir

L'histoire a une nouvelle fois secoué le PSOE la semaine où il a lancé son projet d'avenir. Un exercice volontaire et volontariste pour échapper à la certitude angoissante que le projet actuel du néolibéralisme est en déconfiture.

Contre la politique d'exception, Espagne 2050, le document publié ce jeudi, vise à ce que le pays rattrape les principaux États de l'Union européenne ou converge avec eux en termes de chômage des jeunes, d'émissions de gaz à effet de serre ou d'abandon scolaire. Bref, de forts relents de vieille Espagne au sein de la vieille Europe.

Des considérations utilitaires telles que le fait que, pour soutenir le marché du travail et les retraites, il est nécessaire d'intégrer « des centaines de milliers d'immigrants chaque année » justifieraient en soi un revirement complet de la politique d'externalisation des frontières et la disparition des mécanismes de contrôle et de coercition appliqués jusqu'à présent pour les remplacer par des mécanismes d'extension des droits. Si ce plan, basé uniquement sur des considérations économiques productivistes, devait être suivi, il ne serait pas nécessaire d’encenser le Maroc pour qu’il joue le rôle de gardien à Ceuta. La migration serait acceptée comme un processus naturel, en grande partie une conséquence de la crise climatique, de la guerre ou de l’expropriation de ressources dans les lieux d'origine de milliers de migrants. Mais elle n'a pas été prononcée en ces termes jeudi lors de la présentation d'Espagne 2050.

Il n'y a aucune volonté de confronter la théorie délirante du grand remplacement avec la reconnaissance de cette partie de l'histoire associée au colonialisme qui est encore devant nous à chaque instant. Par conséquent, le substrat du fascisme continue à se nourrir de ces omissions et de ces confusions, et la rhétorique volontariste et les promesses d'avenir ne sont d'aucune utilité.

Depuis des décennies, des prospectives telles qu’Espagne 2050 constituent la matière de programmes électoraux et de documents similaires ou complémentaires - le plan présenté jeudi en cite jusqu'à 21 différents - mais elles se heurtent généralement à une dure réalité : le fait que pour les mettre en œuvre, ce n’est pas un consensus, mais une confrontation politique qui est nécessaire.

Une confrontation aussi avec cette partie de notre histoire que nous ne reconnaissons pas comme nôtre : le pillage, l'esclavage, la guerre, et avec ses ramifications dans le présent : l'accaparement des ressources, la violence au nom des intérêts de la Marque Espagne. Sinon, tout plan sera ouvert aux fantômes qui reviendront encore et toujours, nous rappelant ce que nous étions et nous empêchant de regarder vers l'avenir.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire