Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
John Feffer est un écrivain, éditeur et militant de gauche usaméricain, directeur de Foreign Policy In Focus à l’ Institute for Policy Studies, où il développe un nouveau projet pour une Transition globale juste. Son livre le plus recent est Right Across the World: The Global Networking of the Far-Right and the Left Response. Auteur de la trilogie dystopique Splinterlands, Frostlands et Songlands, il a aussi écrit The Pandemic Pivot. Il est membre des Democratic Socialists of America. @johnfeffer
La Corée du Sud a été un grand gagnant dans le jeu de la mondialisation. Mais cela a eu un prix.
Vous avez soit vu la série Netflix Squid Game, soit envisagé de regarder la série sud-coréenne avant de la laisser passer en raison de sa violence, soit lu quelque chose à son sujet et vous vous êtes demandé pourquoi on en faisait tout un plat. Vous savez donc que ce succès mondial met en scène des centaines de Coréens endettés qui s'affrontent pour remporter un énorme jackpot. Les compétitions sont des jeux d'enfants comme le tir à la corde et les billes. La peine encourue en cas de défaite est la mort.
Ce n'est pas une émission de télé-réalité. Mais ce drame fictif reflète fidèlement la réalité de la vie dans la société sud-coréenne d'aujourd'hui.
Les commentaires sur Squid Game ont mis l'accent sur la précarité économique dans laquelle vivent tant de Coréens. En Corée du Sud, la dette des ménages représente plus de 100 % du PIB du pays. Les logements sont chers et les emplois sûrs sont rares. Il y a quelques années, les jeunes ont commencé à parler de leur pays comme du royaume infernal Chosun, un endroit où ils ne pouvaient tout simplement pas avancer. La concurrence est impitoyable pour les places dans les meilleures universités et les postes de choix dans les principaux conglomérats connus sous le nom de chaebols. L'inégalité qui en résulte est devenue un thème majeur de la culture coréenne, qui a attiré l'attention du public mondial en 2019 avec le film populaire Parasite.
Tout cela est vrai. Mais voici une interprétation plus radicale.
Squid Game reflète une anxiété plus profonde quant à la place de la Corée du Sud dans le monde et à ce qu'il a fallu pour passer d'un pays pauvre du tiers-monde à l'une des principales économies mondiales. D'une manière étrange, l'émission traite de la mondialisation mais a habilement dissimulé son message critique pour atteindre un public mondial.
Profitant du succès de l’acteur indien Anupam Tripathi, qui incarne l’immigré pakistanais Abdul Ali dans Squid Game (le nombre de ses followers sur Instagram est passé de 3 000 à plus de 3 millions), le fabricant indien de toasts à beurrer Amul, fait sa pub, avec un jeu de mots (itsquide nice = it’s quite nice, c’est vraiment super)
Entrée par effraction
En 1960, le PIB par habitant de la Corée du Sud était comparable à celui du Ghana ou d'Haïti. Au début des années 1960, 40 % de la population vivait dans une pauvreté absolue. Au cours de la première décennie qui a suivi la fin de la guerre de Corée, la Corée du Nord était la moitié la plus avancée de la péninsule sur le plan économique.
C'est à ce moment-là, alors que la Corée du Sud se trouvait au bas de l'échelle économique mondiale, qu'elle est devenue un concurrent dans une compétition mondiale impitoyable, semblable au Squid Game fictif. Comme la plupart de ses concurrents, la Corée du Sud était appauvrie. Elle était prête à faire presque n'importe quoi pour réussir. Et elle savait que les règles du jeu étaient truquées contre la coopération. En fait, la seule façon de gagner le jeu était de contourner les règles.
Attention, divulgâchis : en l'espace d'un peu plus d'une seule génération, la Corée du Sud est devenue un pays riche. En effet, en 1996, elle a rejoint le club des pays riches, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Comment la Corée du Sud est-elle arrivée en tête de ce Squid Game mondial ?
Pour gagner, les Sud-Coréens se sont engagés dans une série de sacrifices collectifs. Ils ont sacrifié la démocratie - et la vie d'un certain nombre de militants pour la démocratie - pendant les années où le dictateur Park Chung-Hee a présidé au Miracle sur la rivière Han. Ils ont sacrifié l'environnement, qui a été saccagé pendant l'industrialisation rapide du pays.
Et ils ont sacrifié leur temps libre et leur bien-être général. En coréen, comme en japonais, il existe un mot pour "mourir de surmenage" (kwarosa, karoshi en japonais). Un jour, lorsque j'ai demandé à une amie militante coréenne quand elle allait prendre des vacances, elle a eu l'air déconcerté. Les vacances, m'a-t-elle dit, c'est quand on se repose à l'hôpital après y être allé pour récupérer d'un épuisement lié au travail.
L'éducation était l'une des principales stratégies pour sortir la Corée du Sud de la pauvreté. En 1945, le taux d'alphabétisation du pays n'était que de 22 %, l'un des plus bas du monde. En 1970, il atteignait près de 90 %. Dans les années 1970, les universités sud-coréennes ont été surnommées "monuments aux squelettes de vaches", car les agriculteurs étaient prêts à tout pour envoyer leurs enfants étudier dans les villes, jusqu'à vendre leurs vaches et leurs terres et contracter des prêts. Ainsi, les campagnes se sont sacrifiées pour le bien d'une élite urbaine émergente.
En plus de souffrir eux-mêmes, les Sud-Coréens ont également profité de la souffrance des autres. Tout comme les conglomérats japonais ont profité de leur assistance aux USA pendant la guerre de Corée, les entreprises sud-coréennes comme Hyundai et Hanjin ont bénéficié de contrats usaméricains pendant la guerre du Vietnam.
Pour être en tête de file, la Corée du Sud a également pris des raccourcis. Avec sa célèbre approche ppali-ppali (fissa-fissa) du développement, la Corée a précipité l'achèvement de bâtiments, de ponts et de projets de transport. Dans plusieurs exemples tristement célèbres, les raccourcis pris par les entreprises de construction ont entraîné de terribles catastrophes infrastructurelles, comme l'effondrement du pont de Seongsu en 1994 et celui du grand magasin Sampoong en 1995.
Mais la Corée a également enfreint les règles de manière intelligente. Au lieu de se contenter de fournir le monde en matières premières, le gouvernement sud-coréen a subventionné la création de nouvelles industries qui deviendraient compétitives au niveau mondial. Par exemple, sans aucun antécédent de construction navale moderne, la Corée du Sud est devenue un leader du secteur dans les années 1970 et a récemment atteint la première place. De cette façon, la Corée du Sud a joué avec la mondialisation, en trouvant le moyen de construire une puissance d'exportation à partir d'une base de ressources peu prometteuse.
Les autres participants au Squid Game mondial, ceux qui n'ont pas réussi à jouer le jeu aussi bien que la Corée du Sud, n'ont pas été éliminés de la compétition. Mais des personnes sont néanmoins mortes à la suite de ces décisions. Dans les pays qui se sont enlisés dans des cycles de dette et de pauvreté, des millions et des millions de personnes ont perdu la vie à cause de la faim, des maladies et des conflits.
Ainsi, Squid Game est peut-être un divertissement hyperviolent, mais les pertes en vies humaines sont en fait assez faibles par rapport aux pertes subies pendant le jeu de la mondialisation dans le monde réel.
Vous n'êtes toujours pas convaincu que le spectacle est une allégorie de l'expérience de la Corée du Sud dans son ascension vers le développement économique ? Alors regardons de plus près les détails.
Squid Game présente des jeux pour enfants qui ressemblent étrangement aux compétitions que la Corée du Sud a dû subir pendant son essor économique. Dans le jeu du feu rouge, feu vert, par exemple, une énorme fillette animatronique annonce quand les concurrents peuvent courir en avant et quand ils doivent s'arrêter. Il est difficile de ne pas entrevoir dans les annonces arbitraires de la petite fille les règles établies par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international pour déterminer quand les pays peuvent avancer et quand ils ne le peuvent pas. Le tir à la corde oppose les équipes les unes aux autres et, de fait, la Corée du Sud s'est parfois retrouvée aux côtés de ses coéquipiers régionaux, le Japon et Taïwan, comme des "oies volantes" qui se sont industrialisées en tandem et ont "battu" les équipes des autres régions du monde.
Et dans l'un des derniers jeux de l'émission, les concurrents doivent traverser un ensemble de tuiles qui forment un pont au -dessus d'un gouffre. Étant donné qu'il n'est possible de se tenir debout que sur une seule paire de tuiles, les premiers concurrents doivent deviner leur chemin et, lorsqu'ils se trompent inévitablement, ils tombent vers la mort. Ceux qui se trouvent à l'arrière de la file attendent, observent et augmentent leurs chances de réussite. S’étant industrialisée tardivement, la Corée du Sud a pu tirer des leçons des erreurs de ses prédécesseurs et, dans le cas du Japon, suivre son exemple pour entrer dans le club des nations riches.
Pour renforcer l'allégorie, les spectateurs des combats de gladiateurs de Squid Game sont de riches étrangers qui aiment parier sur leurs favoris. Il est difficile de ne pas voir dans cette cabale de riches un substitut du Club de Paris ou du Groupe des Sept, et dans leurs paris une version des prêts préférentiels ou des notations de crédit souverain. Qui a jamais dit que la mondialisation ne faisait pas de favoritisme ? Il est extraordinaire qu'un chroniqueur comme Max Boot puisse regarder les neuf épisodes et ne voir que les avantages de la mondialisation dans la série.
Sacrifice, compétition impitoyable, transgression des règles : La Corée du Sud a excellé au Squid Game mondial. Elle a gagné, à juste titre, un énorme jackpot. Mais la victoire a aussi un prix.
La culpabilité du survivant
Un seul participant sort gagnant de Squid Game. Naturellement, il est rongé par la culpabilité du survivant. Il a vu ses amis mourir. Il a endurci son cœur. Il ne peut pas profiter du grand prix, car il ne peut que le considérer comme de l'argent sale. Pour apaiser sa culpabilité, il s'arrange pour transmettre l'argent à d'autres, dont sa fille.
En revanche, les Sud-Coréens sont très fiers de leur réussite dans la course au développement mondial. Et lorsqu'il s'agit de concurrence mondiale, les Coréens se considèrent généralement comme la partie lésée, notamment en ce qui concerne le colonialisme japonais et ses séquelles. La culpabilité est peut-être la dernière émotion que les Coréens ressentent lorsqu'ils pensent à leur réussite collective.
Mais cette culpabilité peut être trouvée à certains endroits. Dans ses romans, Hwang Sok-Yong a décrit les dessous de la réussite sud-coréenne, par exemple l'implication de la Corée dans la guerre du Viêt Nam dans L'ombre des armes et la sous-classe économique du pays dans Choses familières. Les dommages environnementaux causés par le développement économique rapide de la Corée ont non seulement donné naissance à un vaste mouvement écologiste, mais ont également incité le pays à accueillir plusieurs initiatives internationales liées au climat. Et l'inquiétude pour les perdants de la compétition mondiale s'est largement concentrée sur la Corée du Nord, qui a pris beaucoup de retard par rapport à son voisin du sud et qui bénéficie d'une grande partie de l'aide humanitaire sud-coréenne.
Et maintenant, bien sûr, il y a Squid Game. À un certain niveau, il s'agit d'un exemple de plus du penchant de la Corée pour les fictions ultra-violentes comme les films Oldboy et The Man from Nowhere. À un autre niveau, il s'agit d'un récit sinistre sur les défis de la vie en Corée aujourd'hui.
Mais sous ces deux niveaux se cache un troisième : une allégorie de la détermination de la Corée du Sud à se hisser dans les rangs de l'économie mondiale. Comme le personnage principal de Squid Game, la Corée du Sud aimerait se considérer comme un acteur au grand cœur qui veut simplement aider les gens. Mais comme le montre la série, même les personnes au grand cœur sont obligées de prendre des risques et de faire de terribles sacrifices pour réussir dans un monde où les chances de réussite sont infimes.
La course au sommet peut sembler être un jeu d'enfants comme King of the Hill (Les Rois du Texas, série d’animation de Fox). Mais tous ces jeux créent une classe de gagnants d'élite et une vaste sous-classe de perdants. Squid Game nous rappelle que la mondialisation est justement un tel sport sanguinaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire