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13/01/2022

IAN BURUMA
Comment la langue chinoise s'est modernisée
Note de lecture de « Kingdom of Characters », de Jing Tsu

Ian Buruma, The New Yorker, 10/1/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Face aux bouleversements technologiques et politiques, les réformateurs ont décidé que les Chinois devaient changer pour survivre.

Les innovateurs ont cherché à rendre le chinois compatible avec les nouvelles manières d'une nouvelle ère. Illustration par Xinmei Liu

Le grand sinologue Simon Leys, aujourd'hui décédé, a souligné un paradoxe particulier. La Chine est la plus ancienne civilisation du monde, et pourtant, il ne reste que très peu de traces de son passé, bien moins qu'en Europe ou en Inde. Au fil des siècles, des vagues d'iconoclastes révolutionnaires ont tenté de détruire tout ce qui était ancien ; les gardes rouges, dans les années soixante, suivaient une ancienne tradition. De toute façon, les Chinois ont rarement construit quelque chose pour l'éternité, rien à voir avec les cathédrales d'Europe. Et ce qui a survécu du passé a souvent été traité avec négligence.

Alors, qu'est-ce qui explique la longévité de la civilisation chinoise ? Leys pensait que c'était l'écrit, la richesse d'une langue employant des caractères, en partie idéographiques, qui n'ont guère changé depuis deux mille ans. Comme l'observe Jing Tsu, spécialiste du chinois à Yale, dans « Kingdom of Characters : The Language Revolution That Made China Modern » [Royaume des caractères : la révolution linguistique qui a fait de la Chine un pays moderne] (Riverhead), la Chine a longtemps assimilé l'écriture « à l'autorité, un symbole de révérence pour le passé et un talisman de légitimité ». C'est pourquoi la maîtrise du chinois classique était si importante. Pour devenir fonctionnaire dans la Chine impériale, il fallait composer des essais savants et précis sur la philosophie confucéenne, une tâche ardue que très peu pouvaient accomplir. Même le président Mao, qui incitait ses partisans à détruire tout vestige de tradition, affichait fièrement ses prouesses de calligraphe, s'imposant comme le porteur de la civilisation chinoise.

Leys avait raison en ce qui concerne la continuité de l'écriture chinoise. Mais les fanatiques, résolus à effacer les anciennes incarnations de la civilisation chinoise pour faire place à de nouvelles, ont souvent pris pour cible la langue écrite également. L'un des modèles de Mao était le premier empereur Qin (259-210 av. J.-C.), un despote très honni qui a ordonné la construction de la Grande Muraille et a peut-être été le premier grand brûleur de livres de l'histoire. Il voulait détruire tous les classiques confucéens et aurait enterré vivants des érudits confucéens. La seule critique de Mao à l'égard de son prédécesseur détesté était qu'il n'avait pas été assez radical. C'est sous l'empereur Qin que l'écriture chinoise a été standardisée.

Mais si la pérennité du chinois écrit est un acquis de la civilisation, elle n'a pas toujours été considérée comme un atout. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, de nombreux Chinois craignaient que la complexité des caractères écrits de la langue ne place la Chine dans une situation désespérée dans un monde dominé par l'alphabet romain. L'ouvrage de Tsu montre comment la langue chinoise et son système d'écriture ont résisté aux vagues modernes d'iconoclasme et ont été renouvelés depuis le début du siècle dernier.

Le chinois présente certainement des difficultés uniques. Pour être alphabétisée dans cette langue, une personne doit être capable de lire et d'écrire au moins trois mille caractères. Pour apprécier un livre sérieux, le lecteur doit en connaître plusieurs milliers de plus. Apprendre à écrire est un exploit de mémoire et d'habileté graphique : un caractère chinois est composé de traits, à effectuer dans un ordre particulier, en suivant les mouvements d'un pinceau, et bon nombre de caractères comportent dix-huit traits ou plus.

Tsu commence son histoire à la fin du XIXe siècle, alors que la Chine est en pleine crise. Après des soulèvements sanglants, des défaites humiliantes lors des guerres de l'opium et des concessions forcées - les puissances étrangères prédatrices s'emparaient du butin qu'elles pouvaient tirer d'un continent pauvre, épuisé et divisé -, la dernière dynastie impériale s'effondrait. Les intellectuels chinois, influencés par les idées du darwinisme social alors en vogue, voyaient la crise de la Chine en termes existentiels. La langue chinoise, avec son système d'écriture difficile, pouvait-elle survivre ? La civilisation chinoise elle-même survivrait-elle ? Les deux questions étaient, bien sûr, inextricablement liées.

Dans cette panique culturelle, de nombreux intellectuels avaient honte de la pauvreté et de l'analphabétisme de la population rurale, ainsi que de la faiblesse d'une élite impériale décadente et bornée. Ils espéraient une refonte complète de la tradition chinoise. Le règne de la dynastie Qing a pris fin en 1911, mais les réformateurs ont cherché à nettoyer la culture impériale elle-même. L'autorité d'une tradition fondée sur diverses écoles de philosophie confucéenne devait être brisée avant que la Chine ne puisse s'élever dans le monde moderne. Le style classique de la langue, elliptique et complexe, n'était pratiqué que par un petit nombre de personnes très instruites, pour qui il fonctionnait un peu comme le latin dans l'Église catholique, comme une voie d'accès aux hautes fonctions. Les réformateurs y voyaient une entrave à l'alphabétisation des masses et au progrès politique. Très vite, le chinois classique a été supplanté par une prose plus vernaculaire dans les discours officiels, les livres et les journaux. En fait, une forme plus vernaculaire de chinois écrit, appelée baihua, avait déjà été introduite sous la dynastie Ming (1368-1644). Il existait donc un précédent pour rendre le chinois écrit plus accessible.

Les modernisateurs plus radicaux espéraient supprimer complètement les caractères et les remplacer par une écriture phonétique, soit en lettres romaines, soit par une adaptation dérivée des caractères, comme cela se pratiquait depuis des siècles en japonais et en coréen. Un linguiste, Qian Xuantong, a soutenu de façon célèbre que la pensée confucéenne ne pouvait être abolie que si les caractères chinois étaient éradiqués. « Et si nous souhaitons nous débarrasser des modes de pensée enfantins, naïfs et barbares de l'homme moyen, poursuivait-il, la nécessité d'abolir les caractères devient encore plus grande ». Lu Xun, l'essayiste et le nouvelliste chinois le plus admiré du vingtième siècle, a offert un pronostic plus brutal en 1936 : « Si l'écriture chinoise n'est pas abolie, la Chine périra certainement ! »

De nombreuses tentatives ont été faites pour translittérer le chinois en alphabet latin. Elles vont d'un système inventé par deux diplomates britanniques du XIXe siècle, Thomas Wade et Herbert Giles, au système « Pinyin », développé par des linguistes de la République populaire de Chine, qui diffère encore des diverses formes de romanisation utilisées à Taïwan.

Tous ces systèmes se heurtent à des difficultés. Le sytème d'écriture traditionnel à        base de caractères peut facilement s'adapter à différents modes de prononciation, voire à des dialectes mutuellement inintelligibles. Le chinois compte un grand nombre d'homonymes, que les translittérations ne manqueront pas de confondre. Et le chinois, contrairement au coréen ou au japonais, est une langue tonale ; il faut donc trouver un moyen de transmettre les tons. (Wade-Giles utilisent des chiffres en exposant ; un système développé par le linguiste et inventeur Lin Yutang utilise des conventions orthographiques ; le pinyin utilise des signes diacritiques). Les différents efforts de romanisation donnent donc des résultats très différents. Le mot pour force, par exemple, est ch'iang2 en Wade-Giles, chyang dans l'écriture de Lin, et qiáng en pinyin.

Un numéro de 1932 du Dazhung Bao (pinyin "Dazhongbao", simplifié 大众报, traditionnel 大眾報), Le Journal populaire, un journal soviétique chinois publié en alphabet latinxua sin wenz, une tentative de romaniser le mandarin, abandonnée dans les années 1940

Les caractères n'ont jamais été abolis dans le monde sinophone, mais de sérieux problèmes subsistent. Comment fabriquer une machine à écrire qui puisse accueillir tous ces caractères ? Comment créer un système télégraphique ? Tsu explique en détail comment des solutions ont été trouvées à ces difficultés techniques - le codage des caractères chinois dans un système télégraphique adapté à l'alphabet, par exemple - ainsi qu'aux difficultés politiques. Quels caractères ou translittérations romanisés devaient prévaloir ? Ceux adoptés par la République populaire de Chine ou par Hong Kong ou Taiwan ?

Dans l'effervescence du début du vingtième siècle, les réformateurs étaient également confrontés à une question plus large : une fois les traditions chinoises renversées, quelles normes culturelles devaient leur succéder ? La plupart des personnes dont parle Tsu se sont tournées vers les USA. Nombre d'entre elles ont étudié dans des universités usaméricaines dans les années 1910, grâce à l'argent que les USA ont reçu de la Chine en guise d'indemnité après la défaite de la rébellion anti-occidentale des Boxers. Zhou Houkun, qui a inventé une machine à écrire chinoise, a étudié au M.I.T. Hu Shi, un érudit et un diplomate qui a contribué à faire de la langue vernaculaire la langue nationale, est allé à Cornell. Lin Yutang, qui a conçu une machine à écrire chinoise, a étudié à Harvard. Wang Jingchun, qui a ouvert la voie à la télégraphie chinoise, a déclaré, avec plus d'ardeur que de précision : « Notre gouvernement est américain ; notre constitution est américaine ; beaucoup d'entre nous se sentent américains ».

Cette focalisation sur les USA pourrait plaire aux lecteurs usaméricains. Mais, dans les dernières années de la dynastie Qing et au début de la période républicaine, le Japon a été un modèle de réforme moderne bien plus influent. Curieusement, Tsu en parle à peine dans son livre. Le Japon - dont la victoire militaire contre la Russie en 1905 avait été saluée dans toute l'Asie comme le signe qu'une nation asiatique moderne pouvait tenir tête à l'Occident - a été le principal vecteur de concepts qui ont modifié le paysage social, politique, culturel et linguistique de la Chine. Plus de mille étudiants chinois ont rejoint Zhou et Hu en tant que boursiers de l'Indemnité des Boxers aux USA entre 1911 et 1929, mais plus de huit mille Chinois étudiaient déjà au Japon en 1905. Et de nombreuses écoles en Chine employaient des enseignants techniques et scientifiques japonais.

Il est vrai que les réformes industrielles, militaires et éducatives du Japon depuis la restauration Meiji de 1868 étaient elles-mêmes fondées sur des modèles occidentaux, y compris des mouvements artistiques tels que l'impressionnisme et le surréalisme. Mais ces idées ont été transmises en Chine par des étudiants, des révolutionnaires et des intellectuels chinois au Japon, et ont eu un impact direct et durable sur le chinois écrit et parlé. De nombreux termes scientifiques et politiques chinois - tels que "philosophie", "démocratie", "électricité", "téléphone", "socialisme", "capitalisme" et "communisme" - ont été inventés en japonais en combinant des caractères chinois.

Les demandes de réforme radicale ont atteint leur point culminant en 1919, avec une manifestation d'étudiants à Pékin, d'abord contre les dispositions du traité de Versailles qui permettaient au Japon de prendre possession des territoires allemands en Chine, puis contre les traditions confucéennes classiques qui, pensait-on, faisaient obstacle au progrès. Toute une gamme d'orientations politiques se sont combinées dans ce que l'on appelle le mouvement de la Nouvelle culture, allant du pragmatisme inspiré de John Dewey de Hu Shi aux premiers convertis au socialisme. Comme le note Tsu, les contestataires de la Nouvelle culture s'accordaient sur l'importance cruciale de l'alphabétisation de masse.

La dévalorisation du chinois classique et la promotion de l'écriture populaire étaient un pas dans cette direction, même si l'abolition des caractères en chinois restait trop radicale pour que beaucoup l'envisagent. Pourtant, comme le dit Tsu, certains nationalistes, qui ont dirigé la Chine jusqu'en 1949, étaient favorables à une simplification des caractères, tout comme les communistes. Les tentatives de simplification des nationalistes se sont heurtées à l'opposition des conservateurs, qui voulaient protéger la culture écrite traditionnelle chinoise ; les communistes étaient beaucoup plus radicaux et n'ont jamais abandonné l'idée de passer à l'alphabet romain. En Union soviétique, l'alphabet romain avait été utilisé pour imposer l'uniformité politique à de nombreux peuples différents, y compris les musulmans qui étaient habitués à l'écriture arabe. Les Soviétiques ont soutenu et subventionné les efforts des Chinois pour suivre leur exemple. Pour les communistes, comme le note Tsu, l'objectif était simple : « Si les Chinois pouvaient lire facilement, ils pourraient être radicalisés et convertis au communisme grâce à la nouvelle écriture ».

Le long conflit avec le Japon, de 1931 à 1945, a mis un frein temporaire à la réforme linguistique. Les nationalistes, qui ont mené la plupart des combats, luttaient simplement pour survivre. Les communistes passaient plus de temps à réfléchir à des questions idéologiques. La réforme radicale de la langue n'a commencé pour de bon qu'après la défaite en 1949 des nationalistes, qui ont été contraints de se retirer à Taïwan. Dans la décennie qui a suivi, Mao a déclenché deux révolutions linguistiques : le pinyin, la transcription romanisée qui est devenue la norme dans toute la Chine (et maintenant presque partout ailleurs), et le chinois dit simplifié.

Le Comité pour la réforme de l’écriture, créé en 1952, a commencé par publier quelque huit cents caractères refondus. D'autres ont été publiés, et certains ont été révisés, au cours des décennies suivantes. Les nouveaux caractères, réalisés avec beaucoup moins de traits, étaient « fidèles aux principes égalitaires du socialisme », explique Tsu. Les cadres communistes se réjouissaient du fait que « la voix du peuple était enfin entendue ». Parmi les bénéficiaires figuraient « les ouvriers et les paysans de Chine ». Après tout, « Mao disait que les masses étaient les véritables héros et qu'il fallait se fier à leurs opinions ».

Tsu attribue à juste titre au gouvernement communiste le mérite d'avoir élevé le niveau d'alphabétisation en Chine, qui, nous dit-elle, a atteint 97% en 2018. Mais nous devrions prendre avec un grain de sel l'affirmation selon laquelle ces gains sont issus d'une agitation de la base vers le sommet. « Rien de tel n'avait jamais été tenté dans l'histoire du monde », écrit-elle. Les Japonais ne sont peut-être pas de cet avis : en 1900, 90 % de la population japonaise avait fréquenté l'école primaire. On peut également se demander si les caractères simplifiés ont joué un rôle aussi important dans le taux d'alphabétisation élevé de la Chine que Tsu est encline à le penser. À Taïwan et à Hong Kong, les caractères traditionnels sont restés largement intacts ; s'il existe des preuves que les enfants y ont beaucoup plus de difficultés à apprendre à lire et à écrire, il serait bon de le savoir. Se contenter de dire que « la voix du peuple était enfin entendue » n'est pas tout à fait suffisant pour faire valoir ce point de vue. Et même s'il y a des avantages à apprendre une écriture radicalement révisée, il y a là aussi des inconvénients. Non seulement les nouveaux caractères sont moins élégants, mais les livres écrits dans l'ancien style deviennent difficiles à comprendre.

C'était en partie le but recherché. En 1956, Tao-Tai Hsia, alors professeur à Yale, a écrit que le renforcement de la propagande communiste était « la principale motivation » de la réforme linguistique : « L'idée de se débarrasser des parties du passé culturel de la Chine que les communistes jugent indésirables par le biais du processus linguistique est toujours présente dans l'esprit des travailleurs culturels communistes ». Ce texte a été écrit pendant la guerre froide, mais Hsia avait sûrement raison. Après tout, comme le fait remarquer Tsu, « ceux qui ont exprimé leur mécontentement à l'égard de la réforme du pinyin ont été engloutis dans les années de persécution qui ont suivi », et ceux qui ont rouspété à propos des caractères simplifiés n'ont guère eu plus de succès.

Tsu lie constamment l'histoire de la réforme de la langue à la technologie - nous apprenons beaucoup sur les efforts héroïques pour adapter la composition moderne au système à base de caractères - et cette histoire se poursuit à l'ère numérique. La vitesse à laquelle ces progrès ont été accomplis est en effet impressionnante. Dans les années soixante-dix, plus de soixante-dix pour cent de l'information imprimée circulant en Chine était imprimée en caractères au plomb. Aujourd'hui, comme l'écrit Tsu avec enthousiasme - son style rappelle parfois celui des journaux de la période Mao, comme La Chine en construction - le traitement numérique est « l'outil qui a ouvert la porte à un avenir axé sur la technologie de pointe que les décennies de réforme linguistique et de planification de l'État chinois avaient forcée ».

Tsu célèbre ces innovations techniques en mettant en lumière les histoires personnelles de personnes clés, qui se lisent souvent comme des contes moraux confucéens traditionnels sur les terribles difficultés surmontées par la ténacité et le travail acharné. Zhi Bingyi a travaillé sur ses idées concernant un langage informatique chinois dans une cellule de prison sordide pendant la révolution culturelle, écrivant ses calculs sur une tasse à thé après que ses gardiens lui eurent confisqué même son papier hygiénique. Wang Xuan, un pionnier des systèmes de composition laser, avait tellement faim pendant la désastreuse campagne du Grand Bond en avant de Mao, en 1960, que « son corps gonflait sous la fatigue, mais il continuait à travailler sans relâche ». De telles anecdotes ajoutent une couleur bienvenue aux explications techniques sur les écritures phonétiques, les machines à écrire, la télégraphie, les systèmes de catalogues de fiches et les ordinateurs. Des phrases comme « Enfin, par un processus inverse de décompression, Wang a converti les images vectorielles en bitmaps de points pour une sortie numérique » peuvent devenir lassantes.

Aujourd'hui, à l'ère des traitements de texte standardisés et des applications de médias sociaux chinois comme WeChat, le pinyin et les caractères sont parfaitement liés. Les utilisateurs tapent généralement le pinyin sur leur clavier tandis que l'écran affiche les caractères simplifiés, offrant un éventail d'options pour résoudre les homonymes (Les utilisateurs plus âgés peuvent dessiner les caractères sur leur smartphone). La Chine va, comme le dit Tsu, « enfin avoir une chance de communiquer avec le monde numériquement ». Les anciennes luttes autour des formes écrites peuvent sembler redondantes. Mais la politique de la langue persiste, notamment dans la manière dont le gouvernement communique avec ses citoyens.

« Kingdom of Characters » mentionne tous les grands événements politiques, de la rébellion des Boxers à l'ascension de Xi Jinping. Et pourtant, on pourrait avoir l'impression que le développement de la langue a surtout été une histoire d'inventions ingénieuses conçues par des individus courageux qui ont surmonté d'énormes obstacles techniques. Son récit se termine sur une note triomphante ; elle remarque que le chinois écrit est désormais « de plus en plus largement utilisé, appris, propagé, étudié et transformé avec précision en données électroniques. Il est à peu près aussi immortel que peut l'être une écriture vivante ». Poursuivant dans la même veine, elle écrit : « La révolution de l'écriture chinoise a toujours été la véritable révolution du peuple - non pas « le peuple » tel que défini par l'idéologie communiste, mais la multitude plus large qui l'a alimentée en innovateurs et en fantassins ».

Cependant, quelle que soit l'influence de la technologie sur la modernisation de la langue, celle-ci s'inscrit dans une histoire politique beaucoup plus large. Les dictatures façonnent la façon dont nous écrivons, parlons et, dans de nombreux cas, pensons. (La brillante analyse du langage nazi par Victor Klemperer dans son livre « LTI-Lingua Tertii Imperii » reste une étude inestimable du phénomène). Cela aussi fait partie de l'histoire de l'évolution du chinois à l'ère moderne. Je frémis encore au souvenir d'avoir lu, alors que j'étais étudiant au début des années 1970, des publications maoïstes en chinois, avec leur langue de bois, leurs blagues soviétiques lourdingues et leurs phrases interminables qui ressemblaient à des traductions littérales de l'allemand marxiste - tout le contraire de la poétique comprimée du style classique. Mais dans la Chine de Mao, la maîtrise de ce style était aussi importante que la rédaction d'essais confucéens à l'époque impériale. Lorsque, dans les années 70, l'agence de presse officielle chinoise, Xinhua, a exhorté le gouvernement à accélérer la technologie informatique, son objectif déclaré était de diffuser plus efficacement les doctrines du parti communiste.

De nos jours, le statut géopolitique et technologique de la Chine signifie que ses « récits » politiques sont devenus mondiaux. La Chine propose un modèle alternatif à la démocratie de style occidental. La puissance douce est utilisée pour changer la façon dont la Chine est perçue à l'étranger et la façon dont les affaires avec la Chine doivent être menées. Selon Tsu, la Chine veut avoir la capacité de promouvoir son « récit comme le récit maître ou universel auquel le monde doit se conformer ». Cela semble de mauvais augure. Pourtant, son livre ne permet pas toujours de savoir si elle parle de la Chine en tant que civilisation, des peuples de langue chinoise ou du parti communiste chinois. Elle écrit que « l'histoire de la Chine vise sans doute un récit triomphant ». Mais quelle histoire de la Chine ? Inclut-elle Taïwan, où les citoyens bénéficient de technologies de l'information encore plus avancées que leurs homologues de la République populaire ? Ou s'agit-il d'une entité plus vague que cela, qui lie toutes les cultures chinoises ? 

Pour Xi Jinping, bien sûr, il n'y a pas de distinction. Lors d'une réunion du Parti en novembre, la « pensée Xi Jinping » a été définie comme « l'essence de la culture chinoise et l'esprit de la Chine ». La question est de savoir si le gouvernement communiste chinois parviendra à utiliser son soft power pour faire triompher universellement son « récit ». Il a déjà fort à faire pour imposer le dogme officiel à son propre peuple. La Chine compte suffisamment de scientifiques, d'artistes, d'écrivains et de penseurs doués pour avoir une grande influence sur le monde, mais cette influence sera limitée s'ils ne peuvent s'exprimer librement. De nos jours, de nombreux mots chinois écrits ne peuvent plus apparaître du tout, que ce soit sous forme imprimée ou numérique. À la suite de l'affaire Peng Shuai, même le mot « tennis » est devenu suspect dans le cyberespace chinois.

Dans la dernière phrase de son livre, Tsu écrit : « Toujours en cours, l'histoire prendra le pas sur celle de la Chine ». Je ne suis pas sûr de ce que cela signifie [moi non plus, NdT]. Mais l'histoire de la langue chinoise sous le communisme est surtout une histoire de répression et de distorsion, que seuls les héros et les fous ont défié. Dans un récit sur la langue, les récits, les caractères et les codes, le sens des mots reste le plus important. Si l'on accorde trop d'importance au support, le message risque de se perdre.

Publié dans l'édition imprimée du numéro du 17 janvier 2022, avec le titre « Character Arc ».

 

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