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29/04/2022

GARY SAUL MORSON
Ce que Soljenitsyne a compris

Gary Saul Morson, The New York Review of Books, 12/5/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Gary Saul Morson (1948) est un critique littéraire et slaviste usaméricain. Il est particulièrement connu pour ses travaux sur les grands romanciers russes Léon Tolstoï et Fiodor Dostoïevski, ainsi que sur le théoricien de la littérature Mikhail Bakhtine. Il est titulaire de la chaire Lawrence B. Dumas des arts et des lettres et professeur au département des langues et littératures slaves de la Northwestern University (Evanston, Illinois). Son dernier livre est Minds Wide Shut : How the New Fundamentalisms Divide Us, coécrit avec Morton Schapiro.

Détectant la même incompétence et la même autosatisfaction chez les libéraux du gouvernement provisoire en 1917 et les réformateurs de l'ère post-soviétique dans les années 1990, Alexandre Soljenitsyne craignait une nouvelle descente vers un régime autoritaire.

Livres recensés :       

March 1917: The Red Wheel/Node III (8 March–31 March): Book 3 [Mars 1917 : La Roue Rouge/Nœud III (8 mars-31 mars) : Livre 3 ]
by Aleksandr Solzhenitsyn, translated from the Russian by Marian Schwartz
University of Notre Dame Press, 684 pp., $42.00

Between Two Millstones: Book 2, Exile in America, 1978–1994 [Esquisses d'exil. Le Grain tombé entre les meules, T. 2]
by Aleksandr Solzhenitsyn, translated from the Russian by Clare Kitson and Melanie Moore, and with a foreword by Daniel J. Mahoney
University of Notre Dame Press, 559 pp., $39.00

 


 Alexandre Soljenitsyne,  par Seth, NYRB

Pour Alexandre Soljenitsyne, aucune forme littéraire n'a jamais été suffisamment vaste. Trois œuvres gargantuesques ont dominé sa vie créative. L'Archipel du Goulag : Une expérience d'investigation littéraire, sur lequel repose principalement sa réputation, relate en trois volumes l'histoire des camps de travail forcé soviétiques. Ce livre lui a valu le prix Nobel de littérature en 1970 et un exil forcé de l'Union soviétique en 1974, la première expulsion officielle depuis la déportation de Léon Trotski vers la Turquie en 1929. Soljenitsyne lui-même considérait La Roue rouge, une série de romans sur la révolution russe, comme sa principale contribution à la littérature. Ces romans posaient une question : Pourquoi et comment l'horreur sans précédent décrite dans L'Archipel du Goulag s'est-elle produite ? Les réponses auxquelles Soljenitsyne est parvenu ont façonné son troisième grand projet, quatre volumes de mémoires.

La Roue rouge est divisée en quatre « nœuds », dont certains contiennent plus d'un volume ; chaque nœud se concentre sur une courte période spécifique regroupant les événements importants qui ont conduit à la catastrophe du régime bolchevique. Les deux premiers nœuds, août 1914 et novembre 1916, superbes œuvres qui débordent la forme conventionnelle des romans historiques, sont suivis de quatre longs volumes consacrés au troisième nœud, mars 1917, qui relate les événements du 8 au 31 mars 1917. Le dernier nœud, avril 1917, toujours non traduit en anglais, englobe deux autres volumes. Le troisième volume de mars 1917, désormais disponible dans une interprétation exceptionnellement fine de Marian Schwartz, est particulièrement captivant. Il constitue un compagnon idéal pour le dernier volume des mémoires de Soljenitsyne, la deuxième partie de Le Grain tombé entre les meules, récemment traduite en anglais, qui présente les années Gorbatchev comme une étrange répétition de 1917.

Ensemble, les deux volumes de Le Grain tombé entre les meule décrivent la vie de Soljenitsyne depuis son expulsion de l'URSS jusqu'à son retour en 1994. (Après avoir envisagé plusieurs endroits en Europe et en Amérique du Nord, il s'est finalement installé à Cavendish, dans le Vermont, qui lui rappelait la Russie et lui offrait l'isolement nécessaire pour travailler à La Roue rouge). Le titre Le Grain tombé entre les meules fait essentiellement référence à la surprenante hostilité et à l'absurde déformation de ses opinions auxquelles l'auteur a été confronté en Occident. Les mêmes cercles intellectuels et médiatiques qui avaient célébré son courage lorsqu'il était en URSS se sont souvent transformés en critiques implacables parce que, explique Soljenitsyne, il ne partageait pas les idées conventionnelles de la gauche usaméricaine, mais défendait des positions qui ne correspondaient pas aux catégories occidentales existantes. Il se trouvait donc pris entre les « meules » soviétiques et occidentales, qui le vilipendaient et lui attribuaient des opinions intolérantes qu'il ne partageait pas.

Soljenitsyne a identifié dans les cercles intellectuels occidentaux la même étroitesse d'esprit suffisante qu'il avait découverte chez les intellectuels russes libéraux avant la révolution. Le moment central de ces volumes se produit lorsque, comme l'écrit Soljenitsyne,

un grand commentateur de la télévision [canadienne] m'a sermonné en disant que j'avais la prétention de juger l'expérience du monde du point de vue de ma propre expérience limitée de l'Union soviétique et des camps de prisonniers. En effet, comme c'est vrai ! La vie et la mort, l'emprisonnement et la faim, la culture de l'âme malgré la captivité du corps : comme c'est limité par rapport au monde brillant des partis politiques, aux chiffres d'hier à la bourse, aux amusements sans fin et aux voyages exotiques à l'étranger !

Soljenitsyne avait lui-même jadis célébré les libéraux et les socialistes russes qui dirigeaient le gouvernement provisoire renversé par les bolcheviks, mais les archives occidentales - et peut- être ses rencontres avec des Occidentaux - l'ont amené à adopter un point de vue entièrement différent. Les membres du gouvernement provisoire et leurs partisans étaient tellement incompétents, satisfaits d'eux-mêmes et prêts à supprimer toute opinion insuffisamment progressiste que la tyrannie ne pouvait que triompher. Soljenitsyne a décelé le même état d'esprit chez les réformateurs russes libéraux dans les années 1990 et a craint une nouvelle descente vers un régime autoritaire.

Il y a eu deux révolutions russes en 1917. En février (mars selon les calculs actuels), le tsar Nicolas II, l'une des personnes les plus stupides à avoir jamais occupé un trône, abdique. La violence populaire, accueillie par les personnes instruites avec l'extase naïve de la « fièvre de février », a déclenché le chaos qui a permis aux bolcheviks de prendre le pouvoir en octobre (aujourd'hui novembre). Contrairement au tsar ou au gouvernement provisoire qui lui a succédé, le parti de Lénine n'a pas hésité à recourir à une violence extrême. La tristement célèbre Tchéka (police secrète, ancêtre du NKVD, de l'OGPU et du KGB) est en activité avant la fin de 1917. Les mauviettes de la Douma se sont révélées aussi ineptes sur le plan stratégique que Lénine était brillant.           :


Tous les intellectuels n'ont pas laissé l'excitation de la révolution les aveugler. Dans le volume récemment traduit des entretiens du philosophe Mikhaïl Bakhtine avec le critique Victor Duvakine en 1973, Bakhtine évoque sa réaction à la révolution de février. Comme il était encore dangereux d'exprimer de telles opinions, il a demandé à Duvakine de ne pas les enregistrer, mais ce dernier a tout de même publié les commentaires de Bakhtine :

BAKHTINE : Je vais vous dire ceci, mais il n'y a pas besoin de l'enregistrer...

DUVAKINE : Nous pouvons l'effacer plus tard..... Ou nous n'avons pas à le transcrire, si vous préférez.

BAKHTINE : Je n'ai pas accueilli favorablement la révolution de février. Je pensais, ou je devrais dire dans mon cercle, nous pensions que tout cela allait certainement très mal finir. Nous connaissions bien, d'ailleurs, les dirigeants... de la Révolution de février..... Nous étions d'avis que tous ces intellectuels étaient totalement incompétents pour gouverner, ils étaient incompétents pour défendre la Révolution de février..... Donc, inévitablement, l'extrême gauche, les bolcheviks allaient prendre le pouvoir.

Les personnages fictifs les plus sages de mars 1917 comprennent ce qui se passe réellement : en pleine guerre mondiale, alors que les armées allemandes avancent rapidement sur le territoire russe, les révolutionnaires appellent les soldats à assassiner leurs officiers. Les foules pillent et tuent alors que le travail est paralysé. Une telle vacance du pouvoir invitait le groupe organisé le plus impitoyable à prendre le pouvoir. Soljenitsyne imagine que Lénine pensait : « Il y avait un vide à Pétersbourg... qui attendait goulûment -l’appelant -, sa force ».

L'anarchie, la famine et l'invasion menacent, mais le mot "révolution" aveugle la plupart des intellectuels. "Révolution ! Il y avait, après tout, quelque chose d'attirant et d'invitant dans ce son", pensent- ils. "La révolution ! La musique du moment !" "La fraternité universelle arrivait maintenant !" Au lieu de voir la réalité, ces intellectuels s'imaginent se pavaner sur la scène de l'Histoire. "Comment ne pas s'illuminer à la pensée que l'on participe aux moments de grandeur de la Russie !" commence le troisième volume de Mars 1917. "Ce moment - rêvé, désiré, par tant de générations de l'intelligentsia russe... le voilà arrivé". Presque tout le monde voit les événements à travers une brume de parallèles romancés avec la Révolution française. Nous devons prendre notre Bastille, pensent-ils, mais de quoi s'agit-il ? Jouer "La Marseillaise" ! De façon ridicule, Mikhail Rodzyanko, le président de la Douma, décide que la révolution est allée assez loin et qu'elle doit maintenant s'arrêter. Mais qu'est-ce qui doit l'arrêter ?

L'héroïne fictive du roman, l'historienne Olda Andozerskaya, reconnaît la différence radicale entre la réalité et les comptes rendus des journaux :

Chaque Pétersbourgeois avait vu la révolution de ses propres yeux. Mais dès la première page de journal, on leur parlait de quelque chose de tout à fait différent. Tout le monde savait que les soldats allaient d'appartement en appartement et volaient, mais les journaux écrivaient : "des voleurs et des voyous habillés en soldats" - comme si les voyous étaient une classe sociale connue, ou s'il était si facile pour beaucoup de gens de s'habiller en soldats.

Après avoir proclamé que "la révolution" n'était pas sanglante, les journaux ont même qualifié les milliers de personnes exécutées de "décédées" plutôt que de "tuées".

"Le mensonge est devenu le principe des journaux dès le premier jour de cette liberté incontrôlée", réfléchit Andozerskaya. Lorsqu'ils rapportaient que les officiers arrêtés - considérés peu auparavant comme des héros de guerre - avaient été magnanimement autorisés à recevoir un lit en prison et de la nourriture de chez eux, cela signifiait en réalité qu'ils n'étaient pas nourris et qu'ils n'avaient pas d'endroit pour dormir. Les journalistes et les intellectuels avaient longtemps réclamé la liberté de la presse, mais ils supprimaient désormais toute publication jugée insuffisamment radicale.

Dans chaque roman de la Roue rouge, Soljenitsyne explore la mentalité qui pousse les personnes éduquées à se conformer à l'opinion dominante même lorsqu'elle contredit leurs principes les plus chers. Avant la révolution, Andozerskaya choquait ses étudiants en disant qu'un historien écrit la vérité même si elle ne va pas dans le sens de l'opinion progressiste. Maintenant, elle réfléchit :

Les journaux étaient dégoûtants, oui, mais c'était parce qu'ils recrachaient l'épidémie de la société : la peur de se distinguer des autres..... Maintenant que "l'inspecteur de police est parti" et que "nous pouvons respirer", la plus grande peur des gens est de se distinguer des autres..... La dictature du courant.

Lénine aurait fait remarquer que "lorsque nous serons prêts à pendre les capitalistes, ils nous vendront la corde", mais dans le récit (généralement exact) de Soljenitsyne, les capitalistes étaient encore plus autodestructeurs. Des hommes d'affaires fortunés et d'autres personnes bien placées destinées à être abattues imploraient les révolutionnaires assoiffés de sang d'accepter d'importantes contributions en espèces. Les généraux et amiraux libéraux, qui ont immédiatement proclamé leur allégeance à la révolution et au nouveau gouvernement provisoire, ont tout de même été lynchés. Soljenitsyne décrit leur confusion pathétique. Pendant ce temps, Nicolas II, que Soljenitsyne dépeint comme un idiot au cœur tendre, se dit que "par un [beau] temps comme celui-ci, aucune mauvaise action ne pourrait avoir lieu. Dieu ne le permettrait pas". Seuls les bolcheviks saisissent "la nature inhabituelle des situations révolutionnaires" et la dynamique du pouvoir.

Presque sans exception, les membres du Gouvernement provisoire ne pouvaient faire plus que prendre des poses révolutionnaires et prononcer des discours inspirant les intellectuels mais dépassant l'entendement des ouvriers et des soldats. Le "principe primordial" auquel le prince Lvov, premier chef du gouvernement provisoire, adhère "était la croyance et la confiance. La croyance dans les gens, tous les gens, notre peuple saint". À la suggestion que la police devrait mettre une limite à l'anarchie et au meurtre, il répond : "Pourquoi un État libre a-t-il besoin de police ?" Lvov recule devant l'idée même d'une action résolue. "Ah, 'mesures décisives', ce n'est pas notre langage", pense-t-il, "c'est indigne d'une alliance libre de gens libres. Mes chers camarades, pourquoi cet air de mauvais augure ?"

Le radical Alexandre Kerensky, enivré par sa propre voix, suppose qu'il peut vaincre l'anarchie et le bolchevisme par son seul charisme. Seul Vladimir Nabokov, le politicien progressiste (et père du romancier) assassiné par des monarchistes en 1922 à Berlin, agit avec compétence. Il s'étonne que ses collègues "n'aient aucune idée de la manière de fonctionner, de traduire les pensées et les votes en législation..... Une décision était approuvée avant d'avoir un texte, sans être accompagnée d'aucun chiffre ni d'aucun budget", et des ordres étaient donnés qui n'avaient aucun sens ou qui ne pouvaient pas être appliqués. Les hommes politiques ont négligé "l'acte le plus fondamental", celui d'établir leur autorité dans les provinces.

Si Soljenitsyne écrit si durement à propos des KD (« cadets », démocrates constitutionnels) libéraux et des socialistes non bolcheviques du gouvernement provisoire, c'est parce qu'il avait lui-même adhéré à l'hypothèse commune - toujours prédominante en Occident - selon laquelle la révolution de février représentait le grand espoir de la Russie au lieu d'être une étape menant directement au bolchevisme. Il a commencé à écrire La Roue rouge, explique-t-il dans Le Grain tombé entre les meules, sous le charme de telles idées, "et elles étaient éparpillées dans [son roman] Le Premier cercle, par exemple, et dans la première édition de l'Archipel". Ce n'est qu'au milieu des années 1970, en consultant des archives conservées en Occident, qu'il a reconnu son erreur. Le glissement de février à octobre était un processus continu et le bolchevisme son aboutissement naturel. La Roue rouge, a-t-il décidé, raconterait "l'histoire peu glorieuse, longue de six mois, de la façon dont la démocratie "victorieuse" (fabriquée, en Russie, par des gens éduqués) a sombré, impuissante, de son propre chef".

Soljenitsyne voulait laisser aux lecteurs peu d'alternatives à l'acceptation de ses conclusions. Il voulait "fournir des preuves, plutôt que des barbouillages impressionnistes, qui ne convainquent personne. Une épopée historique n'est pas un divertissement pour la plume - elle n'a de substance que si elle est véridique jusqu'au bout". Il a donc inclus des documents révélateurs dans le texte. Plusieurs chapitres sont entièrement constitués d'extraits de journaux. Le résultat est une œuvre d'une longueur immense et d'une idiosyncrasie formelle sans précédent, même dans la tradition russe des œuvres formellement idiosyncratiques. Soljenitsyne a utilisé l'anomalie structurelle non pas comme une fin en soi, comme l'avaient préconisé les formalistes russes, mais pour transmettre le sens direct de ce qui se passait réellement.

La plupart des historiens tracent un récit cohérent des événements passés, mais Soljenitsyne restitue les impressions confuses de participants qui n'avaient aucune idée de la direction que prenaient les événements et rassemblaient des bribes de preuves changeantes et d'informations peu fiables. Pour dépeindre le processus historique, explique Soljenitsyne dans Le Grain tombé entre les meules, il faut rendre "la couleur des opinions et des perceptions successives, changeantes et momentanées". Des centaines de courts chapitres, passant des personnages historiques aux personnages fictifs, transmettent la pulsation des événements presque heure par heure.

La section du troisième volume de mars 1917 consacrée au vendredi 16 mars, par exemple, comprend les chapitres 354 à 407. Les scènes se succèdent rapidement entre le grand-duc Nikolaï Nikolaïevitch et d'autres généraux et employés du télégraphe et des chemins de fer, des personnages fictifs représentant des types de personnes courantes à l'époque, et les principaux héros fictifs du roman, le tout entrecoupé d'extraits de journaux, d'un chapitre de "Fragments de la journée" et de la tentative de l'ancien secrétaire de Tolstoï d'intervenir en faveur des sectaires emprisonnés. Un bref chapitre dépeint ce que la table des matières décrit comme "un nouveau quotidien pour le Comité exécutif [du Soviet des députés ouvriers et soldats].-Le sort de la dynastie Romanov.-Démarrer les tramways". Si cela est difficile à suivre pour le lecteur, c'était encore plus difficile pour les participants réels aux événements.

Un journal a donné des instructions :

Les naïfs craignent qu'avec l'élimination de la monarchie, l'unité de l'État russe puisse vaciller. Mais ce sont les institutions politiques libres qui renforceront l'unité de l'État russe. Le nouveau gouvernement n'est pas né d'une autodésignation : il repose sur la volonté du peuple.

Chacune de ces déclarations s'est avérée fausse. Un autre journal a rapporté :

Plus de 800 prisonniers ont été libérés de la prison locale (dont deux politiques, le reste étant des criminels). Immédiatement après leur libération... le palais de justice a été incendié. .... Pogroms, vols et meurtres s'abattent sur la ville entière.

Un journal de la ville de Tver a décrit comment le gouverneur, voyant une foule se diriger vers sa maison, a téléphoné à l'évêque pour se confesser. Un journal socialiste a publié un curieux "appel" :

Camarades voleurs, routiers, brigands, pickpockets, escrocs, maîtres chanteurs, trafiquants, sots, maraudeurs, cambrioleurs, vagabonds et autres frères... nous devons nous réunir pour choisir des représentants au Soviet des députés ouvriers et soldats... Unissez-vous, camarades, car l'union fait la force !... [Signé] Groupe d'hommes d'affaires consciencieux.

Soljenitsyne inclut également ce qu'il appelle des "écrans" : des indications sur la manière dont une scène peut être filmée. Image par image, le chapitre 418 décrit comment une foule assassine l'amiral libéral Adrian Népénine, surpris ("Il ne s'attendait pas à ce traitement !"). Le signe égal, explique Soljenitsyne, signifie "couper vers" : 

Pendant tout ce temps, nous voyons devant nous... nous voyons en grand et de près le visage de l'amiral, pas encore désenchanté, même maintenant, comment il a fait confiance et espéré. 

Mais là, derrière, des mains de marins écartent les officiers, les entraînent au loin.....

=   Neige piétinée dans la rue qu'ils descendent

=   l'amiral au visage vif et ouvert, qui croyait tant en ces héros en noir.

Une autre perspective apparaît encore dans les brefs proverbes et dictons que Soljenitsyne place en gros caractères entre les chapitres pour évoquer la sagesse populaire qui est hors de portée des participants : "POUR LE PÉCHÉ DU TSAR, DIEU PUNIRA LE PAYS TOUT ENTIER" ; "LE FOU D'AUTRUI EST UNE BLAGUE, VOTRE PROPRE FOU UNE CALAMITÉ". Soljenitsyne a compris que cet empilement de preuves met à mal la patience des lecteurs : "Eh oui, je comprends que je surcharge la Roue de matériel historique détaillé - mais c'est ce matériel même qui est nécessaire pour une preuve catégorique ; et je n'avais jamais fait vœu de fidélité à la forme du roman". Ce commentaire rappelle l'explication de Tolstoï sur les bizarreries formelles de Guerre et Paix, qui contient des documents, une carte et des essais non fictionnels. Comme Mars 1917, il dépeint les événements non pas selon un récit global mais dans toute l'immédiateté déroutante avec laquelle ils ont été vécus. "Qu'est-ce que Guerre et Paix ? a demandé Tolstoï dans son essai "Quelques mots sur le livre Guerre et Paix" :

Ce n'est pas un roman, encore moins un poème, et encore moins une chronique historique. Guerre et Paix est ce que l'auteur a voulu exprimer et a pu exprimer sous la forme dans laquelle il l'a fait. Une telle annonce de mépris de la forme conventionnelle dans une production artistique peut sembler présomptueuse…. Mais l'histoire de la littérature russe depuis l'époque de Pouchkine non seulement fournit de nombreux exemples d'une telle déviation des formes européennes, mais n'offre pas un seul exemple du contraire. Des Âmes mortes de Gogol à la Maison des morts de Dostoïevski... il n'y a pas une seule œuvre artistique en prose qui s'élève au-dessus de la médiocrité et qui s'inscrive dans la forme du roman, de l'épopée ou du récit.

Cette non-conformité est devenue une marque conventionnelle de la russité, une sorte de patriotisme littéraire. Les Russes écrivaient ce que Henry James appelait des "monstres larges, lâches et amples" parce qu'ils étaient convaincus que la "vérité" était plus importante que la forme harmonieuse.

Néanmoins, Soljenitsyne considérait que ses différences avec Tolstoï étaient plus importantes que ses similitudes. Août 1914, le premier roman de La Roue rouge, commence par le personnage fictif de Sanya qui interroge Tolstoï sur son pacifisme intransigeant et son insistance sur le fait que l'amour est la seule réponse appropriée au mal. "Mais êtes-vous sûr [...] que vous n'exagérez pas le pouvoir de l'amour humain ?",  demande Sanya.

Vous dites... que le mal ne vient pas d'une nature mauvaise... mais de l'ignorance..... Mais... ce n'est pas du tout comme ça, Lev Nikolaevich, ce n'est pas comme ça ! Le mal refuse de connaître la vérité.... Les gens mauvais savent généralement mieux que quiconque ce qu'ils font. Et ils continuent à le faire.

Les romans qui suivent, notamment lorsqu'ils dépeignent Lénine et les bolcheviks, illustrent à quel point Sanya a raison. Nicolas II, le gouvernement provisoire et même les généraux refusent d'utiliser la force, "juste pour qu'il n'y ait pas d'effusion de sang", pensent-ils. La principale raison de la victoire des bolcheviks est précisément qu'ils ont profité de cette tendresse.

Les essais qui concluent Guerre et Paix exposent une théorie déterministe de l'histoire en contradiction avec le récit précédent du livre. Tant les essais que le récit lui-même rejettent l'idée que les "grands hommes" influencent les événements historiques, dont les résultats dépendent en fait des centaines de millions de décisions imperceptibles des gens ordinaires. Soljenitsyne, pour sa part, rejette à la fois la vision déterministe et celle des "grands hommes" de l'histoire. À maintes reprises, il nous montre des personnages qui reconnaissent que si seulement les généraux avaient déployé des unités militaires suffisamment tôt, le glissement vers le bolchevisme aurait pu être arrêté. Loin d'être inévitable, l'issue de la révolution a résulté de la lâcheté et de l'indécision de dirigeants cruciaux. C'est pourquoi une si grande partie de Mars 1917 est consacrée à retracer la façon dont les personnes en position d'autorité pensent et réagissent (ou ne réagissent pas) aux événements.

En effet, selon Soljenitsyne, le ministre le plus compétent du tsar, Pyotr Stolypine, avait presque inversé la tendance à la révolution grâce à une série de réformes profondes, notamment en faisant des paysans des propriétaires qui pouvaient posséder des terres à titre individuel, et non plus seulement en tant que membres d'une commune paysanne traditionnelle (obshchina). Son assassinat en 1911 par le terroriste (et possiblement agent double) Dmitri Bogrov a détourné la Russie de la paix, de la prospérité et de l'extension progressive des droits individuels et du respect de l'État de droit. La carrière de Stolypine, qui se déroule avant le début de La Roue rouge , est si importante qu'août 1914 comprend un flash-back de deux cents pages (dans une section intitulée "Des nœuds précédents") sur sa carrière et sa mort. Stolypine, prudent mais décisif, représentait la Russie qui aurait pu être.

Patriote opposé à l'impérialisme russe et à la glorification de la guerre, Soljenitsyne échappait aux catégories habituelles de la pensée russe ou occidentale. Ses ennemis ont donc trouvé facile de l'assigner à l'une ou l'autre des perspectives peu recommandables qui lui étaient plus familières. Ces ennemis comprenaient le KGB, des émigrés russes libéraux comme l'écrivain Andrei Sinyavsky et l'universitaire Efim Etkind, des nationalistes russes extrémistes, des journalistes et des intellectuels occidentaux libéraux, et la plupart des membres de ma propre profession, que Soljenitsyne dénigre en les qualifiant de "slavistes".

Dans sa préface au deuxième volume de Le Grain tombé entre les meules, qui se concentre sur les arguments les plus controversés du livre, Daniel J. Mahoney - généralement considéré comme le plus grand spécialiste de Soljenitsyne au monde - observe que des accusations absurdes et contradictoires ont été portées contre Soljenitsyne. D'une part, un journal d'émigrés russes l'a accusé de "se vendre aux Juifs", et un éditeur russe basé à Londres a insinué qu'il était en réalité le Juif "Soljenitsker". De l'autre, le magazine juif Midstream a qualifié Août 1914 de nouveau Protocoles des Sages de Sion. Malgré ses révélations sur les camps de travail forcé soviétiques dans l'Archipel du Goulag, il a été qualifié d'"allié du Kremlin", voire d'agent secret. Soljenitsyne se souvient que l'émigré Lev Kopelev l'appelait "le chef d'un parti impitoyable" qui se consacrait à un

nationalisme russe extrême... plus terrifiant que le bolchevisme. Kopelev m'a même assimilé à Staline et à l'ayatollah Khomeini, tandis que "membre des Cent-Noirs [ultranationalistes et violemment antisémites], monarchiste, théocrate" sont quelques-uns de ses qualificatifs les plus doux.

Peu d'Occidentaux considéraient Soljenitsyne comme un agent bolchevique, mais beaucoup pensaient que son nationalisme impliquait des vues impérialistes et antisémites. Après tout, Soljenitsyne se considérait comme un patriote. Il s'opposait à ce que les Occidentaux utilisent les termes "russe" et "soviétique" comme synonymes alors qu'en fait, "la Russie et le communisme avaient la même relation qu'un malade et sa maladie". La pensée de Soljenitsyne échappait aux catégories reçues. Contrairement à d'autres qui voulaient voir la fin du bolchevisme, il rejetait la violence révolutionnaire et insistait sur un changement progressif. Et quelle sorte de nationaliste ou d'impérialiste insiste pour que son pays abandonne son empire ?

Dans Comment réaménager notre Russie ? (1991), par exemple, il implore Mikhaïl Gorbatchev d'accorder l'indépendance aux républiques soviétiques non slaves. En fait, si elles ne le voulaient pas, insistait-il, la Russie devrait se séparer d’elles. Si la Russie doit essayer de persuader les autres républiques slaves de rester dans son giron, il estime qu'elles doivent elles aussi être autorisées à partir sans entrave. Prévoyant les conflits susceptibles de surgir si l'Ukraine, avec son importante population russophone et ses liens culturels étroits avec la Russie, choisissait de faire sécession, Soljenitsyne, qui se considérait à la fois comme un Russe et un Ukrainien, espérait éviter le conflit dévastateur que nous connaissons aujourd'hui. Loin de vouloir que la Russie s'accroche à un territoire, ce patriote - de manière unique, pour autant que je sache - recommandait même de rendre au Japon les îles Kouriles qui faisaient l'objet d'un litige.

Le nationalisme, tel que nous l'envisageons habituellement, le consternait. « Je constate avec inquiétude que la conscience de soi russe qui s'éveille a été dans une large mesure incapable de se libérer de la pensée de grande puissance et des illusions impériales », a-t-il averti ses compatriotes. « Quelle perversion pernicieuse de la conscience que de soutenir que nous sommes un immense pays 'pour autant, et que nous sommes pris au sérieux partout' ». Comme le Japon a renoncé à ses ambitions impériales et s'est épanoui, la Russie devrait en faire autant : « Nous devons nous efforcer non pas d'étendre l'État, mais de clarifier ce qui reste de notre esprit. En se séparant de douze républiques... la Russie se libérera en fait pour un précieux développement intérieur ».

Soljenitsyne pensait qu'au cours des cent dernières années, le caractère national russe avait été corrompu, et que la tâche la plus importante du pays devait donc être la restauration spirituelle. Pour les Occidentaux peu familiarisés avec le langage de la spiritualité, si important dans la culture russe, tous ces discours sur le renouveau de l'âme semblaient, au mieux, nébuleux, au pire, une simple couverture pour la théocratie. L'accusation d'antisémitisme a particulièrement offensé Soljenitsyne qui, comme l'ont admis certains critiques, défendait les dissidents juifs et le droit des Juifs à émigrer pour éviter les persécutions religieuses et autres en URSS. Les accusateurs se sont principalement appuyés sur des passages d'août 1914 consacrés à l'assassinat de Stolypine par Bogrov, qui était juif. Comme Stolypine avait été le meilleur espoir de la Russie, certains pensaient que Soljenitsyne devait blâmer les Juifs pour son terrible destin.      

Ayant écrit sur le fléau de l'antisémitisme russe, j'ai été surpris d'entendre que les passages sur Bogrov étaient considérés par certains critiques occidentaux comme une preuve de la haine de Soljenitsyne envers les Juifs. Je connaissais bien ce roman et n'y avais décelé aucun antisémitisme. Après que ces accusations ont été formulées pour la première fois à la suite de la publication en russe, en 1983, de la version augmentée d'Août 1914, Soljenitsyne a exigé :

Et quel genre de raisonnement est-ce là : si Bogrov était juif et que la mort de Stolypine a été un désastre pour la Russie et a facilité le déclenchement d'une révolution, cela signifie que Soljenitsyne rend les Juifs responsables de la révolution de 1917 ? En fait, ils demandent la censure de l'histoire.

Comme Soljenitsyne l'a également observé, la plupart des Occidentaux qui portaient cette accusation n'avaient même pas lu les passages incriminés, puisque le roman n'avait pas encore été traduit. Lorsque le Washington Post, qui avait publié ces accusations, a chargé John Glad de traduire les passages soupçonnés d'être antisémites, il a été "obligé de mentionner qu'il n'avait "trouvé aucune raison d'accuser [Soljenitsyne] d'antisémitisme". Plus révélateur encore, lorsqu'une traduction d'Août 1914 augmenté parut enfin, les accusateurs se turent : « Tous ces critiques semblaient, en un instant, avoir perdu la mémoire ».

Malgré sa focalisation incessante sur les événements politiques, La Roue rouge enseigne paradoxalement que la politique n'est pas la chose la plus importante dans la vie. Au contraire, la principale cause de l'horreur politique est la survalorisation de la politique elle-même. Il est extrêmement dangereux de présumer que si seulement le bon système social pouvait être établi, les problèmes fondamentaux de la vie seraient résolus. Comme les grands romanciers réalistes du XIXe siècle, Soljenitsyne croyait que, comme il l'a déclaré dans Comment réaménager notre Russie ?,

l'activité politique n'est en aucun cas le mode principal de la vie humaine..... Plus l'activité politique d'un pays est énergique, plus la vie spirituelle en pâtit. La politique ne doit pas engloutir toutes les énergies spirituelles et créatrices d'un peuple. Au-delà de la défense de ses droits, l'homme doit défendre son âme.

Dans Le Grain tombé entre deux meules, il répète : eLa vie politique n'est pas l'aspect le plus important de la vie... une atmosphère pure dans la société ne peut être créée par aucune législation juridique, mais par une purification morale ». Commentant La Roue rouge, Soljenitsyne explique que « quelles que soient les profondeurs du mal que le récit a sondées, il ne faut pas laisser cela pervertir l'âme de l'auteur ou du lecteur - il faut arriver à une contemplation harmonieuse ».

Le passage central de Mars 1917 ne concerne pas les ruminations politiques d'un personnage historique mais le bilan de la vie du personnage fictif Varsonofiev, avec toutes ses erreurs irrémédiables et ses jugements erronés qui semblaient si justes à l'époque. Se souvenant de ses fervents espoirs de révolution et de république qui sublimeraient la vie, Varsonofiev pose maintenant une question rhétorique :

Qu'est-ce que la fièvre politique quotidienne pourrait changer pour le mieux dans la vraie vie des hommes ? Quel genre de principes pouvait-elle offrir qui nous sortirait de nos souffrances affectives, de notre mal affectif ? L'essence de notre vie était-elle vraiment politique ? ... Comment pourriez-vous refaire le monde si vous n'étiez pas capable de comprendre votre propre âme ?

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