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25/08/2022

J.M. COETZEE
Italo Svevo, le génie de Trieste

 J.M. Coetzee, The New York Review of Books, 26/9/2002
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


John Maxwell Coetzee (Le Cap, Afrique du Sud, 1940) est chargé de recherche professoral à l'Université d'Adélaïde (Australie). Il est l'auteur de dix-sept ouvrages de fiction, ainsi que de nombreuses œuvres de critique et de traduction. Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 2003. Bio-bibliographie

Ouvrages recensés :

As a Man Grows Older
by Italo Svevo, translated from the Italian by Beryl de Zoete, with an introduction by James Lasdun
New York Review Books, 235 pp., $12.95 (paper)

Emilio's Carnival
by Italo Svevo, translated from the Italian by Beth Archer Brombert, with an introduction by Victor Brombert
Yale University Press, 233 pp., $30.00; $14.95 (paper)

Zeno's Conscience
by Italo Svevo, translated from the Italian and with an introduction by William Weaver, and a preface by Elizabeth Hardwick
Knopf, 437 pp., $20.00

Memoir of Italo Svevo
by Livia Veneziani Svevo, translated from the Italian by Isabel Quigly
Marlboro Press/Northwestern University Press, 178 pp., $15.95 (paper)

1.

Un homme - un homme très grand à côté duquel vous vous sentez très petit - vous invite à rencontrer ses quatre filles et à en choisir une à épouser. Leurs noms commencent tous par A ; votre nom commence par Z. Vous faites une visite et essayez de mener une conversation polie, mais des insultes sortent de votre bouche. Vous vous retrouvez à raconter des blagues osées qui se heurtent à un silence glacial. Dans l'obscurité, vous murmurez des mots séduisants à la plus jolie des A ; quand les lumières s'allument, vous découvrez que vous avez courtisé l’A bigleuse. Vous vous appuyez nonchalamment sur votre parapluie ; le parapluie se casse en deux ; tout le monde rit.

Cela sonne, sinon comme un cauchemar, du moins comme un de ces rêves qui, entre les mains d'un interprète de rêve viennois compétent, Sigmund Freud par exemple, prouvera toutes sortes de choses embarrassantes à votre sujet. Mais ce n’est pas un rêve ! C'est un jour dans la vie de Zeno Cosini, héros de La coscienza di Zeno (1923), un roman d'Italo Svevo (1861– 1928). Si Svevo est une sorte de romancier freudien, est-il freudien dans le sens où il cherche à montrer que la vie des gens ordinaires est remplie de glissades, de parapraxies et de symboles, ou dans le sens où, en utilisant L'interprétation des rêves, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient et La psychopathologie de la vie quotidienne comme sources, il a concocté un personnage dont la vie intérieure fonctionne sur des lignes freudiennes de manuel ? Ou est-il possible que Freud et Svevo aient appartenu tous deux à une époque où les cigares, les sacs à main et les parapluies semblaient avoir une signification secrète, alors qu'à l'époque actuelle, de tels objets ne semblent guère valoir la peine qu'on s'y attarde ?


Statue d'Italo Svevo, Piazza Attilio Hortis, Trieste

« Italo Svevo » (Italo le Souabe) est bien sûr un pseudonyme. Svevo était né Aron Ettore Schmitz. Son grand-père paternel était un juif de Hongrie qui s'était installé à Trieste. Son père a commencé comme un colporteur et a fini comme un marchand de verrerie réussi ; sa mère était d'une famille juive triestine. Les Schmitz étaient des juifs observants, mais d'un genre facile à vivre. Aron Ettore a épousé une convertie au catholicisme, et sous sa pression s’est aussi converti (à contrecœur, il faut le dire). La note autobiographique publiée sur le tard, quand Trieste était devenue italienne et que l'Italie était devenue fasciste, est évasif au sujet de ses antécédents juifs et non-italiens. Les mémoires de sa femme Livia – de tendance quelque peu hagiographique mais parfaitement lisibles - sont également discrets sur cet aspect. Dans ses propres écrits, il n'y a pas de personnages ou de thèmes ouvertement juifs.

Svevo avec sa femme Livia et leur fille Fulvia, vers 1890

Le père de Svevo - influence dominante sur sa vie - envoya ses fils dans un pensionnat commercial en Allemagne, où, pendant ses heures libres, Svevo s'immergeait dans les romantiques allemands. Quel que fût l'avantage que sa scolarité allemande lui procurait en tant qu'homme d'affaires en Autriche-Hongrie, cela le priva d'une formation en italien littéraire. De retour à Trieste à l'âge de dix-sept ans, Svevo est inscrit à l'Instituto Superiore Commerciale. Les rêves de devenir acteur ont pris fin quand il a été refusé lors d'une audition en raison d'une élocution italienne défectueuse. 

En 1880, Schmitz père subit des revers financiers et son fils dut interrompre ses études. Il a pris un emploi à la succursale de Trieste de l'Unionbank de Vienne, où pendant les dix-neuf années suivantes, il a travaillé comme commis. En dehors des heures de bureau, il a lu les classiques italiens et l'avant-garde européenne au sens large. Zola devient son idole. Il fréquente les salons artistiques et écrit pour un journal aux tendances nationalistes italiennes.

Au milieu de la trentaine, après avoir goûté à ce que c'était que de publier un roman (Una vita, 1892) à compte d’auteur et d'être ignoré par les critiques, et sur le point de répéter l'expérience avec Senilità (1898), Svevo s'est marié dans l’éminente famille Veneziani, propriétaire d'une usine où les coques des navires étaient peintes avec un composé unique qui ralentissait la corrosion et empêchait la croissance d’anatifes (peinture antifouling). Svevo a rejoint l'entreprise familiale, où il a pris en charge le mélange de la peinture à partir de sa formule secrète et supervisé le personnel

Publicité pour les produits Veneziani

Les Veneziani avaient déjà des contrats avec un certain nombre de marines dans le monde. Lorsque l'Amirauté britannique manifesta son intérêt, ils ouvrirent une succursale à Londres, que Svevo supervisa. Pour améliorer son anglais, il prit des leçons d'un Irlandais nommé James Joyce, qui enseignait à l'école Berlitz de Trieste. Avec l'échec de Senilità Svevo avait abandonné l'écriture sérieuse. Et voilà qu’en son professeur il a trouvé quelqu'un qui aimait ses livres et comprenait ce qu'il mijotait. Encouragé, il continua ce qu'il appelait ses gribouillis, bien qu'il ne publiât rien jusque dans les années 1920.

La Trieste de l'époque de Svevo, dont la culture était majoritairement italienne, faisait néanmoins partie de l'empire des Habsbourg. C'était une ville prospère, le principal port maritime de Vienne, avec une classe moyenne éclairée qui dirigeait une économie basée sur le transport maritime, l'assurance et la finance. L'immigration avait amené des Grecs, des Allemands et des Juifs ; une grande partie du travail subalterne était fait par des Slovènes et des Croates. Dans son hétérogénéité Trieste était un microcosme d'un empire ethniquement divers qui avait du mal à maîtriser les rancœurs interethniques. Lorsque celles-ci ont éclaté en 1914, l'empire et l'Europe ont été plongés dans la guerre.

Même s’ils étaient tournés vers Florence pour s’orienter en matière culturelle, les intellectuels triestins avaient tendance à être plus ouverts aux courants du nord que leurs homologues italiens. Dans le cas de Svevo, Schopenhauer, Darwin et (plus tard) Freud se distinguent comme des influences philosophiques.

Comme tout bon bourgeois de son temps, Svevo s'inquiétait de sa santé : qu'est-ce qui constituait une bonne santé, comment l'acquérir, comment la maintenir ? Dans ses écrits, la santé prend toute une série de sens, du physique et du psychique au social et à l'éthique. D'où vient le sentiment, unique à l'humanité, que nous ne sommes pas bien, et de quoi désirons-nous être guéris ? Est-il possible de guérir ? Si la guérison implique de faire la paix avec la façon dont les choses sont, est-ce nécessairement une bonne chose d'être guéri ?

Pour Svevo, Schopenhauer a été le premier philosophe à traiter les personnes atteintes de la maladie de la pensée réfléchie comme une espèce à part entière, coexistant avec les types sains et non réfléchissants qui, dans le jargon darwinien, pourraient être appelés les adaptés. Avec Darwin —Darwin lu à travers une lentille schpenhauerienne — Svevo a poursuivi une lutte acharnée tout au long de sa vie. Son premier roman aurait du avoir une allusion dawrinienne pour titre : Un inetto, un inepte ou un mal adapté. Mais son éditeur s'y opposa, et il se contenta d’Una vita, titre plutôt incolore. D'une manière naturaliste exemplaire, le livre suit l'histoire d'un jeune commis de banque qui, quand il doit enfin faire face au fait qu'il est dépourvu de toute pulsion, de toute volonté ou de toute ambition, fait la bonne chose évolutionniste et se suicide.

Dans un essai ultérieur intitulé « L'homme et la théorie darwinienne », Svevo donne à Darwin une orientation plus optimiste, qui se retrouve dans Zeno. Notre sentiment de ne pas être chez nous dans le monde, suggère Svevo, résulte d'un certain caractère inachevé dans notre évolution. Pour échapper à cet état mélancolique, certains s'adaptent plus ou moins bien à leur environnement. D'autres préfèrent ne pas s'adapter. Les inadaptés peuvent ressembler de l'extérieur à des rejets de la nature, mais paradoxalement, ils peuvent être mieux prêts que leurs voisins bien adaptés à affronter ce que l'avenir imprévisible apportera.

La langue maternelle de Svevo était le triestin, une variante du dialecte vénitien. Pour être écrivain, il avait besoin de maîtriser l'italien littéraire, qui est basé sur le dialecte toscan. Il n'a jamais atteint cette maîtrise. En outre, il n'avait guère de sens pour les qualités esthétiques du langage et en particulier aucune oreille pour la poésie : à son ami le jeune poète Eugenio Montale il a fait remarquer qu'il semblait dommage d'utiliser seulement une partie du papier quand vous aviez payé pour l'ensemble de celui-ci. P.N. Furbank, l'un des meilleurs traducteurs de Svevo, qualifie sa prose de « sorte d’italien “commercial”, presque un espéranto, une langue bâtarde et sans grâce totalement sans poésie ni résonance ». Quand il est sorti, Una vita a été critiqué pour ses erreurs grammaticales, pour ses usages dialectaux involontaires, et pour la pauvreté générale de sa prose. Il en fut de même pour Senilità. Quand il était devenu célèbre et que Senilità devait être réédité, Svevo accepta de réviser le texte et de réparer l'italien ; mais il ne le fit que d'une manière désordonnée. En privé, il semble avoir douté qu'il pourrait accomplir quoi que ce soit.

Dans une certaine mesure, la controverse sur la maîtrise de l'italien par Svevo peut être ignorée comme une affaire entre Italiens, sans rapport avec les étrangers qui ne lisent Svevo qu'en traduction. Pour le traducteur, cependant, l'italien de Svevo soulève une question de principe substantielle. Faut-il reproduire ou améliorer silencieusement ses défauts, qui vont des fausses prépositions aux tournures de phrases archaïques ou livresques en passant par un style général laborieux ? Ou, pour poser la question sous une forme inverse, comment, sans écrire une prose délibérément coagulée, le traducteur peut-il traverser ce que Montale appelait la sclérose du monde de Svevo, s'écoulant de son langage même ? Ou, pour poser la question à l'inverse, comment le traducteur, sans écrire une prose délibérément figée, fait-il passer ce que Montale appelait la sclérose du monde de Svevo, suintant de sa langue même ?

Svevo n'ignorait pas le problème. Son conseil au traducteur allemand de Zeno était de traduire son italien en allemand grammaticalement correct, mais pas de l'embellir ou de l'améliorer.

Svevo a déprécié le triestin comme dialettaccio [“dialectasse”], ou comme une linguetta, une sous-langue, mais il n'était pas sincère. Venant beaucoup plus du cœur, le regret de Zeno que les étrangers « ne savent pas ce que cela implique pour ceux d'entre nous qui parlent dialecte [il dialetto] d'écrire en italien…. Avec chacun de nos mots toscans, nous mentons ! » Ici, Svevo traite le pas d'un dialecte à l'autre, du triestin dans lequel il pensait à l'italien dans lequel il écrivait, comme une trahison intrinsèque. Il ne pouvait dire la vérité qu'en triestin. La question que les non-Italiens comme les Italiens doivent se poser est de savoir s'il y a eu des vérités triestines que Svevo a estimé qu'il ne pourrait jamais mettre noir sur blanc sur la page italienne.

Senilità naît d'une liaison que Svevo avait eue en 1891–1892 avec une jeune femme de, comme l'un de ses commentateurs le dit, « profession indéterminée », pour devenir plus tard écuyère de cirque. Dans le livre, la fille s'appelle Angiolina. Emilio Brentani la dépeint comme une innocente qu'il instruira dans les aspects les plus fins de la vie, tandis qu'elle se consacrera en retour à lui. Mais c'est Angiolina qui donne les leçons : l'induction qu'elle offre à Emilio dans les évasions et le sordide de la vie érotique vaudrait bien l'argent, s'il ne s'enveloppait pas trop de fantaisie trompeuse pour l'absorber. Des années après Angiolina s'est enfuie avec un commis de banque, Emilio regardera en arrière sur son temps avec elle à travers une brume rosée (Joyce avait appris par cœur les merveilleuses dernières pages du livre, baignées qu’elles sont de clichés romantiques et d’ironie impitoyable, et les récitait à Svevo). La vérité est que l'affaire a été d’un bout à l’autre sénile, dans le sens unique de Svevo du mot : pas du tout juvénile et vitale, mais au contraire vécue dès le départ par le biais d'un mensonge à soi-même.

Dans Senilità, la tromperie de soi est un état d'être volontaire mais non reconnu. La fiction qu’Emilio se raconte sur qui il est et qui est Angiolina et ce qu'ils font ensemble est menacé par le fait que Angiolina couche à tout-va avec d'autres hommes, et est trop incompétente ou trop indifférente ou peut-être trop malveillante pour le dissimuler. Avec La Sonate à Kreutzer (Tolstoï) et Du côté de chez Swann (Proust), Senilità est l'un des grands romans de la jalousie sexuelle masculine, exploitant le répertoire technique légué par Flaubert à ses successeurs pour entrer et sortir de la conscience d'un personnage avec un minimum d'obscurité, et pour exprimer un jugement sans sembler le faire. L'exploration par Svevo des relations d'Emilio avec ses rivaux est particulièrement lucide. Emilio veut et ne veut pas que ses amis cherchent à coucher avec sa maîtresse ; plus il est capable de visualiser Angiolina avec un autre homme, plus il la désire intensément, au point qu'il la désire parce qu'elle a été avec un autre homme. (le tourbillon des courants homosexuels dans le triangle de la jalousie a bien sûr été signalé par Freud, mais seulement des années après que Tolstoï et Svevo l'avaient fait.)


Beryl Drusilla de Zoete, ép. de Sélincourt (1879-1962)

par Ray Strachey

Huile sur carton, env. 1922-1926

489 mm x 311 mm

© National Portrait Gallery, London

Les traductions anglaises standard de Senilità et Zeno avaient été jusqu'à présent faites par Beryl de Zoete, une Anglaise d'origine néerlandaise liée au Groupe Bloomsbury dont la principale prétention à la renommée était d’avoir étudié la danse balinaise. Dans l'introduction de sa nouvelle traduction de Zeno, William Weaver discute des versions de Zoete et suggère, aussi gentiment que possible, que le moment est peut-être venu de les retirer.

La traduction en 1932 de Senilità par  De Zoete sous le titre As a Man Growers Older est particulièrement datée. Senilità est très axé sur le sexe : le sexe comme arme dans la bataille entre les sexes, le sexe comme marchandise à échanger. Bien que son langage ne soit jamais déplacé, Svevo ne finasse autour du sujet. De Zoete, par comparaison, est trop fleurie. Par exemple, Emilio couve obsessionnellement les actes sexuels d'Angiolina, l'imaginant quittant le lit de la Volpini riche mais répugnant et, pour se débarrasser de l'infamia (honte, mais aussi horreur) de son contact, plongeant directement dans le lit de quelqu'un d'autre. Le phrasé de Svevo est à peine métaphorique : par un second acte sexuel Angiolina essaiera de se laver (nettarsi) des traces de Volpini. De Zoete passe délicatement au-dessus de l'auto-blanchiment : Angiolina va « à la recherche d'un refuge contre une telle étreinte infâme ».

Ailleurs de Zoete élude ou résume simplement des passages dont - à tort ou à raison - elle décide qu’ils ne contribuent pas au sens, ou sont trop familiers pour passer en anglais. Elle surinterprète également, remplissant ce qu'elle pense se passer entre les personnages là où le texte lui-même est silencieux. Les métaphores commerciales qui caractérisent les relations d'Emilio avec les femmes lui échappent parfois. Une fois de Zoete obtient le sens calamiteusement faux, attribuant à Emilio une décision de forcer sexuellement Angiolina (la posséder), alors que tout ce qu'il a l'intention de faire est de clarifier la question de SAVOIR qui la possède (est son propriétaire).

La nouvelle traduction de Senilità par Beth Archer Brombert est une nette amélioration. Sans le vouloir, elle reprend les métaphores submergées ignorées par de Zoete. Son anglais, bien que fermement de la fin du XXe siècle, a une formalité qui reflète une ère antérieure. S'il y a une critique à faire, c'est que dans un effort pour être à jour, elle utilise des expressions qui sont susceptibles de vieillir assez rapidement : « la ligne de fond » ; « être là pour quelqu'un » ; être « tout excité ».

Les titres de Svevo ont toujours été un casse-tête pour ses traducteurs et éditeurs. En tant que titre, A Life (Una vita) est tout simplement terne. Sur la recommandation de Joyce, Senilità est d'abord apparu en anglais sous le titre As a Man Growers Older, bien qu'il ne s'agisse pas du tout de vieillissement. Brombert revient sur un titre de travail antérieur, le Carnaval d'Emilio, malgré le fait que pour l'édition italienne révisée Svevo a refusé de laisser tomber Senilità. (« J'aurais l'impression de mutiler le livre », a-t-il dit à son éditeur. « Ce titre était mon guide et j'en ai vécu. »)

Joyce (g.) et Svevo

2.

La carrière d'écrivain de Svevo s'étend sur quatre décennies turbulentes dans l'histoire de Trieste, pourtant étonnamment peu de cette histoire se reflète, directement ou indirectement, dans ses livres. Dès les deux premiers livres, dans le Trieste des années 1890, on ne devinerait jamais que la classe moyenne italienne de Trieste était sous l’emprise de la ferveur risorgimentale pour l'union avec la patrie. Et bien que Zeno prétende être un document écrit pendant la guerre de 1914–1918, la guerre ne jette aucune ombre sur lui jusqu'aux dernières pages.

Grâce à des contrats avec le gouvernement à Vienne, la famille Veneziani a gagné beaucoup d'argent de la guerre. En même temps, ils se présentaient chez eux comme des irrédentistes italiens passionnés. John Gatt-Rutter, le biographe de Svevo, appelle cela « un simulacre hypocrite » et découvre que Svevo lui-même a pour le moins joué ce jeu.1 Gatt-Rutter critique vivement la politique de Svevo pendant la guerre et après la prise de pouvoir fasciste de 1922. Comme beaucoup de Triestins de classe supérieure, les Veneziani soutenaient Mussolini. Quant à Svevo, il semble avoir accepté le nouveau régime avec ce que Gatt-Rutter appelle une « parfaite mauvaise foi », au motif que le fascisme était un moindre mal que le bolchevisme. En 1925, en tant qu’Ettore Schmitz, il a accepté un prix mineur de l'État pour ses services à l'industrie. Bien qu'il ne soit jamais devenu un fasciste encarté, il a en tant qu'industriel appartenu à la Confédération fasciste des industriels. Sa femme était une membre active du Fascio féminin. 

S'il était moralement compromis par son association avec les Veneziani, Svevo/Schmitz ne le cachait pas dans son écriture. Du vieil homme dans l'histoire La nouvelle du bon vieux et de la belle enfant se déroulant pendant la guerre, le narrateur Svevo écrit :

Chaque signe de guerre dont [il] était témoin lui rappelait douloureusement qu'il en tirait beaucoup d'argent. La guerre lui avait apporté richesse et dégradation..... Il s'était depuis longtemps habitué aux remords provoqués par la réussite de ses affaires et il continuait à gagner de l'argent en dépit de ses remords.

L'atmosphère morale dans cette oeuvre tardive peut être plus sombre, et l'autocritique plus mordante, que nous obtenons dans Zeno, essentiellement comique, mais ce n'est qu'une question de degrés d'obscurité ou de mordant. De Socrate à Freud, la philosophie éthique occidentale a adopté comme impératif le Connais toi toi-même delphique. Mais à quoi cela sert-il de se connaître si, en vous inspiurant de Schopenhauer, vous croyez que le caractère est fondé sur un substrat de volonté, et doutez que la volonté veuille un changement ?

Zeno Cosini, le héros du troisième roman de Svevo et le chef-d' œuvre de sa maturité, est un homme d'âge moyen, confortablement marié, prospère, oisif, avec un revenu de l'entreprise fondée par son père. Sur un caprice, pour voir s'il peut être guéri de quoi que ce soit qui ne va pas avec lui, il se lance dans un cours de psychanalyse. En préambule, son thérapeute, le Dr S., lui demande d'écrire tous les souvenirs qui lui reviennent. Zeno obéit en cinq chapitres longs comme des nouvelles dont les sujets sont : le tabagisme ; la mort de son père ; ses fréquentations ; une de ses aventures amoureuses ; un de ses partenariats d'affaires.

Déçu par le Dr S., qu'il trouve obtus et dogmatique, Zeno cesse de prendre rendez-vous. Pour se dédommager des frais perdus, le Dr S. publie le manuscrit de Zeno. D'où le livre que nous avons sous les yeux : les mémoires de Zeno plus l'histoire de son contexte, « une autobiographie, mais pas la mienne », comme Svevo l'a dit dans une lettre à Montale. Svevo poursuit en expliquant comment il a imaginé des aventures pour Zeno, les a plantées dans son propre passé, puis, échappant délibérément à la ligne entre fantaisie et mémoire, se les est « rappelées ».

Zeno est un fumeur à chaîne qui veut arrêter de fumer, mais pas assez fort pour le faire réellement. Il ne doute pas que fumer est mauvais pour lui, il aspire à l'air frais dans ses poumons - les trois grandes scènes de mort dans Svevo, une dans chaque roman, mettent en scène des personnes qui halètent et s'épuisent terriblement pour respirer alors qu’elles sont en train de mourir - mais il se rebelle contre le traitement. Abandonner les cigarettes, il le sait à un certain niveau instinctif, c'est concéder la victoire à des gens comme sa femme et le Dr S., qui, avec les meilleures intentions, le transformeront en un citoyen ordinaire et sain et lui ôteront ainsi ses pouvoirs : le pouvoir de penser et, plus important, le pouvoir d'écrire. Avec un symbolisme si grossier que même Zeno doit s'en moquer, cigarette, stylo et phallus s’équivalent. “La nouvelle du bon vieux et de la belle enfant” se termine par la mort du vieil homme devant son écritoire, un stylo serré entre ses dents.

Dire que Zeno est ambivalent sur le tabagisme et donc sur le fait d'être guéri de sa maladie indéfinie revient à peine à gratter la surface du scepticisme corrosif mais curieusement gai de Svevo sur la question de savoir si nous pouvons nous améliorer nous-mêmes. Zeno doute des prétentions thérapeutiques de la psychanalyse car il doute de tous les traitements, mais qui oserait dire que le paradoxe qu'il vient d'embrasser à la fin de son histoire - que la soi-disant maladie fait partie de la condition humaine, que la vraie santé consiste à embrasser ce que vous êtes (« Contrairement à d'autres maladies, la vie…admet qu'il n'y a pas de traitement »)- n'invite pas lui-même à un interrogatoire sceptique et zénonien ?2

La psychanalyse était un peu un objet d’engouement à Trieste à l'époque où Svevo travaillait sur Zeno. Gatt-Rutter cite un instituteur triestin : « Les adeptes fanatiques de la psychanalyse… échangeaient continuellement des histoires et des interprétations de rêves et de feuillets de contes, réalisant leurs propres diagnostics amateurs. » Svevo lui-même a collaboré à une traduction de Sur les rêves de Freud. Malgré les apparences, il ne considérait pas son livre comme une attaque contre la psychanalyse en tant que telle, simplement sur ses prétentions curatives. Selon lui, il n'était pas un disciple de Freud, mais un pair, un chercheur sur l'inconscient et l'emprise de l'inconscient sur la vie consciente ; il considérait son livre comme fidèle à l'esprit sceptique de la psychanalyse, telle que pratiquée par Freud lui-même sinon par ses disciples, et a même envoyé une copie à Freud (il n'a pas reçu de réponse). Et en effet, dans l'ensemble, Zeno n'est pas seulement une application de la psychanalyse à une vie fictive, ou simplement un interrogatoire comique de la psychanalyse, mais une exploration des passions, y compris des passions plus mesquines comme la cupidité et l'envie et la jalousie, dans la tradition du roman européen, des passions pour lesquelles la psychanalyse ne s'avère qu'un guide très partiel. La maladie que Zeno a et dont il ne veut pas guérir n'est finalement pas moins que le mal du siècle de l'Europe elle-même, une crise civilisationnelle à laquelle répondent à la fois la théorie freudienne et La coscienza di Zeno.

La coscienza di Zeno est un autre des titres difficiles de Svevo. Coscienza peut signifier conscience anglaise moderne ; elle peut aussi signifier conscience de soi, comme dans Hamlet : « Conscience doth make lards of us all » [La conscience fait de nous tous des lâches]. Dans le livre, Svevo glisse continuellement d'un sens à l'autre d'une manière que l'anglais ne peut pas imiter. Évitant le problème, de Zoete a intitulé sa traduction de 1930 Confessions de Zeno. Pour sa nouvelle traduction, William Weaver abandonne l'ambiguïté et opte pour Conscience de Zeno.

Weaver a publié des traductions, entre autres, de Luigi Pirandello, Carlo Emilio Gadda, Elsa Morante, Italo Calvino et Umberto Eco. Sa traduction de Zeno dans une prose anglaise discrète et appropriée est de la plus haute qualité. Dans un détail, cependant, la langue anglaise trahit Weaver. [Suit un développement sur l’erreur du traducteur, qui a traduit malato immaginario par “imaginary sick man” au lieu de “self-imaginedly sick man”, alors que de Zoete avait utilisé “malade imaginaire” en français, renvoyant à Molière, NdT]  C’est Molière que la femme de Zeno a clairement en tête quand, l'écoutant sans cesse parler de ses maux, elle éclate de rire et lui dit qu'il n'est rien d'autre qu'un malato immaginario. En invoquant Molière plutôt que des théoriciens plus modernes de la psyché, elle attribue en effet les maux de son mari à une prédisposition de caractère. Son intervention met en scène Zeno et ses amis sur une longue discussion du malato immaginario contre le malato reale ou malato vero : une maladie née de l'imagination ne peut-elle pas être plus grave qu'une maladie « réelle » ou « vraie », même si elle n'est pas authentique ? Zeno va plus loin quand il demande si, à notre époque, le plus malade de tous n'est pas le sano immaginario, l'homme qui s'imagine en bonne santé.

Toute la disquisition est menée avec beaucoup plus d'esprit et de finesse dans l'italien de Svevo qu'il n'est possible de le faire dans un anglais circonlocutoire. De Zoete a une longueur d'avance sur Weaver en abandonnant l'anglais et en recourant au français : malade imaginaire pour malato immaginario.

Publié à ses frais en 1923, quand il avait soixante-deux ans, Zeno a été examiné ici et là, mais en aucun cas par un leader de l'opinion critique. Un critique triestin a dit qu'il avait été mis sous pression pour ignorer le livre, car quoi qu'il en soit, c'était clairement une insulte à la ville.

En souvenir du bon vieux temps, Svevo en envoya une copie à Joyce à Paris. Joyce l'a montré à Valéry Larbaud et à d'autres personnalités influentes sur la scène française. Leur réponse a été enthousiaste. Gallimard commanda une traduction, bien qu'à condition que des coupures fussent faites* ; un journal littéraire publia un numéro sur Svevo ; le PEN organisa un banquet pour Svevo à Paris.

À Milan parut un essai d'appréciation sur son œuvre, signé par Montale. Senilità a été réédité sous sa forme révisée. Les Italiens commencèrent à le lire largement ; une jeune génération de romanciers l'adopta comme parrain. La droite a réagi avec hostilité. « Dans la vie réelle, Italo Svevo porte un nom sémitique - Ettore Schmitz », écrivait La Sera en 1927, et suggérait que l'engouement pour Svevo faisait partie d'un complot juif.

Fortifié par le succès inattendu de Zeno, se délectant de sa nouvelle renommée, Svevo se mit à travailler sur un certain nombre de pièces dont la caractéristique commune est le moi vieillissant avec ses appétits non apaisés. Ceux-ci peuvent ou non avoir été destinés à s'intégrer dans un quatrième roman, une suite de Zeno. On peut les trouver, dans des traductions de P.N. Furbank et d'autres, dans les volumes quatre et cinq de l'édition en cinq volumes des écrits de Svevo publiés dans les années 1960 par les Presses de l'Université de Californie, mais maintenant épuisés. C'est l'heure de la rééditer.

Le volume cinq contient également une traduction de la pièce tardive Régénération. Svevo n'a jamais perdu son intérêt pour le théâtre et a écrit de nombreuses pièces au fil des ans, même lorsqu'il travaillait pour les Veneziani. Une seule, Le Trio brisé, a été mis en scène de son vivant.

Svevo est mort en 1928, à la suite de complications résultant d'un accident de voiture mineur. Il fut inhumé au cimetière catholique de Trieste sous le nom d'Aron Ettore Schmitz. Livia Veneziani Svevo, reclassée comme juive, passa les années de guerre, avec la fille des Svevo et le troisième fils de celle-ci, se cachant des escouades de purificateurs ethniques. Le troisième fils a été abattu par les Allemands lors du soulèvement de Trieste en 1945. Les deux autres fils étaient déjà tombés sur le front russe, se battant pour l'Italie et l'Axe.

Note du traducteur

Gallimard/NRF publia en 1927 (et de nouveau en 1954) une traduction de Paul-Henri Michel amputée d'environ 100 pages. Lui écrivant afin de le remercier de son travail, Svevo ne put s'empêcher de lui confier qu'il avait quelque peu souffert de cet "allégement" de son roman, et il ajoutait:" J'ai lu aussi la dernière partie et je ne peux nier que je ne m'en sois parfois senti .froissé. Comme si quelqu'un me coupait brutalement la parole dans la bouche." Et il ajoutait: "Mais j'étais préparé à des choses graves et j'ai eu la satisfaction de découvrir aussi en vous un chirurgien habile, qui sait effleurer de son scalpel des parties vitales sans les atteindre. Quoique un peu dolent, je vous envoie mes remerciements." Une nouvelle édition de Zeno et des autres romans, dont les traductions ont été revues, est parue dans la collection Quarto de Gallimard en 2010, sous la direction du grand Mario Fusco (1930-2015).

Notes de l'auteur

1.      Italo Svevo : A Double Life (Clarendon Press/Oxford University Press, 1988). 

2.     Dans la traduction de Weaver, le passage dit : « Contrairement aux autres maladies, la vie… ne tolère pas les thérapies. » Weaver utilise systématiquement « therapy» pour cura de Svevo, ce qui peut signifier soit le processus d'être sous traitement, soit le résultat final, être guéri. Mais parfois « cure » prend le sens de Svevo plus exactement que « therapy », comme ici, ou dans le serment de Zeno à lui-même qu'il se remettra de la cura du Dr. S. 

Italo Svevo, figurine de Debbie Ritter, Uneek Doll Designs

 

 

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