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10/09/2022

JONATHAN COOK
La reine et ce qu’elle laisse : la Grande-Bretagne du XXIe siècle n'a jamais eu l’air aussi médiévale

Jonathan Cook, Mint Press, 9/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Costumes noirs, tons étouffés, un air de révérence dissimulent la panique d'un establishment qui vient de perdre le véhicule principal pour justifier son privilège

The Queen, par Jorge Luis Cabrera García, Cuba

Toute personne au Royaume-Uni qui s'imaginait vivre dans une démocratie représentative – une démocratie dans laquelle les dirigeants sont élus et responsables devant le peuple – sera en proie à un réveil brutal au cours des prochains jours et des prochaines semaines.

Les horaires de télévision ont été balayés. Les présentateurs doivent porter du noir et parler avec un ton étouffés Les unes des canards sont uniformément sombres. Les médias britanniques parlent d'une voix unique et respectueuse de la Reine et de son legs irréprochable. 

Westminster, quant à lui, a été dépouillé de la gauche et de la droite. Les partis conservateur, libéral-démocrate et travailliste ont mis de côté la politique pour faire le deuil d'une seule voix. Même les nationalistes écossais – censés essayer de se débarrasser du joug des siècles d'une domination anglaise présidée par le monarque – semblent être en deuil effusif

Les problèmes urgents du monde – de la guerre en Europe à une catastrophe climatique imminente – ne sont plus d'intérêt ou de pertinence. Ils peuvent attendre que les Britanniques sortent d'un traumatisme national plus urgent.

Sur le plan intérieur, la BBC a dit à ceux qui sont confrontés à un long hiver au cours duquel ils ne pourront pas se permettre de chauffer leur maison que leurs souffrances sont « insignifiantes » par rapport à celles de la famille d'une femme de 96 ans qui est morte paisiblement dans le luxe. Ils peuvent attendre aussi. 

En ce moment, il n'y a pas de place publique pour l'ambivalence ou l'indifférence, pour la réticence, pour la pensée critique – et certainement pas pour le républicanisme, même si près d'un tiers de la population, surtout les jeunes, souhaite l'abolition de la monarchie. L'establishment britannique attend de chaque homme, femme et enfant qu'il fasse son devoir en baissant la tête. 

La Grande-Bretagne du XXIe siècle n’a jamais eu l’air aussi médiéval.

Éloges funèbres tous azimuts

Il y a des raisons pour lesquelles un regard critique est nécessaire en ce moment, alors que le public britannique est enfermé dans un deuil révérencieux. 

Les éloges funèbres tous azimuts sont destinés à remplir nos narines du parfum de la nostalgie pour couvrir la puanteur d'une institution en putréfaction, au cœur même de l’establishment qui produit les litanies élogieuses.

Ce qu’on demande, c’est que chacun·e fasse preuve de respect pour la Reine et sa famille, et ce n'est pas le moment de critiquer ou même d'analyser. 

C’est vrai, la famille royale a le droit d'être laissée en paix pour le deuil. Mais la vie privée n'est pas ce à quoi ils aspirent, ni l’establishment auquel ils appartiennent. 

La perte des Royals est publique dans tous les sens du terme. Il y aura des funérailles d'État somptueuses, payées par le contribuable. Il y aura un couronnement tout aussi somptueux de son fils, Charles, également payé par le contribuable.

Et entretemps, le public britannique recevra les mêmes messages officiels de toutes les chaînes de télévision – non pas de manière neutre, impartiale ou objective, mais en tant que propagande d'État – payés, une fois de plus, par le contribuable.

Révérence et vénération sont le seul type de couverture de la Reine et de sa famille qui est maintenant permis.

Mais il y a un sens plus profond dans lequel les Royals sont des personnalités publiques – plus encore que ceux mis en lumière par leur célébrité ou leur talent pour accumuler de l'argent. 

Le public britannique a entièrement assumé la facture de la vie de privilège et de luxe choyé des Royals. Comme les rois d'autrefois, ils se sont donné le droit d’enclore de vastes étendues des îles britanniques comme leur propriété privée. La mort de la Reine, par exemple, signifie que le duc et la duchesse de Cambridge viennent d'ajouter toute la Cornouaille à leur domaine. 

Si quelqu'un est propriété publique, c'est bien les Royals britanniques. Ils n'ont pas le droit de réclamer une exemption de contrôle juste au moment où le contrôle est le plus nécessaire – car les privilèges antidémocratiques de la monarchie passent d'une main à l'autre. 

La demande de silence n'est pas un acte politiquement neutre. C'est une exigence que nous collaborions dans un système corrompu de domination de l’establishment et de privilège hiérarchique. 

L’establishment a tout intérêt à faire respecter le silence et l'obéissance jusqu'à ce que le public se penche sur d'autres questions. Quiconque s'y conforme laisse le terrain ouvert au cours des prochaines semaines pour que l’establishment renforce et approfondisse la déférence du public pour le privilège d'élite. 

Continuité du règne

Il ne fait aucun doute que la reine s'acquitta de ses fonctions avec brio au cours de ses 70 années sur le trône. Comme les experts de la BBC ne cessent de nous le dire, elle a aidé à maintenir la « stabilité » sociale et a assuré la « continuité » du gouvernement. 

Tea time, par Vilma Vargas, Équateur

Le début de son règne en 1952 coïncide avec l'ordre de son gouvernement de supprimer le soulèvement pour l'indépendance des Mau Mau au Kenya. Une grande partie de la population a été placée dans des camps de concentration et utilisée comme esclaves  – quand elle n'a pas été assassinée par des soldats britanniques. 

Au plus fort de son règne, 20 ans plus tard, les troupes britanniques ont reçu le feu vert pour massacrer 14 civils en Irlande du Nord lors d'une marche de protestation contre la politique britannique consistant à emprisonner les catholiques sans procès. Ceux qui ont été tués ont fui ou soigné les blessés. L’establishment britannique a supervisé les enquêtes de dissimulation sur ce qui est entré dans l’histoire comme le « dimanche sanglant ».

Et au crépuscule de son règne, son gouvernement a bafoué le droit international, envahissant l'Irak sous prétexte de détruire des armes de destruction massive inexistantes. Pendant les longues années d'une occupation conjointe britannique et usaméricaine, il est probable que plus d'un million d'Irakiens soient morts et que des millions d'autres aient été chassés de leurs foyers. 

La Reine, bien sûr, n'était personnellement responsable d'aucun de ces événements – ni des nombreux autres qui se sont produits alors qu'elle gardait un silence digne. 

Mais elle a fourni une couverture royale pour ces crimes – dans la vie, tout comme elle est maintenant recrutée pour le faire dans la mort. 

Ce sont ses forces armées royales qui ont tué Johnny Foreigner [Jojo le Métèque]. 

C'est son Commonwealth qui a relooké l'empire britannique botté et casqué sous une nouvelle forme de colonialisme plus médiagénique. 

Ce sont l'Union Jack, les Bouffeurs de bifsteck [la garde royale de la Tour de Londres, NdT], les taxis noirs, les chapeaux melon – l’attirail ridicule en quelque sorte associé aux Royals dans l'esprit du reste du  monde – que la nouvelle puissance de l'autre côté de l'Atlantique utilisait régulièrement de son acolyte pour ajouter un vernis de prétendue civilité à ses vilains desseins impériaux. 

Paradoxalement, compte tenu de l'histoire des USA, la particularité de cette relation spéciale dépendait de la présence d'une reine bien-aimée et estimée qui assurait la « continuité » alors que les gouvernements britannique et usaméricain s'apprêtaient à piétiner les lois de la guerre dans des endroits comme l'Afghanistan et l'Irak.

Reine de téflon

Et c'est là que le bât blesse. La Reine est morte, Longue vie au Roi !

Mais le roi Charles III n'est pas la reine Élisabeth II. 

La reine avait l'avantage de monter sur le trône à une époque très différente, lorsque les médias évitaient les scandales royaux à moins qu'ils ne soient totalement inévitables, comme lorsque Édouard VIII provoqua une crise constitutionnelle en 1936 en annonçant son projet d'épouser une « roturière » usaméricaine. 

Avec l'arrivée des nouvelles 24 heures sur 24 dans les années 1980, et l'avènement ultérieur des médias numériques, les Royals sont devenus juste une autre famille de célébrités comme les Kardashian. Ils étaient pain béni pour les paparazzi. Leurs scandales ont fait vendre des journaux. Leurs indiscrétions et querelles rivalisaient avec les intrigues les plus salaces et incendiaires de feuilletons télévisés. 

Mais aucune de ces saletés ne colla à la Reine, même quand récemment il fut révélé – sans aucune conséquence – que ses fonctionnaires avaient secrètement et régulièrement truqué la législation pour l'exempter des règles qui s'appliquaient à tout le monde, en vertu d'un principe connu sous le nom de consentement de la Reine. Un système d'apartheid au profit de la seule famille royale. 

En restant au-dessus de la mêlée, elle offrait une « continuité ». Même la récente révélation selon laquelle son fils, le prince Andrew, s’était ébattu avec des jeunes filles mineures aux côtés de feu Jeffrey Epstein, et avait entretenu l'amitié même après qu'Epstein eut été reconnu coupable de pédocriminalité, n’effleura même pas l’image de la monarque Téflon. 

Charles III, en revanche, est mieux connu – du moins par la moitié plus âgée de la population – pour avoir bousillé son mariage avec une princesse de conte de fées, Diana, tuée dans des circonstances tragiques. En préférant Camilla, Charles a échangé Cendrillon contre la méchante belle-mère, Lady Tremaine. 

Si le monarque est la colle narrative qui maintient la société et l'empire ensemble, Charles pourrait représenter le moment où ce projet commence à se déliter. 


 elchicotriste, Espagne

C'est pourquoi les costumes noirs, les tons étouffés et l'air de révérence sont si désespérément nécessaires en ce moment. L’establishment est en mode maintien frénétique alors qu'ils se préparent à commencer la tâche difficile de réinventer Charles et Camilla dans l’imaginaire public. Charles doit maintenant faire le gros du travail pour l’establishment  que la Reine a assuré pendant si longtemps, même si elle était de plus en plus fragile physiquement.

Les grandes lignes de ce plan sont visibles depuis un certain temps. Charles sera rebaptisé le Roi du New Deal Vert. Il symbolisera le leadership mondial de la Grande-Bretagne face à la crise climatique. 

Si le travail de la Reine était de rebaptiser l'empire Commonwealth, transmutant le massacre des Mau Mau en médailles d'or pour les coureurs de fond kényans, le travail de Charles sera de rebaptiser Renouveau vert la marche de la mort menée par les sociétés transnationales. 

C'est pourquoi il n'y a plus de temps pour le silence ou l'obéissance. C'est précisément le moment – au fur et à mesure que le masque glisse, vu que l’establishment a besoin de temps pour rebooster sa prétention à la déférence – de se lancer à l'attaque. 

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