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20/10/2022

YOSSI MELMAN
Opération "Jette ton pain" : les empoisonnements secrets d'Israël en 1948

 Yossi Melman, Haaretz, le 6/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Un nouvel article de Benny Morris et Benjamin Kedar révèle que bien avant la tentative d'assassinat foireuse, il y a 25 ans, contre Khaled Mechaal du Hamas, Israël a tenté un empoisonnement de masse pendant la guerre en 1948

Le 25 septembre 1997, des membres du Mossad de l'unité des forces spéciales Kidon (hébreu pour baïonnette) ont empoisonné Khaled Mechaal, le président du bureau politique du Hamas, à Amman, en Jordanie. L'un des agents tenait un petit tube et a vaporisé le poison dans l'oreille de Mechaal.

Le dirigeant du Hamas Khaled Mechaal s'adressant à la 8e  Conférence générale du Mouvement islamique soudanais à Khartoum, 2012. Photo : Mohamed Nureldin Abdallah/Reuters

Le modus operandi du Mossad est d'envoyer l'un de ses médecins sur les lieux de l'opération en cas de blessure d'un agent ayant besoin d'un traitement médical, sans risquer d'être démasqué dans un hôpital local. Une femme médecin, accompagnée de Mishka Ben David, l'un des officiers de renseignement du Mossad, a été choisie pour la mission en Jordanie. Ils se sont fait passer pour un couple israélien en vacances dans un hôtel d'Amman. Le médecin et Ben David possédaient un antidote, qui neutraliserait le poison s'il fuyait et blessait les agents par erreur. Israël gardait un antidote de secours à un autre endroit à Amman.

La mission a échoué. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a fait preuve de négligence et d'arrogance dans l'exécution d'une opération sur le sol jordanien, l'allié le plus stratégique d'Israël au Moyen-Orient. Trois ans plus tôt, la Jordanie avait signé un traité de paix avec l'État juif. Cependant, les renseignements étaient également médiocres et la prestation des agents sur le terrain insuffisante. Des membres du Mossad détenant des passeports canadiens falsifiés ont été arrêtés. Quatre autres ont trouvé refuge à l'ambassade d'Israël.

Le roi Hussein de Jordanie a menacé de prendre d'assaut l'ambassade et d'exécuter les agents. Pour apaiser le roi, Israël a accepté de libérer de prison le cheikh Ahmed Yassin, fondateur et chef spirituel du Hamas, et de sauver la vie de Mechaal. Le médecin et Ben David ont donné l'un des antidotes à un officier du renseignement jordanien, qui l'a transmis à un médecin jordanien. Israël a sauvé la vie de Mechaal, un ennemi acharné d'Israël jusqu'à aujourd'hui.

En plus de ces blessures auto-infligées aux intérêts nationaux d'Israël, l'une des conséquences les plus troublantes a été le fait que l'affaire Mechaal a forcé Israël à admettre publiquement qu'il avait utilisé du poison, une forme de guerre biologique. Jusque-là, les rapports sur l'utilisation de poison par les agents du renseignement israéliens étaient toujours attribués à des « sources étrangères ».


Wadie Haddad en 1970

Au moins deux autres incidents de cette nature ont été révélés dans la presse mondiale. L'un a eu lieu en 1978 avec la mort de Wadie Haddad, responsable opérationnel du Front populaire de libération de la Palestine [qu’il avait quitté, NdT]. Haddad était l'architecte du détournement spectaculaire d'avions israéliens et internationaux dans les années 1970, y compris le vol d'Air France détourné vers Entebbe, en Ouganda, en 1976. Au cours d'une opération audacieuse, les commandos israéliens ont tué les terroristes de Haddad, dont les 2 membres des Cellules révolutionnaires allemandes, et ont sauvé la plupart des otages.

Le Mossad a organisé la vengeance. Sachant que Haddad avait un penchant pour les sucreries, il a recruté un de ses assistants comme espion. Selon les instructions des officiers traitants du Mossad, l'aide a acheté du chocolat Cadbury de fabrication anglaise en Belgique. Le chocolat était rempli de poison préparé par des scientifiques israéliens pour le Mossad. L'aide palestinien l'a livré personnellement à Haddad, qui l'a mangé sans le partager. Haddad, qui souffrait de graves maladies sous-jacentes, mourut quelques semaines plus tard dans un hôpital de Berlin-Est. Jusqu'à aujourd'hui, les vétérans du Mossad se demandent si Haddad est mort du poison ou à cause de sa maladie, ou à cause de la combinaison des deux facteurs.

Treize ans après l'échec de la tentative d'assassinat contre Mechaal, le Mossad a frappé à nouveau. En 2010, des agents du Mossad ont empoisonné Mahmoud Mabhouh, un haut responsable du Hamas qui faisait la liaison avec l'Iran pour faire passer des armes à Gaza, dans sa chambre d'hôtel de Dubaï. Mabhouh est mort, et tous les membres de l'équipe touchée sont retournés sains et saufs en Israël. Mais la police de Dubaï a réussi à reconstituer l'opération, révélant que le Mossad avait utilisé de faux passeports occidentaux. Le Mossad a subi un coup porté à son prestige et à son image omnipotente, et l'affaire a nui aux relations extérieures d'Israël.


Le commandant de la police de Dubaï présentant des preuves concernant l'assassinat de Mahmoud al-Mabhouh à Dubaï en 2010. Photo : Reuters

Le Protocole de Genève de 1925 interdit l'emploi des armes biologiques. Cinquante ans plus tard, un autre accord international a été signé : la Convention sur l'interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines et sur leur destruction, communément appelée Convention sur les armes biologiques.

Cependant, alors que 183 États ont ratifié le traité, Israël, avec l'Égypte, la Somalie, l'Érythrée et les Comores, ont refusé d'y adhérer.

Il est largement admis et rapporté que les divers matériaux empoisonnés utilisés par le Mossad pour les cas déjà rendus publics, et quelques autres qui sont restés secrets, ont été fabriqués à l'Institut israélien de recherche biologique à Nes Ziona, à 20 kilomètres au sud de Tel-Aviv.

L'institut, qui appartient conjointement au Cabinet du Premier Ministre et au Ministère de la Défense, a été fondé en 1952, en remplacement du Corps scientifique de l'armée. Son premier directeur était Alexander Keynan.


Alexander Keynan (1921-2012), le premier directeur de l'Institut israélien de recherche biologique. Photo :  Shaul2806

Cette unité est maintenant en vedette dans un article fascinant révélant l'histoire clandestine de la guerre biologique qu'Israël a menée pendant sa guerre d'indépendance en 1948. L'article est écrit par deux historiens, Benny Morris, professeur émérite à l'Université Ben-Gourion de Be'er Sheva, et le professeur émérite Benjamin Ze'ev Kedar de l'Université hébraïque de Jérusalem. L'article – « Cast Thy Bread : Israeli Biological Warfare during the 1948 War » [« Jette ton pain : la guerre biologique d’Israël pendant la guerre de 1948 »] – a récemment été publié par Middle Eastern Studies [en cours de traduction par Tlaxcala].

Cet article est rare pour deux raisons. Premièrement, il a été préparé et publié contre la volonté des services de sécurité israéliens, qui tentent depuis des années de bloquer tout document historique embarrassant sur cette guerre révélant des crimes de guerre contre les Arabes, comme le meurtre de prisonniers, le nettoyage ethnique et la destruction de villages. Deuxièmement, l'article est basé sur des documents originaux conservés dans les archives d'État d'Israël et d'autres archives.

Morris et Kedar avaient déjà découvert que le nom de code de l'opération était « Cast Thy Bread » – tiré d'un verset de l’Ecclésiaste (“Jette ton pain sur la face des eaux, car avec le temps tu le retrouveras”, ;11:1). Sur la base de leurs recherches, ils détaillent comment les scientifiques du corps scientifique, ainsi que les unités de champ de bataille, ont été impliqués dans une campagne systématique pour empoisonner les puits et propager les bactéries typhoïdes dans les villages et les villes arabes ainsi que parmi les troupes d’intervention égyptiennes et jordaniennes. Le but était d'effrayer la population palestinienne, de la forcer à partir et d'affaiblir les armées arabes.


Moshe Dayan en août 1948. Photo: Jim Pringle/AP

L'ordre d'utiliser la guerre biologique a été donné ou du moins approuvé par le fondateur de l'État juif, David Ben-Gourion, qui a été son premier Premier ministre et ministre de la Défense. Ben-Gourion a consulté les meilleurs scientifiques de l'époque, dont le professeur David Erenst Bergman, qui est considéré comme le père du programme nucléaire israélien, le professeur Ephrain Katzir, futur président de l'État, et le professeur Alex Keynan, fondateur de l'institut de recherche biologique. L'échelon militaire supérieur de l'opération clandestine comprenait les généraux Yohanan Ratner et Yigal Yedin, qui était le chef d'état-major de facto pendant la guerre de 1948, puis le lieutenant-colonel Moshe Dayan. Dayan, un futur chef de cabinet et ministre des Affaires étrangères, auquel les scientifiques ont donné des tubes avec la bactérie typhoïde. Sa tâche était de les remettre à ses subordonnés. L'ordre était de les répandre dans les puits près de Jéricho, où l'armée jordanienne était déployée, et dans les villages de la région de Jérusalem où les combats les plus violents ont eu lieu.

Moshe Dayan et Yigal Yadin (1917-1984) , en 1971. Photo
Moshe Milner/GPO

Cependant, l'un des tubes de Dayan s'est cassé, et son fils de 3 ans, Assi (un futur écrivain, acteur et réalisateur) a été infecté et a dû rester au lit pendant des jours.

Des microbes typhoïdes ont également été envoyés dans des bouteilles au front sud. Mais les commandants locaux, de tendance de gauche, refusèrent de participer à l’opération. Ils se sont plaints à leur commandant principal Haim Bar-Lev, également futur chef d'état-major et ministre. Bar-Lev leur a dit de se débarrasser des bouteilles. Néanmoins, quelques soldats israéliens pensaient que les bouteilles contenaient des boissons gazeuses et les ont vidées. Heureusement, pour eux ils n’ont pas été pas gravement malades.

L'article de Morris et Kedar met également en lumière quelques autres cas dans lesquels des soldats israéliens ont été envoyés avec le poison à Acre et dans le village galiléen d'Ilabun. Selon les documents britanniques arabes |sic] et de la Croix-Rouge, des dizaines de résidents locaux d'Acre ont été empoisonnés et sont tombés gravement malades. Un nombre inconnu d'entre eux est mort.

La même méthode a également été utilisée en mai 1948, une semaine après la proclamation de l'indépendance par Israël, à Gaza. Deux soldats juifs d'une unité des forces spéciales se sont fait passer pour des Arabes et se sont infiltrés à  Gaza avec des tubes contenant les germes typhoïdes. Leur mission était d'empoisonner les sources d’approvisionnement en eau de Gaza afin d'arrêter l'avancée de l'armée égyptienne. Mais ils ont été arrêtés, torturés et condamnés à mort en août 1948 par un tribunal militaire égyptien.

Israël n'a jamais admis la vraie nature de leur mission mais les a reconnus comme soldats tombés au combat [sacré combat indeed, NdT] L'article ne précise pas le nombre réel de victimes causées par ces opérations de guerre biologique. Il n’a probablement pas été significatif et de grande envergure en raison du caractère amateur de l'opération Cast Thy Bread et des difficultés logistiques. Pourtant, il n'est pas étonnant que l’establishment sécuritaire israélien ait honte de certains chapitres de son passé et ait essayé de faire disparaître les informations afférentes.

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