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20/05/2023

GIDEON LEVY
Munira et Amer Sabah avaient déjà perdu six enfants lorsque leur fils de 15 ans a été abattu par des soldats israéliens : il avait un fusil en bois

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 20/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Mustafa aspirait à devenir policier et s’était fabriqué un fusil en bois qu’il tenait à porter sur lui. C’est peut-être pour cette raison que les soldats lui ont tiré dessus

Amer Sabah avec une photo de son défunt fils Mustafa

Lorsque Mustafa Sabah, 15 ans, est décédé le mois dernier, ses parents avaient déjà perdu six de leurs onze enfants. Mustafa menait pourtant une vie normale. Aspirant à devenir policier, il s’était fabriqué un fusil en bois et insistait pour le porter sur lui. C’est peut-être pour cette raison que les soldats lui ont tiré dessus

Munira et Amer Sabah ont eu 11 enfants. Cinq sont morts de maladie, un s’est étouffé en mangeant, un autre est en prison. Il y a trois semaines, les soldats des Forces de défense israéliennes ont tué le seul de leurs enfants qui était encore en bonne santé et libre - Mustafa, un garçon de 15 ans. Même l’agonie et la douleur indélébiles exprimées sur le visage de Munira, ou la souffrance gravée sur celui d’Amer, ne racontent pas toute l’histoire de cette famille. Il est difficile de le dire, difficile voire impossible de l’imaginer, mais dans le cimetière de la ville palestinienne de Tuqu’, à l’orée du désert de Judée, reposent les tombes de sept enfants de cette famille malheureuse, toutes alignées.

Toutes les tombes ont été creusées ces dernières années. La dernière en date est celle de Mustafa, dans la poitrine duquel un soldat israélien a tiré une balle de dumdum qui a immédiatement ravagé ses organes internes. Mustafa s’est effondré, mort. Il était en classe de seconde et représentait pratiquement le dernier espoir de ses parents de retrouver un peu de normalité dans leur vie. Aujourd’hui, cet espoir s’est éteint.

Mustafa a été tué il y a trois semaines, le 28 avril, à Khirbet Tuqu’ (site de la Teqoa biblique et de la colonie moderne du même nom), à quelques centaines de mètres de son domicile. Cette semaine, nous avons visité le site où le garçon a été abattu. Nous avons gravi une colline rocheuse, parsemée d’épines, dont le sol est déjà jaune et desséché par la chaleur. Au sommet de la colline, nous avons vu un petit cercle de pierres qui marque l’endroit où Mustafa est mort. Une affiche avec sa photo se trouve au centre.

C’est là qu’il s’est rendu ce vendredi après-midi avec ses amis, apparemment pour jeter des pierres aux soldats qui avaient investi la ville de 14 000 habitants ; c’est là que les soldats ont ouvert le feu à une distance d’environ 50 mètres. Il y avait 20 à 25 enfants et autres jeunes sur la colline, et six soldats au milieu des oliviers au pied de la colline.

Un petit cercle de pierres marque l’endroit où Mustafa est mort

Qu’est-ce que les soldats faisaient là, à une distance considérable de la colonie israélienne la plus proche et aussi assez loin de la route d’Hébron qui se trouve en contrebas ? À Tuqu’, dont deux des trois routes d’accès sont bloquées depuis des mois par l’armée, plus personne ne se demande “pourquoi”. Selon les témoignages recueillis par Amer Aruri, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, Mustafa était le plus proche des soldats ; c’est peut-être pour cela qu’il est devenu une cible. Deux de ses amis se tenaient à quelques mètres derrière lui. L’un d’eux, un homme de 27 ans, l’a averti de ne pas s’approcher des soldats, mais en vain.

Un poster de Mustafa mort attend les visiteurs de la maison familiale ; un autre grand poster est accroché au centre de l’élégant salon. Aucun des autres enfants décédés n’est commémoré ici, seul Mustafa, le chahid (martyr), dont la mort est aussi la plus récente.

Amer Sabah, 44 ans, père sept fois endeuillé, est chauffeur de taxi sur l’axe Tuku’-Bethléem ; Munira est une femme au foyer de 36 ans. Le couple est cousin, ce qui explique la mort de quatre de leurs filles d’une maladie génétique qui a affecté leur cerveau.

La première à mourir a été Maram, en 2004 ; elle avait 7 ans et était paralysée depuis la naissance. Iman, 8 ans, est morte ensuite, en 2013, après avoir été paralysée depuis l’âge de six mois. L’année suivante, Jadulin est décédée à l’âge de 10 ans ; Aisha s’est éteinte en 2020, à l’âge de 9 ans. Ce n’est pas là toute la mesure des tourments et des deuils subis par cette malheureuse famille : une cinquième fille, Reina, est décédée en 2021 à l’âge de 8 mois, après s’être étouffée en mangeant. Entre les décès des deux dernières filles, l’aîné, Mohammed, est mort d’un cancer. Il avait 17 ans.

Il y a seize mois, le fils des Sabah, Yazen, 18 ans, a été arrêté parce qu’il était soupçonné d’avoir jeté des pierres. Depuis, il est détenu à la prison de Megiddo et attend d’être jugé. Mustafa, 15 ans, ses deux sœurs - Ruah, 6 ans, et Salam, 18 mois - et un frère, Rifa’at, né aveugle et paralysé il y a six mois, sont toujours à la maison.

Munira Sabah, dont le fils Mustafa a été tué par balle. Il lui a dit qu’il avait fabriqué le fusil et que personne n’avait le droit de le lui enlever.

Mustafa rêvait d’être policier, il s’est donc fabriqué un fusil en bois, ce qui a peut-être scellé son destin (nous reviendrons sur ce fusil). (Il aimait nager dans la piscine du village voisin et était un joueur de football passionné. Le dernier jour de sa vie, il s’est levé vers 9 heures, a pris son petit-déjeuner, s’est rendu à la mosquée pour la prière du vendredi, puis est rentré chez lui. Il a travaillé dans le jardin familial pendant que ses parents emmenaient la petite Rifa’at passer un examen médical à Bethléem. Ils ont dit à Mustafa qu’à leur retour, ils iraient faire un barbecue avec sa grand-mère dans un bosquet près de leur maison. Mais à leur retour, vers 15 heures, Mustafa n’était pas à la maison.

Canapés en velours marron dans le salon. Les parents s’assoient séparément. Munira fixe le sol. Ni elle ni son mari ne pleurent pendant notre conversation - leurs larmes semblent s’être taries.

Ils racontent qu’ils ont cherché Mustafa chez sa grand-mère, mais qu’il n’y était pas. À 15 h 30, un habitant a appelé le frère d’Amer pour lui dire que Mustafa se trouvait dans la clinique locale. Ses parents s’y sont précipités. Mustafa gisait là, mort, la poitrine ouverte par une blessure par balle, mais sans une goutte de sang sur ses vêtements. Ses amis l’avaient porté jusqu’à la route et, de là, un habitant l’avait transporté en voiture jusqu’à la clinique, mais il n’était déjà plus là.

« Le dumdum a explosé à l’intérieur de son corps », explique son père sèchement.

Aujourd’hui, ses parents décrivent ce qui s’est passé dans les semaines précédant sa mort. Ils sont convaincus que cette série d’événements a conduit à ce qu’ils considèrent comme l’exécution de leur fils. 

Une affiche sur la clôture de la maison de Sabah porte des photos de Mustafa (à gauche) et de son frère Yazen, détenu en Israël depuis 16 mois. 

 Quarante jours avant sa mort, Mustafa jouait avec son fusil en bois dans la rue, en visant ses amis. Soudain, une patrouille de l’armée ou de la police des frontières est arrivée ; les soldats, qui se trouvaient non loin de sa maison, l’ont poursuivi et ont tiré sur lui, mais il leur a échappé. Sa mère a entendu les coups de feu et s’est précipitée. Elle a trouvé son fils en train de fuir et l’a supplié de se débarrasser de son fusil. Mustafa a refusé. Il a dit à sa mère que c’était son fusil, qu’il l’avait fabriqué et que personne n’avait le droit de le lui prendre, et qu’il ne le jetterait pas.

Il est rentré le soir et ils ont tous dîné ensemble. Elle pensait que l’histoire était terminée. Après tout, le garçon ne faisait que jouer avec un fusil jouet.

Le lendemain matin, un drone a survolé Tuqu’ et un groupe important de soldats et d’agents du Shin Bet est arrivé pour arrêter Mustafa chez lui. Mais une fois de plus, il leur a échappé, se cachant dans la maison de son oncle, située à proximité. Des dizaines de soldats ont encerclé la maison, se souviennent aujourd’hui les parents. L’un d’eux a saisi la chemise d’Amer et lui a dit : « Tu dois ramener Mustafa immédiatement, ou on t’arrête ». Les soldats ont fouillé la maison, mais n’ont pas trouvé le fusil en bois. Ils ont rapporté l’ordre à Amer d’amener son fils.

Mustafa a suivi les événements depuis la fenêtre de son oncle. Lorsqu’il a entendu des cris dans sa maison, provenant à la fois des soldats et de ses parents, il a décidé de se rendre. « Je suis Mustafa », a-t-il dit aux soldats en arrivant chez lui. L’un d’eux l’a saisi et l’a emmené dans la pièce voisine. Ses parents ont entendu les soldats insulter leur fils. Ils ont exigé que Mustafa leur remette le fusil et ont ordonné à Amer de dire à son fils de leur donner l’ “arme”. La femme soldat, dont Mustafa se souvenait depuis l’incident dans la rue, a affirmé qu’à l’époque, il avait pointé le fusil vers elle et avait essayé de lui tirer dessus. Mustafa a répondu, selon ses parents, « Ce n’est pas ma faute si la soldate a cru qu’il s’agissait d’un vrai fusil ».

Dans la pièce voisine, Mustafa a été battu. Les soldats voulaient son fusil. L’agent du Shin Bet qui accompagnait les soldats a menacé de le tuer s’il ne le remettait pas. Mustafa a été menotté, la carte d’identité de son père a été prise et l’unité est partie avec le garçon.

« Il faudra beaucoup de temps avant que vous ne revoyiez votre fils », a dit l’homme du Shin Bet à Amer. Ce dernier en était persuadé. Le lendemain soir, vers 10 heures, Mustafa a appelé son père pour lui dire qu’il avait été libéré et lui a demandé de venir le chercher - il se trouvait près de la prison d’Ofer, à l’extérieur de Ramallah, à une certaine distance au nord de son domicile. Il a dit à son père qu’il avait été emmené au centre d’Etzion, non loin de Tuqu’, qu’il avait été battu mais pas interrogé, et qu’il avait été libéré le lendemain à Ofer.

Dix jours plus tard, il jouait à nouveau avec le fusil dans la rue lorsque des soldats sont arrivés. Ils ont tiré sur ses jambes, mais il n’a pas été touché. Finalement, ils l’ont emmené en détention, dans la tour militaire qui domine Tuqu’, où ils l’ont battu une fois de plus. Entre-temps, Amer a appris que son fils avait essuyé des tirs et avait été arrêté. Inquiet, il s’est dirigé vers la tour et a demandé aux soldats si son fils avait été arrêté, mais ils ont nié. Il a demande au bureau de coordination et de liaison du district si Mustafa avait été blessé ou arrêté. Au bout d’un certain temps, il est informé que son fils n’a pas été blessé mais qu’il est en détention.

La ville palestinienne de Tuqu’, ce mois-ci

Vers 21h30 ce soir-là, Mustafa a rappelé son père pour lui dire qu’il avait été libéré, mais qu’il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Il a hélé un taxi palestinien, le chauffeur lui a dit qu’il se trouvait près de la colonie d’Efrat, dans le bloc de colonies d’Etzion, non loin de sa maison, et son père est venu le chercher une deuxième fois. Il a raconté à son père que les soldats l’avaient forcé à monter et à descendre de la tour, les yeux bandés.

Son père déclare aujourd’hui que la famille pense que les soldats qui ont abattu son fils deux semaines plus tard savaient qui ils visaient. Munira intervient : « La famille ne le pense pas, elle en est convaincue ».

Cette semaine, nous avons interrogé l’unité du porte-parole de l’IDF sur l’allégation des parents et avons reçu une réponse laconique : « Le 28 avril 2023, dans la région de Tekoa, une foule désordonnée composée de dizaines de personnes a jeté des pierres sur des combattants de Tsahal. Une unité des FDI qui se trouvait sur place a utilisé des moyens pour disperser les troubles et a ensuite tiré sur l’un des principaux participants aux troubles. La mort de Sabah a ensuite été signalée et une enquête de la police militaire a été ouverte. À l’issue de celle-ci, les conclusions seront transmises à l’unité de l’avocat général militaire pour examen ».

Cette semaine, Munira est allée rendre visite à Yazen à la prison de Megiddo, pour la première fois depuis la mort de son frère. Israël n’a cependant pas autorisé le père de Yazen à la suivre. Amer est désormais le père d’un chahid et, à ce titre, il lui est interdit, pour des raisons de sécurité, de rendre visite à son fils incarcéré, presque le seul de ses enfants qui lui reste. Les mots manquent.

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