Luis E. Sabini Fernández, Futuros Magazine, 14/8/2023
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Le gouvernement de Luis Lacalle Pou prend des mesures pour réduire la présence de la philosophie dans l'enseignement secondaire et pour restreindre l'astronomie, en en faisant une matière “optionnelle”, diminuant ainsi la contribution qu'elle peut apporter à la compréhension du monde par les jeunes élèves.
Cette attaque ou ce mépris de la pensée abstraite se fonde souvent sur l'accent mis sur des matières utiles et concrètes telles que l'anglais, la technologie, l'économie et la finance. Pour que les élèves « tirent le meilleur parti de leur temps d'étude ».
Il s'agit d'un vieux débat de l'histoire uruguayenne, qui a certainement existé aux USA, en Europe et dans les pays asiatiques.
Ce “rappel à l’ordre” et un certain dédain pour les sujets abstraits ou sans rapport avec les besoins en matière d’emploi ont eu un curieux précédent sous la présidence du père de l'actuel président, Luis Alberto Lacalle Herrera (1990-1995). Et l'on peut penser que ce sont les mêmes puissances idéologiques qui veulent voir la jeune génération intégrée “comme il se doit” dans un monde de plus en plus high-tech.
Mais nous nous n’avons pas affaire à des considérations désintéressées, comme le proclament nos hommes politiques.
"Citoyen, le pays a besoin de Vous
et Vous, vous devez aller travailler.
Ne portez pas préjudice à votre pays,
Donnez -vous à fond et vous verrez
comme nous avancerons"
"Publicité" du 7 juillet 1973 de la junte issue du coup d'État du 27 juin
La critique d'une éducation prétendument intellectualiste ne cache pas que, par exemple, l’entreprise papetière UPM promeut une éducation instrumentale pour nos enfants et nos jeunes dans les zones proches de ses usines, afin que ses travailleurs puissent exécuter leurs tâches de manière experte, même s'ils manquent d'expérience de discernement, et que tout effort visant à générer une aptitude critique se dilue.
Le type de formation que le monde des entreprises transnationales exige est celui d'une main d'œuvre à leur service, certes au fait des évolutions technologiques, mais oublieuse de toute réflexion (le monde hyper-technologique de notre époque a déjà ses spécialistes pour cela, comme toute société de maîtres en a toujours eu).
La question posée par les programmes de l'enseignement secondaire est complexe. Parce que les projets humanistes, érudits et intellectuels qui ont caractérisé l'Uruguay libéral, celui de la plus grande partie du XXe siècle, n'ont pas contribué à former des jeunes capables de gérer leur propre avenir et celui de la société dans laquelle ils vivent, de l'intérieur, d'en bas. Parce que, en tant que société périphérique, notre développement s'est fait de l'extérieur et d'en haut.
Néanmoins, l'Uruguay a une histoire relativement riche de philosophie, du moins dans le concert de l'Amérique du Sud et centrale.
Peut-être même cela est-il dû à son origine : un territoire séparé d'un concert politique plus large, qui a été contraint pour des raisons géopolitiques (par les puissants de l'époque et par ses voisins) à être “indépendant” ou ”libre”, ce qui l’a obligé à générer, sinon sa propre histoire, du moins son propre chemin. Peut-être est-ce à cause du poids politique des premiers projets d'indépendance sur ce territoire ; le rêve confédéral d'Artigas, peut-être à cause des nouveaux apports qui sont tombés sur notre terre sans concertation mais avec férocité, et l'ont fécondée, comme, par exemple, les émigrations ou plutôt les refuges politiques des pré-communards parisiens de 1848 et peu après, ceux des communards parisiens de 1871. [1] Cet apport a façonné l'Uruguay et en particulier la Montevideo du XIXe siècle, “la Nouvelle Troie*”, ce qui s'est traduit culturellement par un phénomène particulier : tout au long du XIXe siècle, il y a eu en Uruguay plus de livres édités en français qu'en espagnol.
C'est avec ce bagage culturel, totalement européaniste bien que ne s'inscrivant pas dans la matrice ibérique qui caractérise tant de nouveaux États dans les Amériques au sud du Rio Bravo, que l'Uruguay entre dans le XXe siècle et que, presque immédiatement, José Batlle y Ordóñez, fils du président Lorenzo Batlle, lance dans ce petit pays une modernisation particulière qui aura pour mot d'ordre une démocratisation unitaire, qu'il qualifiera d'institutionnelle.
Le fondateur d'une des dynasties politiques uruguayennes, pour une raison circonstancielle et fortuite, a réussi à placer le pays sur une voie unique. Une chose qui, compte tenu des origines de l'Uruguay, s'était avérée difficile. Le pays a été divisé, bicéphale, pendant une bonne partie du XIXe siècle - blancs et rouges, gouvernement de la défense et des douanes d'Oribe, unitaires partisans de l’union avec l’Argentine (aporteñados) et pro-Brésiliens (abrasilerados), docteurs contre caudillos - et la mort au combat d'Aparicio Saravia, chef armé de l'armée de miliciens du Parti national, a mis fin à la “Révolution de 1904” [la guerre civile qui opposa les colorados urbains et “modernes” aux blancos, ruralistes, caudillistes et “traditionalistes”, qualifiés de “révolutionnaires” NdT].
Affiches batllistes pour l'enseignement gratuit, le vote des femmes et contre le nazifascisme. Les femmes uruguayens ont été les premières à exercer le droit de vote vote en Amérique latine, en 1927
Avec JByO, un processus de démocratisation et de sécularisation face à l'Église catholique s'est amorcé : divorce par la seule volonté de la femme, abolition des mauvais traitements infligés aux prisonniers, acceptation des revendications syndicales, abolition de la peine de mort, de la tauromachie, des combats de coqs et de nombreuses autres mesures similaires, le tout (ou presque) au cours de la première décennie du XXe siècle.
La droite classique - celle des latifundia, du crucifix et des affaires entre gentlemen - déborde de haine. Elle est contre le communisme qu'elle croit voir dans le batllisme.
Mais sur ce point, le batllisme a persévéré. Il a défendu une laïcité qui a permis de renforcer et de développer l'enseignement public. Et il a eu des opposants, comme José Enrique Rodó, qui ont aussi contribué au potentiel intellectuel et philosophique de l'Uruguay.
Carlos Vaz Ferreira (1872-1958)
Pedro
Figari (1861-1938), autoportrait
Pedro Figari - Candombe (huile sur carton)
Dans ce domaine, la contribution de Carlos Vaz Ferreira sera déterminante. Et avec lui, un épanouissement de la philosophie. Et avec Pedro Figari, une autre tête pédagogique (même s'il finit par être célèbre pour ses peintures), postulant un élargissement de l'éducation des jeunes. Même avec des limites classistes, l'Uruguay a ouvert avec sa politique culturelle et éducative une action, un développement intellectuel, social et politique pour les nouvelles générations, [2] qui ne se limitait en aucun cas aux noyaux oligarchiques. C'était l'Uruguay de l'hebdomadaire Marcha (1939-1974) et, en même temps, de la “génération critique”. De nombreux autres professeurs et intellectuels ont exprimé cet Uruguay avec une substance philosophique : Carlos Real de Azúa, Roberto Ares Pons, Carlos Quijano (fondateur de Marcha) et bien d'autres encore. L'Uruguay du milieu du XXe siècle générait un formidable mouvement critique enraciné dans le développement des idées de nos philosophes, professeurs et intellectuels, la philosophie active et pratique qui s'était forgée dans le pays. La FEUU (Federación de Estudiantes Universitarios Uruguay) ) a été l'une de ces pépinières. L'Uruguay s'est forgé une représentativité, une validité intellectuelle continentale, impressionnante aux regards des dimensions du petit pays.
Le perfectionnisme de JByO l'a conduit à essayer d'établir un régime de gouvernement collégial inspiré de la Suisse (les Suisses ont joué un rôle énorme en Uruguay à cette époque et plus tard, non pas dans le gouvernement mais dans l'amélioration de l'industrie laitière). Mais la première mise en œuvre de la “collégialité” a été limitée et la seconde a coïncidé avec le début d'une crise qui allait ronger tout le pays dans la seconde moitié du XXe siècle. La tentative d'éliminer les leaderships caudillistes par des gouvernements collégiaux n'a pas seulement échoué sur le plan politique, mais n'a pas non plus réussi à tempérer les leaderships.
Ce divorce entre la doctrine et la réalité s'est également exprimé à propos des rapports de force entre les États : les batllistes sont allés jusqu'à se déclarer anticolonialistes. Et c'est sous ce slogan qu'ils ont exproprié, surtout à la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses entreprises et services que les “Anglais” avaient déployés dans le pays. Mais cela a coïncidé avec l'ouverture du pays à un autre investissement, celui des USA.
Nous avons échangé les trains contre des voitures et des camions.
Et avec un moins : à nouveau des trains à nous (comme les premières lignes de 1869) [passées sous le contrôle de capitaux britanniques en 1878, les lignes ferroviaires furent nationalisées en 1949, NdT] contre des voitures et des camions venus d’ailleurs. Made in USA.
Mais ce changement de métropole n'a pas commencé en 1945, avec l'établissement des USA comme première puissance mondiale. L'histoire d'amour entre le battlisme et l'American way of life a commencé bien plus tôt.
Avec le président batlliste Baltasar Brum, pour qui la doctrine Monroe, discutée à l'occasion de son premier centenaire en 1923, n'était pas une expression impériale des USA, mais le moyen de se débarrasser de toutes les prétentions coloniales européennes.
Ce qui veut dire que probablement le principal continuateur de Pepe Batlle, avec une fin tragique qui l'honore [3] a eu la myopie la plus absolue face à un colonialisme, un impérialisme qui a à peine muté certains de ses traits, qui a été facilement accepté et adopté par la nouvelle direction politique battliste.
Alberto Guani, ministre des Affaires étrangères batlliste, sera le seul représentant de l'Amérique luso-hispanique à soutenir la déclaration Balfour du gouvernement britannique, 1917, promettant la Palestine aux référents du grand capital juif transnational. Au mépris total de la population qui existe en Palestine depuis des siècles (ou des millénaires ?).
Ce n'est pas étrange. Il était “naturel” pour des Européens d'occuper le territoire qu'ils considéraient comme leur appartenant. Ils l'ont fait sur tous les continents ; ils l'ont fait dans l'Uruguay actuel, peuplé avant l'arrivée des Espagnols et des Portugais par des Charrúas et des Yaros, des Arachanes, des Guenoa-Minuanes, des Bohanes, dont il ne reste pratiquement aucune idée, aucun souvenir et aucun témoignage, si ce n’est les tumulus funéraires connus sous le nom de “cerritos” (bien qu'il faille comprendre qu'il y a du sang de ces indigènes dans notre pays, surtout, mais pas exclusivement, des enfants et des femmes qui ont survécu aux massacres et aux massacres des "Cerritos") : il y a du sang de ces indigènes dans notre pays, surtout, mais pas exclusivement, des enfants et des femmes qui ont survécu au massacre du Salsipuedes en 1831 [la “solution finale” décidée par le président Fructuso Rivera sur l’insistance des latiufundiaires du nord-est, NdT] et qui ont été répartis comme serviteurs dans les familles aristocratiques de Montevideo, frustrées par l’abolition de l’esclavage 5 ans auparavant).
Mais parallèlement au virage à droite opéré par le batllisme dans notre pays, toujours sous la bannière progressiste de la résistance au colonialisme européen et de l'engagement en faveur de la modernisation technologique (étroitement, mais pas exclusivement, identifiée aux USA), le pays a continué à se caractériser par une critique politique et philosophique agitée et interrogative. Entre autres caractéristiques, il est devenu vigoureux en matière de politique internationale, de troisième position** : ni avec les USA, ni avec l'URSS.
En 1959, il y a deux phénomènes nouveaux. L'un n’est pas si nouveau : la crise économique, qui avait été repoussée pour le pays avec la guerre de Corée (1950-1953) grâce aux exportations - viande et laine – revient, de plus en plus prégnante, dans la seconde moitié des années 1950. Et deuxièmement, la révolution cubaine fait irruption sur la scène latino-américaine. Elle entraîne avec elle une grande partie de la “génération critique”.
Faisons
une dernière référence à la vigueur philosophique de notre pays. Vers 1973,
alors que le pays traversait une crise féroce, il existait encore une Faculté
des lettres et des sciences humaines malmenée, promue en 1945 par Carlos Vaz
Ferreira, et dans son département de philosophie, à côté de départements tels
que la philosophie théorique, l'épistémologie, l'esthétique, deux départements
d'histoire de la philosophie et un autre de philosophie de l'histoire, il y
avait un département de philosophie de la pratique, dont le directeur était Mario Sambarino. Avec le coup d'État de juin 1973,
l'université est fermée pour deux ans de purification idéologique. Dans ses cours de séminaire, déjà à la veille
de la fermeture de l'université, Sambarino expliquait : le régime mis en place
proclamait sa lutte contre les Tupamaros, la guérilla, la violence, le
marxisme, le socialisme. Cette chaire n'est ni guérillera, ni frenteamplista,
ni marxiste, ni violente. S'ils s'en tiennent à ce qu’ils proclament, notre
travail doit continuer. Si nous sommes balayés sans être sur les listes et les
groupements dans lesquels se trouvent d'autres collègues, cela révélera le
véritable caractère liberticide et archi-réactionnaire du projet de la
dictature.
L'Institut de philosophie de la pratique, comme tous les autres, a été fermé
pendant ces deux années. La quasi-totalité de son personnel, y compris le
directeur, a été innocentée. Mario Sambarino, auteur de l'extraordinaire essai Investigaciones sobre la estructura
aporético-dialéctica de la eticidad (1959), a dû vivre les dix dernières
années de sa vie en exil à Caracas, pour revenir au début de 1984 à Montevideo,
où il est décédé le 15 juin de la même année.
Notes du traducteur
*“Nouvelle Troie” fait référence au titre du livre d'Alexandre Dumas, "Montevideo ou une nouvelle Troie" [télécharger le livre], consacré à la résistance des Orientaux au siège de Montevideo (1843-1851), auquel participèrent des combattants internationalistes européens (Français, Irlandais, Écossais, Italiens), parmi lesquels Giuseppe Garibaldi. C'est là que sont nées les "chemises rouges" garibaldiennes.
**La “troisième position” correspond à un courant de pensée connu en Uruguay comme tercerismo des années 20 aux années 60, concept fourre-tout mêlant souverainisme/nationalisme, non-alignement, antiimpérialisme et anticapitalisme, dont les tenants produisaient leurs analyses dans le cadre universitaire et dans l’hebdomadaire Marcha. En résumé, un rejet d’une globalisation sous les fourches caudines de la polarisation Est-Ouest, opposé aussi bien au “panaméricanisme”, cache-sexe de la Doctrine Monroe qu’au neutralisme. Certains aspects du “tercerismo” se retrouvent dans le péronisme, d’autres dans le chavisme, le corréisme (Équateur) ou le MAS bolivien (Evo Morales et Alvaro Garcia Linera).
Notes de l'auteur
[1] La Commune de Paris de 1871 est la première tentative de lutte pour le socialisme. Et elle fut très importante, non seulement en raison du nombre de morts, estimé à plusieurs dizaines de milliers de travailleurs, assiégés et férocement réprimés, mais aussi parce qu'elle fut la première confrontation entre le capitalisme et le socialisme. Lorsqu'en février 1918, Lénine et ses hommes calculent que le coup d'État qu'ils ont mis en scène et appelé révolution a déjà duré deux longs mois -la durée de vie de la Commune - et tient encore debout, ils célèbrent cela comme un “triomphe”, et l'on dit que même l'austère Lénine a trépigné de joie.
[2] Une anecdote du milieu du 20ème siècle : le professeur de philosophie Ismael San Miguel, examinateur légendaire, insiste tout au long du cours sur l'importance de penser avec la tête et surtout avec la sienne propre. A la table d'examen, il demande à un étudiant : « -Qu'est-ce que c'est ? » et lui montre une mouche. L'étudiant répond : « une mouche ». Et le professeur, comme insatisfait de la sécheresse de la réponse, réplique : « C'est la vie, c'est une composante de notre univers... » et poursuit avec d'autres considérations biologiques, poétiques ... Nous supposons que l'étudiant réussira, mais pas avec la mention “cum laude”. L'étudiant suivant, qui se préparait à un petit bureau en regardant et en écoutant l'étudiant qui le précédait, vient à la table d'examen. Cette rotation est connue des élèves et du professeur. Le professeur demande au nouveau candidat : « Qu'est-ce que c'est ? » L'élève connaît le topo : « C'est la vie, une composante de notre univers... » Le professeur - dont nous savions tous qu'il ne tolérait pas l'imitation - l'interrompt et assène : « C'est une mouche ». Recalé. Copier ou recopier à l'écrit était puni... et aussi à l'oral.
[3] Face au coup d'État de José L. Terra en 1933, Baltasar Brum appelle à la résistance, revolver au poing, et devant l'inaction ou l'indifférence sociale face à une telle atteinte à l'ordre constitutionnel, après des heures d'attente infructueuse, il court seul au centre de la rue, crie Viva Batlle ! Viva la libertad ! et se tire une balle dans le cœur, se donnant la mort.
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