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25/06/2024

Origines algériennes de Jordan Bardella : enquête sur un tabou

Farid Alilat, Jeune Afrique, 24/6/2024 

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L’arrière-grand-père de Jordan Bardella, le président du Rassemblement national, était un travailleur immigré algérien. Il s’est installé en France, dans la région lyonnaise, au début des années 1930. Nous avons enquêté sur cet aïeul dans son village en Kabylie ainsi qu’à Paris.

Jordan Bardella à Villepinte le 19 juin 2024. © Daniel Dorko / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Jordan Bardella à Villepinte le 19 juin 2024. © Daniel Dorko / Hans Lucas via AFP

Des origines algériennes de son arrière-grand-père, Jordan Bardella, président du Rassemblement national et possible futur Premier ministre, ne parle jamais. Dans la famille Bardella, le sujet est occulté. Au sein de l’ex-Front national de Marine Le Pen, la question est un tabou. Et pourtant, Mohand Séghir Mada, l’arrière-grand-père de M. Bardella, est bien originaire de Kabylie, en Algérie.

Jeune Afrique est parti sur les traces de cet aïeul et de sa famille, dans son village natal de Guendouz, chef-lieu de la commune d’Aït Rzine, dans la wilaya (département) de Bejaïa*. Nous sommes dans les années 1920. L’Algérie est alors « française » et, dans cette petite bourgade accrochée aux montagnes qui font face à la vallée de la Soummam, la population survit en cultivant de maigres champs d’oliviers et en élevant des chèvres et des moutons. Ici comme ailleurs en Kabylie, la misère est partout. À l’époque, Albert Camus, écrivain et futur prix Nobel de littérature, en sera tellement touché qu’il consacre à ce sujet une série de reportages qui paraîtront en 1939 dans le journal Alger Républicain sous le titre « Misère de Kabylie ».

Ici, il n’y a pas d’usines, pas de fermes coloniales, pas de manufactures pour fournir du travail et ne pas mourir de faim. C’est d’ailleurs cette misère et cette faim qui ont poussé des centaines de milliers de Kabyles à émigrer en France depuis le début du XXe siècle pour travailler dans les usines et les mines métropolitaines. Au village de Guendouz, la famille Mada tire le diable par la queue. Le dénuement est tel que Tahar Mada et ses deux fils Bachir, l’aîné, et Mohand Séghir, le cadet, sont obligés de vendre leurs champs d’oliviers ou d’en hypothéquer certains.

Guendouz, dans la wilaya (département) de Bejaïa, le village natal de Mohand Séghir Mada.
Guendouz, dans la wilaya (département) de Bejaïa, le village natal de Mohand Séghir Mada

Pour nourrir la famille, il ne reste qu’à prendre le bateau pour la France. C’est ainsi qu’en 1930, Mohand Séghir Mada et son frère aîné, Bachir, quittent leur village pour la Métropole. Arrivés à Marseille, l’arrière-grand-père de Jordan Bardella gagne par la suite la région lyonnaise, qui compte déjà à cette époque plusieurs milliers d’immigrés algériens, travaillant notamment dans les usines de textile. Selon le témoignage de Moussa Mada, fils de Bachir Mada, aujourd’hui âgé de 90 ans, les deux frères sont salariés dans une manufacture de teinturerie à Villeurbanne.

Bachir Mada est une fourmi qui envoie régulièrement de l’argent à la famille restée au bled. Son frère, Mohand Séghir, costaud et robuste comme un bucheron canadien, est une cigale qui aime la vie française. On le dit d’ailleurs porté sur la boisson. Pour un jeune homme qui débarque de cette miséreuse Kabylie, les tentations de la vie dans une ville moderne sont grandes. Mohand Séghir se plaît tellement dans ce Lyon des années 1930 qu’il disparaît dans la nature sans donner de nouvelles ni au frère ainé ni à la famille en Kabylie.

Le frère aîné rentre en Algérie, Mohand reste en France

Après des années de recherches, son frère Bachir finit par retrouver sa trace. Mohand Séghir s’est marié en février 1937, à Villeurbanne, avec Denise Annette Jaeck, une Alsacienne d’origine, née en 1905 dans le XIe arrondissement parisien. De leur union naîtront Roland René, Jean, Simone Denise et Réjane. Cette dernière, dont le prénom est de double origine arabe et latine, épousera, à Montreuil en 1963, Guerrino Italo Bardella, le grand-père de Jordan Bardella.

Lorsque Bachir retrouve enfin son frère Mohand Séghir, il lui rappelle qu’il est déjà fiancé avec Houria, l’une de ses cousines, qui l’attend au pays pour vivre avec lui. Repartir en Algérie ? « Il n’en est pas question », rétorque Mohand Séghir à son aîné. Revivre dans cette misère qu’il a fuie ? Jamais. Les fiançailles avec la cousine promise ? Il signe à son frère une procuration pour annuler cette union qu’il n’a jamais souhaitée. Bachir Mada rentre définitivement dans son village à la fin des années 1930. Son frère Mohand Séghir n’y remettra plus jamais les pieds.

Des deux fils et deux filles de Mohand (dont Réjane, la grand-mère de Jordan Bardella), seul Roland René, le grand-oncle de Jordan Bardella, a repris contact avec sa famille algérienne à Guendouz. À partir du milieu des années 1990, Roland René y a séjourné à quatre ou cinq reprises. Sa fille Véronique a même épousé Ahcène Mada, un cousin éloigné vivant en France. À en croire Moussa Mada, le fils de Bachir Mada et neveu de Mohand Séghir, Roland René a raconté que l’arrière-grand-père de Jordan Bardella n’a jamais demandé la nationalité française. Décédé en 1974, Mohand Séghir Mada est enterré dans un cimetière de Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Sa tombe est régulièrement fleurie par ses descendants. Son épouse, Denise Annette, dont le nom et la photo figurent sur la même pierre tombale que son mari, est morte en 1979 et reposerait dans un cimetière de Versailles.

La tombe de Mohand et Denise Mada, arrière-grands-parents de Jordan Bardella, au cimetière de Montreuil.
La tombe de Mohand et Denise Mada, arrière-grands-parents de Jordan Bardella, au cimetière de Montreuil.

Selon le journal Le Monde, Jordan Bardella s’est confié un jour sur ses origines lors d’un déplacement à Draguignan. « Effectivement, disait-il alors, Bardella, c’est d’origine italienne. Mais mes parents sont issus d’une génération qui, elle, s’est intégrée, qui s’est assimilée, qui a travaillé dur, qui aimait la France. Chez moi, on ne me laissait pas traîner toute la nuit dehors. » Mais pas un mot sur sa filiation algérienne. Sujet tabou ?

Note de Tlaxcala

*À lépoque de sa naissance dans l’Algérie française,  le douar Aït R’zine faisait partie de la commune mixte d’Akbou, département de Constantine. La famille appartenait à la tribu Aït R’zine, une des 5 fractions de la grande tribu kabyle des Aït Abbas/Beni Abbès.


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