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22/07/2024

WAQAS AHMED/RYAN GRIM
Un tribunal kényan conclut que le journaliste pakistanais Arshad Sharif a été torturé avant d’être assassiné par la police
Le juge a rejeté en bloc les arguments peu convaincants de l’État

Waqas Ahmed et Ryan Grim, Drop Site News, 15/7/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Waqas Ahmed est un journaliste pakistanais, ancien rédacteur en chef du Daily Pakistan et du Business Recorder. @worqas

 

 

Ryan W. Grim (Allentown, Pennsylvanie, 1978) est un auteur et journaliste usaméricain. Il a été chef du bureau de Washington du HuffPost et chef du bureau de Washington de The Intercept. En juillet 2024, Grim et Jeremy Scahill, cofondateur de The Intercept, ont quitté The Intercept pour cofonder Drop Site News. Grim est l’auteur des livres The Squad, We’ve Got People et  This Is Your Country On Drugs. @ryangrim

Dans une décision historique, un juge kényan a rejeté la défense de la police dans l’affaire de l’assassinat en 2022 du célèbre journaliste pakistanais Arshad Sharif et a déclaré qu’il avait été torturé avant d’être assassiné, selon des documents judiciaires examinés par Drop Site. Dans une sentence tranchante, le tribunal, dont la décision a été publiée la semaine dernière, a en outre estimé que sa mort constituait une violation de ses droits humains.


Arshad Sharif interviewe Imran Khan en mai 2022

Le fait que la police kényane  ait tué Sharif, qui était en exil et fuyait les persécutions de l’armée pakistanaise, n’a jamais été mis en doute. La police kényane , pour sa part, a fourni à plusieurs reprises des explications contradictoires et changeantes sur l’assassinat de Sharif. L’une des principales affirmations de la police, à savoir que quelqu’un dans la voiture de Sharif avait tiré sur des agents, en touchant un, n’a jamais été mentionnée au cours de la procédure judiciaire et ne figure nulle part dans le jugement, ce qui indique que l’explication fournie par la police à l’équipe pakistanaise chargée d’enquêter sur l’assassinat ne pouvait être étayée par la preuve qu’un policier avait été blessé. Les alliés de Sharif soutiennent qu’il avait fui le Pakistan vers les Émirats arabes unis, puis vers le Kenya, où il a finalement été assassiné, une affirmation confortée par la nouvelle décision du tribunal.

L’affaire, portée par la veuve de Sharif, Javeria Siddique, a abouti à une décision qui tient plusieurs organismes publics pour responsables de leurs actions et ordonne aux gouvernements pakistanais et kényan un examen plus approfondi.

Sharif, connu pour ses reportages et ses critiques intrépides de l’establishment militaire pakistanais, s’est réfugié d’abord aux Émirats arabes unis, puis au Kenya, après avoir fait l’objet de graves menaces dans son pays, lorsque le gouvernement démocratiquement élu d’Imran Khan a été renversé sous l’effet d’une intense pression militaire et d’une motion de censure soutenue par les USA. Moins de trois mois après avoir quitté le Pakistan, il a été tué par la police kényane sur un chemin de terre alors qu’il revenait d’un camp situé dans la banlieue de Nairobi. Une autopsie, dont les résultats ont été divulgués, a ensuite révélé qu’il avait peut-être été torturé.

Son assassinat brutal au Kenya a choqué la communauté journalistique internationale et soulevé de graves questions sur la sécurité des dissidents en exil. Au Pakistan, les militaires ont déployé des efforts considérables pour contrôler le récit de la mort de Sharif et faire taire les enquêtes sur son assassinat. De même, au Kenya, pays dont les liens militaires et économiques avec le Pakistan sont étroits, les enquêtes sur le meurtre ont été interrompues sans explication.

Les enquêtes de Sharif visaient souvent des personnalités influentes, notamment Shehbaz Sharif, qui avait été nommé premier ministre après l’éviction d’Imran Khan. Au moment de la mort de Sharif, l’armée pakistanaise entrait dans une période des plus sombres, le gouvernement dirigé par les militaires emprisonnant des milliers de militants, intensifiant la censure des médias et manipulant les élections.

Le juge kényan S.N. Mutuku a noté dans le jugement final, rendu le 8 juillet, que Mme Siddique avait dû introduire l’affaire un an après la mort de Sharif parce qu’“aucune information n’a été fournie [...] concernant la mise à jour de l’état d’avancement des enquêtes ou toute action entreprise contre les auteurs de la fusillade”.

Le jugement demande des comptes à plusieurs organes de l’État, notamment au bureau du procureur général - qui, selon le juge, a un devoir de conseil en matière de droits de l’homme -, à la police et à l’Autorité indépendante de surveillance de la police (Independent Policing Oversight Authority, ou IPOA).

La police, désignée comme le “troisième défendeur” dans le dossier, a été particulièrement critiquée pour n’avoir pas mené d’enquête indépendante et efficace. « Le troisième défendeur a la responsabilité de donner suite aux recommandations de l’Autorité indépendante de surveillance des services de police, notamment en ce qui concerne l’indemnisation des victimes de fautes policières », peut-on lire dans le jugement. « Le fait que les défendeurs n’aient pas mené d’enquête indépendante, rapide et efficace, qu’ils n’aient pas engagé de poursuites, qu’ils n’aient pas achevé ces enquêtes ou qu’ils n’aient pas donné suite de toute autre manière aux résultats de ces enquêtes, constitue une violation de l’obligation positive d’enquêter sur les violations du droit à la vie et d’engager des poursuites contre les auteurs de ces violations ».

La décision du juge Mutuku a également conclu que les droits de Sharif en vertu de l’article 1 de la Convention contre la torture, ou CAT, ont été violés et qu’il a été soumis à la torture. Citant la Convention contre la torture et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’arrêt déclare que le gouvernement kényan a manqué à son devoir de prendre des mesures appropriées contre les responsables de la torture de Sharif et qu’il devrait « placer en détention toute personne susceptible d’avoir commis des actes de torture en vertu de l’article 4 de la Convention contre la torture et prendre les mesures appropriées à l’encontre de cette personne, y compris des poursuites judiciaires ».

Assassinat ou erreur d’identité ?

 Arshad Sharif avait fait l’objet de menaces croissantes avant sa mort prématurée. Après l’éviction de Khan en 2022, le gouvernement pakistanais a commencé à monter des affaires bidon contre des journalistes, arrêtant et torturant les reporters qui critiquaient le régime soutenu par l’armée. Plusieurs services de police à travers le pays ont déposé des plaintes pour sédition contre Sharif et, le 5 août 2022, le département de lutte contre le terrorisme de la province de Khyber Pakhtunkhwa a lancé une alerte indiquant que sa vie était menacée. Sharif a fui le Pakistan pour Dubaï le 10 août 2022. Cependant, le 20 août, les autorités de Dubaï lui ont demandé de quitter les Émirats arabes unis, alors que son visa était encore valable pour quelques semaines. Le même jour, Sharif s’est envolé pour Nairobi à l’invitation de Waqar Ahmed, un ami d’un ami, et a emménagé dans un appartement appartenant à Ahmed, selon une équipe d’enquêteurs pakistanais envoyée au Kenya pour enquêter sur l’assassinat.

Deux mois plus tard, Arshad Sharif était mort. Le 26 octobre 2022, le gouvernement pakistanais a chargé une équipe d’enquêter sur l’assassinat de Sharif et d’envoyer ses conclusions au Kenya. Dirigée par l’éminent auteur pakistanais Omar Shahid Hamid, l’équipe a mené plusieurs entretiens avec des officiers de police kényans impliqués, s’est rendue sur les lieux de l’assassinat, a examiné les rapports d’autopsie et a tenu des réunions avec les autorités kényanes, dont l’IPOA. Le rapport final de la FFT [Fact finding Mission, mission d’enquête], qui a fait l’objet d’une fuite dans les médias, ouvre  une fenêtre cruciale sur les événements entourant la mort de Sharif.


Selon le rapport, Sharif a quitté son appartement avec Khuram Ahmed, le frère de Waqar, le 22 octobre 2022. Ils se sont rendus au Kwenia Eco Lodge, où Waqar possédait le stand de tir Ammodump. Sharif a passé la nuit et le jour suivant au stand de tir. Dans la soirée du 23 octobre, après avoir assisté à un barbecue organisé par Waqar, Sharif et Khuram Ahmed sont partis pour Nairobi. Selon les rapports de police, un barrage routier a été mis en place vers 21h30 par quatre agents de la General Service Unit, une aile paramilitaire de la police kényane - apparemment suite à des rapports sur un véhicule volé.

Khuram Ahmed, qui conduisait la voiture, a déclaré à la FFT qu’il avait vu des pierres sur le chemin de terre - une technique de car-jacking [braquage de voiture] courante au Kenya - et qu’il avait paniqué. Il a affirmé avoir entendu des coups de feu et, sentant que Sharif avait été blessé, s’est rendu dans une autre ferme appartenant à Waqar Ahmed, à 25 kilomètres de là, à Oltepesi. À son arrivée, il a découvert que Sharif était mort. La police a d’abord affirmé qu’il s’agissait d’une erreur d’identité - les agents auraient cru que le véhicule était le véhicule volé qu’ils prétendaient poursuivre - mais ni la plaque d’immatriculation, ni la description du véhicule volé en question, ni la direction dans laquelle il roulait ne correspondaient à celles de la voiture de Khuram. De plus, le véhicule volé avait été signalé à près de cent kilomètres du barrage routier, et ni la FFT ni le juge n’ont prêté foi à cette explication.

L’histoire racontée par Khuram Ahmed ne correspond pas du tout à celle racontée par la police à la FFT, qui à son tour ne correspond pas à celle que la police a racontée par la suite au tribunal kényan. Les divergences ne sont pas mineures.

S’adressant aux enquêteurs pakistanais, la police kényane  a affirmé que quelqu’un dans la voiture lui avait d’abord tiré dessus, avant qu’elle ne riposte. Lors de ces entretiens, les fonctionnaires ont complètement abandonné la thèse de l’erreur d’identité, affirmant plutôt que lorsque la voiture de Khuram ne s’est pas arrêtée au poste de contrôle, quelqu’un à l’intérieur du véhicule a tiré sur la police, envoyant une balle dans la paume gauche de l’un des policiers, l’agent Mutoko, le blessant grièvement. Lorsqu’on leur a demandé pourquoi ils n’avaient pas poursuivi Khuram alors qu’il s’enfuyait, les policiers ont invoqué la nécessité de s’occuper de l’agent blessé. Cette explication est répétée à plusieurs reprises dans le rapport de la FFT, qui la met en doute, notant que Mutoko était armé d’un fusil d’assaut Gilboa et qu’il a réussi à tirer trois fois d’une seule main. « Mutoko était le seul des quatre officiers présents sur place que la FFT n’a pas été autorisée à interroger, parce qu’il se remettait encore de ses blessures », indique le rapport. « Par conséquent, il n’a pas été possible de vérifier de manière indépendante s’il avait été effectivement blessé ou non ». Le rapport note également que « malgré l’urgence de partir soigner Mutoko » - la raison invoquée pour ne pas poursuivre la voiture de Sharif – « les officiers ont quand même eu le temps de ramasser toutes leurs douilles vides sur le sol, un exercice qui a dû prendre plusieurs minutes dans l’obscurité, même avec une lampe torche ».

Ces affirmations sont absentes du premier rapport d’incident soumis au tribunal, et les agents n’ont à aucun moment mis en avant cette version au cours de leur procès. La police s’est rabattue sur l’argument de l’erreur d’identité, que le juge a fermement rejetée dans le verdict final.

« Je ne savais même pas que la police avait affirmé devant l’équipe de la FFT qu’on lui avait tiré dessus », a déclaré Ochiel Dudley, l’avocat de Siddique, à Drop Site News. « S’ils l’avaient affirmé devant le tribunal, leur dossier aurait été beaucoup plus solide et ils auraient pu justifier les tirs en invoquant la légitime défense ».

Le FFT a trouvé de nombreuses autres incohérences qui ont été corroborées par le verdict du tribunal. Le rapport de l’équipe note qu’une autopsie réalisée au Pakistan a révélé des signes de lutte sur les poignets de Sharif, ce qui n’a pas été le cas lors de l’autopsie réalisée au Kenya. Il lui manquait également quatre ongles. L’équipe a noté que si Sharif a reçu une balle dans le dos, il n’y avait pas d’impact de balle à l’arrière du siège passager sur lequel il était prétendument assis au moment de sa mort. Le tir à la tête qui l’a finalement tué n’a pas provoqué d’éclaboussures de sang correspondantes sur le côté conducteur de la voiture. « La blessure a dû être causée soit avant qu’Arshad Sharif ne monte dans le véhicule, soit le coup de feu a été tiré à une distance relativement proche, peut-être depuis l’intérieur du véhicule, et presque certainement pas dans un véhicule en mouvement », peut-on lire dans le rapport.

Après la publication du rapport, son auteur principal, Omar Shahid Hamid, a été démis de ses fonctions au sein du Bureau du renseignement pakistanais et la FFT a été dissoute.

Alors que la veuve de Sharif et ses partisans continuent de réclamer justice, cette décision de justice renforce leur conviction que l’armée pakistanaise s’est entendue avec les forces paramilitaires kényanes pour éliminer Sharif en tant que menace. Dans d’autres incidents étrangement similaires, la General Service Unit kényane a attribué ses exécutions extrajudiciaires à des cas d’erreur d’identité. L’année dernière, la mère de Sharif a affirmé dans une lettre adressée aux tribunaux pakistanais que son assassinat avait été planifié au Pakistan et exécuté par les autorités kényanes. Elle a même explicitement nommé les responsables militaires pakistanais qu’elle soupçonnait. La Cour suprême pakistanaise s’est saisie de l’affaire en 2022, mais elle a refusé de l’entendre depuis.

Maintenant que les tribunaux kenyans ont confirmé que la mort de Sharif avait été un assassinat ciblé, Mme Siddique a déclaré à Drop Site qu’elle espérait que justice sera faite. Mais elle craint aussi pour sa propre vie.

Documents cités dans l’article :

·         Final verdict in Arshad Sharif case

·         Fact-Finding Team report

·         Responses submitted by police and IPOA in court, including the first incident report

Javiera Siddique sur la tombe d’Arshad Sharif au cimetière H-11 à Islamabad

 

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