Peter
Beinart, The
New York Times, 27/1/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Dans le
Washington d’aujourd’hui, qui respire l’acrimonie partisane, les démocrates et
les républicains sont au moins d’accord sur ce point : Israël a le droit d’exister.
Ce droit a été affirmé par le président républicain de la Chambre des
représentants, Mike Johnson, et son antagoniste démocrate, le chef de la
minorité de la Chambre, Hakeem Jeffries ; par le secrétaire d’État de l’administration
Biden, Antony
Blinken, et son successeur républicain, Marco
Rubio ; par le nouveau secrétaire à la défense de Donald Trump, Pete Hegseth, et par le chef des démocrates du Sénat, Chuck Schumer. En 2023, la Chambre des représentants a
affirmé le droit à l’existence d’Israël par un vote de 412-1.
Ce n’est pas
ainsi que les hommes politiques de Washington parlent généralement des autres
pays. Ils commencent généralement par les droits des individus, puis se
demandent si un État donné représente bien la population qu’il contrôle. Si les
dirigeants usaméricains donnaient la priorité à la vie de tous ceux qui vivent
entre le Jourdain et la mer Méditerranée, il deviendrait évident que la
question de savoir si Israël a le droit d’exister n’est pas la bonne. La
meilleure question est de savoir si Israël, en tant qu’État juif, a le droit d’exister
: Israël, en tant qu’État juif, protège-t-il de manière adéquate les droits de
tous les individus sous sa domination ?
La réponse
est non.
Considérons le scénario suivant : si l’Écosse faisait légalement sécession ou si les Britanniques abolissaient la monarchie, le Royaume-Uni ne serait plus ni uni ni un royaume. La Grande-Bretagne telle que nous la connaissons cesserait d’exister. Un autre État la remplacerait. Rubio, Schumer et leurs collègues accepteraient cette transformation comme légitime parce qu’ils croient que les États doivent être fondés sur le consentement des gouvernés.
Les
dirigeants usaméricains insistent sur ce point lorsqu’ils parlent des ennemis
de l’Amérique. Ils appellent souvent à remplacer les régimes oppressifs par des
États qui respectent mieux les normes démocratiques libérales. En 2017, John
Bolton, qui est ensuite devenu conseiller à la sécurité nationale dans la
première administration Trump, a soutenu que « la politique déclarée des États-Unis
devrait être le renversement du régime des mollahs à Téhéran ». En 2020, le secrétaire d’État Mike Pompeo a qualifié la République populaire de Chine de « régime
marxiste-léniniste » doté d’une « idéologie totalitaire en faillite ».
Ces responsables usaméricains ont exhorté ces pays à ne pas se contenter de
remplacer un dirigeant en particulier, mais à changer leur système politique,
ce qui revient en fait à reconstituer l’État. Dans le cas de la République
populaire de Chine, qui signifie la domination du parti communiste, ou de la
République islamique d’Iran, qui dénote un régime clérical, cela nécessiterait
très probablement de changer le nom officiel du pays.
En 2020, le secrétaire d’État Pompeo a déclaré dans un discours que les fondateurs de l’USAmérique pensaient que "le gouvernement existe non pas pour diminuer ou annuler les droits de l’individu au gré des caprices de ceux qui détiennent le pouvoir, mais pour les garantir". Les États qui nient les droits individuels ont-ils le « droit d’exister » sous leur forme actuelle ? Les propos de M. Pompeo impliquent que non.
Et si nous
parlions d’Israël de cette façon ? Environ la moitié de la population sous
contrôle israélien est palestinienne. La plupart d’entre eux - les habitants de
la Cisjordanie et de la bande de Gaza - ne peuvent pas devenir citoyens de l’État
qui exerce sur eux un pouvoir de vie ou de mort. Israël exerçait ce pouvoir à
Gaza avant même l’invasion du Hamas le 7 octobre 2023, puisqu’il contrôlait l’espace
aérien, le littoral, le registre de la population et la plupart des points de
passage terrestres de la bande de Gaza, transformant ainsi Gaza en ce que Human
Rights Watch appelle « une prison à ciel ouvert ».
Même la
minorité de Palestiniens sous contrôle israélien, qui possèdent la citoyenneté
israélienne - parfois appelés “Arabes israéliens” - ne bénéficie pas de l’égalité
juridique. Le Fonds national juif, qui a
déclaré que ses obligations étaient “envers le peuple juif” et qu’il ne
travaillait pas “au bénéfice de tous les citoyens de l’État”, détient près de
la moitié des sièges au sein de l’organe gouvernemental qui attribue la majeure partie des
terres d’Israël.
Le mois
dernier, M. Blinken a promis que les USA aideraient les Syriens à construire un
État “inclusif et non sectaire”. L’Israël qui existe aujourd’hui ne répond
manifestement pas à ce critère.
Pourtant,
pour la plupart des dirigeants de la communauté juive usaméricaine organisée,
il est impensable de créer sur cette terre un pays non sectaire et ouvert à
tous. Les Juifs sont à juste titre indignés lorsque les dirigeants iraniens
appellent à rayer Israël de la carte. Mais il existe une différence essentielle
entre un État qui cesse d’exister parce qu’il est envahi par ses voisins et un
État qui cesse d’exister parce qu’il adopte une forme de gouvernement plus
représentative.
Les
dirigeants juifs usaméricains ne se contentent pas d’insister sur le droit d’Israël
à exister. Ils insistent sur son droit d’exister en tant qu’État juif. Ils s’accrochent
à l’idée qu’il peut être à la fois juif et démocratique malgré la contradiction
fondamentale entre la suprématie juridique d’un groupe ethno-religieux et le
principe démocratique de l’égalité devant la loi.
La
conviction qu’un État juif a une valeur inconditionnelle - indépendamment de
son impact sur les personnes qui y vivent - n’est pas seulement contraire à la
façon dont les dirigeants usaméricains parlent des autres pays. Elle est
également contraire à la tradition juive. La tradition juive ne considère pas
les États comme des détenteurs de droits, mais les considère avec une profonde
méfiance. Dans la Bible, les anciens d’Israël demandent au prophète Samuel de
nommer un roi pour régner sur eux. Dieu dit à Samuel d’exaucer le souhait des
anciens, mais de les avertir que leur souverain commettra de terribles abus. « Le
jour viendra, leur dit Samuel, où vous crierez à cause du roi que vous
avez choisi vous-mêmes ».
L’implication
est claire : les royaumes - ou, dans le langage moderne, les États - ne sont
pas sacro-saints. Ce sont de simples instruments, qui peuvent soit protéger la
vie, soit la détruire. « Je nie catégoriquement qu’un État puisse avoir la
moindre valeur intrinsèque », écrivait
en 1975 le critique social israélien orthodoxe Yeshayahu Leibowitz. Leibowitz
n’était pas un anarchiste. Mais, bien qu’il se considérât comme un sioniste, il
insistait pour que les États - y compris l’État juif - soient jugés sur la
manière dont ils traitent les êtres humains placés sous leur contrôle. Les
États n’ont pas le droit d’exister. Ce sont les personnes qui ont le droit d’exister.
Certains des
plus grands héros de la Bible - Moïse et Mardochée entre autres - risquent leur
vie en refusant de considérer les dirigeants despotiques comme divins. En
refusant d’adorer le pouvoir de l’État, ils rejettent l’idolâtrie, une
interdiction si centrale dans le judaïsme que, dans le Talmud, Rabbi Yochanan l’a
qualifiée de définition même du fait d’être juif.
Aujourd’hui,
cependant, cette forme d’idolâtrie - le culte de l’État - semble imprégner la
vie juive usaméricaine. Il est dangereux de vénérer une entité politique,
quelle qu’elle soit. Mais il est particulièrement dangereux d’en vénérer une
qui classe les gens comme des supérieurs ou des inférieurs légaux en fonction
de leur tribu. Lorsque les groupes juifs les plus influents d’USAmérique, tout
comme les dirigeants usaméricains, insistent encore et encore sur le fait qu’Israël
a le droit d’exister, ils disent en fait qu’Israël ne peut rien faire - aucun
mal qu’il puisse infliger aux personnes se trouvant sur son territoire - qui
nécessiterait de repenser le caractère de l’État.
Ils l’ont
fait alors même que les violations des droits humains commises par Israël
devenaient de plus en plus flagrantes. Depuis près de 16 ans, c’est-à-dire
depuis le retour au pouvoir de Benjamin Netanyahou en 2009, Israël est dirigé
par des dirigeants qui se vantent d’empêcher les Palestiniens de Cisjordanie et de
la bande de Gaza de créer leur propre pays, les condamnant ainsi à vivre comme
des non-citoyens permanents, sans droits fondamentaux, sous la domination
israélienne. En 2021, la principale organisation israélienne de défense des
droits humains, B’Tselem, a accusé Israël de pratiquer l’apartheid. Le Bureau des
Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires a signalé plus d’attaques de colons israéliens contre des
Palestiniens en Cisjordanie et à Jérusalem-Est en 2024 qu’au cours de n’importe
quelle année depuis qu’il a commencé à en tenir compte il y a près de 20 ans.
Pourtant,
les dirigeants juifs usaméricains - et les hommes politiques usaméricains -
continuent d’insister sur le fait qu’il est illégitime, voire antisémite, de
remettre en question la validité d’un État juif. Nous avons fait d’Israël notre
autel. La crainte de Leibowitz s’est réalisée : « Lorsque la nation, le
pays et l’État sont présentés comme des valeurs absolues, tout est permis ».
Les
dirigeants juifs usaméricains affirment souvent qu’un État juif est essentiel
pour protéger les vies juives. Les Juifs ne peuvent être en sécurité que si les
Juifs gouvernent. Je comprends pourquoi de nombreux Juifs usaméricains, qui, en
règle générale, estiment que les États ne doivent pas pratiquer de
discrimination fondée sur la religion, l’ethnie ou la race, font une exception
pour Israël. C’est une réponse à notre histoire traumatisante en tant que
peuple. Mais malgré l’antisémitisme mondial, les Juifs de la diaspora - qui
misent leur sécurité sur le principe de l’égalité juridique - sont bien plus en
sécurité que les Juifs d’Israël.
Ce n’est pas
une coïncidence. Les pays dans lesquels chacun peut s’exprimer au sein du
gouvernement ont tendance à être plus sûrs pour tout le monde. Une étude
réalisée en 2010 sur 146 cas de conflits ethniques dans le monde depuis la
Seconde Guerre mondiale a révélé que les groupes ethniques exclus du pouvoir de
l’État étaient trois fois plus susceptibles de prendre les armes que ceux qui
bénéficiaient d’une représentation au sein du gouvernement.
Cette
dynamique est visible en Israël même. Chaque jour, des Juifs israéliens se
placent entre les mains de Palestiniens au moment où ils sont le plus
vulnérables : sur la table d’opération. Les citoyens palestiniens d’Israël
représentent environ 20 % des médecins, 30 % des infirmières et 60 % des
pharmaciens.
Pourquoi les
Juifs israéliens trouvent-ils les citoyens palestiniens d’Israël beaucoup moins
menaçants que les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza ? En grande partie
parce que les citoyens palestiniens peuvent voter aux élections israéliennes.
Ainsi, bien qu’ils soient confrontés à une grave discrimination, ils disposent
au moins de méthodes pacifiques et légales pour faire entendre leur voix.
Comparez cela aux Palestiniens de Gaza ou de Cisjordanie, qui n’ont aucun moyen
légal d’influencer l’État qui les bombarde et les emprisonne.
Lorsque l’on
refuse aux gens des droits fondamentaux, on les soumet à une violence énorme.
Et, tôt ou tard, cette violence met tout le monde en danger. En 1956, Ziyad
al-Nakhalah, un enfant de trois ans, a vu des soldats israéliens assassiner son
père dans la ville gazaouie de Khan Younès. Près de 70 ans plus tard, il dirige
le Jihad islamique, rival plus petit mais tout aussi militant du Hamas.
Le 7
octobre, les combattants du Hamas et du Jihad islamique ont tué environ 1 200
personnes en Israël et en ont enlevé 240 autres. Israël a répondu à ce massacre
par un assaut sur Gaza qui, selon la revue médicale britannique The Lancet, a
tué plus de 60 000 personnes et détruit la plupart des hôpitaux,
des écoles et de l’agriculture de la bande de Gaza. La destruction de Gaza
illustre de manière effroyable l’incapacité d’Israël à protéger la vie et la
dignité de toutes les personnes qui relèvent de son autorité.
L’incapacité
à protéger la vie des Palestiniens de Gaza met en fin de compte les Juifs en
danger. Au cours de cette guerre, Israël a déjà tué plus de cent fois plus de
Palestiniens à Gaza que lors du massacre qui a coûté la vie au père de M.
al-Nakhalah. Combien d’enfants de trois ans chercheront encore à se venger dans
sept décennies ?
Comme Ami
Ayalon, l’ancien chef du Shin Bet, le service de sécurité intérieure israélien,
avait prévenu avant même la guerre actuelle à Gaza : « Si
nous continuons à infliger l’humiliation et le désespoir, la popularité du
Hamas s’accroîtra. Et si nous parvenons à chasser le Hamas du pouvoir, nous
aurons Al-Qaïda. Et après Al-Qaïda, ISIS, et après ISIS, Dieu seul sait quoi»
Pourtant, au
nom de la sécurité juive, les organisations juives usaméricaines semblent
approuver pratiquement tout ce qu’Israël fait aux Palestiniens, même une guerre
qu’Amnesty International et l’éminent spécialiste de l’Holocauste
né en Israël, Omer Bartov, considèrent aujourd’hui
comme un génocide. Ce que les
dirigeants juifs et les hommes politiques usaméricains ne peuvent tolérer, c’est
l’égalité entre les Palestiniens et les Juifs, car cela violerait le droit d’Israël
à exister en tant qu’État juif.
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