Kenneth N. Waltz, Foreign Affairs, juillet/août 2012
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Cet article, paru en juillet 2012 alors que le troisième round de négociations venait de s’achever à Moscou entre l’Iran et le groupe dit P5+1 (USA, Russie, Chine, Allemagne, France, Royaume-Uni) avait, lors de sa publication par la prestigieuse revue Foreign Affairs, suscité bien des controverses. Or, à le lire aujourd’hui, on ne peut que constater qu’il relève d'un certain bon sens dystopique mais somme toute réaliste. Son auteur, mort en 2013 à 89 ans, était un théoricien des relations internationales, fondateur du courant dit néoréaliste dans les sciences politiques aux USA. Un article qui n’a rien perdu de son actualité.-FG
Ces
derniers mois ont été marqués par un débat houleux sur la meilleure façon pour
les USA et Israël de répondre aux activités nucléaires de l’Iran. Alors que le
débat faisait rage, les USA ont renforcé leur régime de sanctions, déjà musclé,
à l’encontre de la République islamique, et l’Union européenne a annoncé en
janvier qu’elle commencerait à imposer un embargo sur le pétrole iranien à
partir du 1er juillet. Bien que les USA, l’Union européenne et l’Iran
soient récemment revenus à la table des négociations, un sentiment palpable de
crise plane toujours.
Cela ne
devrait pas être le cas. La plupart des commentateurs et des décideurs usaméricains,
européens et israéliens avertissent qu’un Iran doté de l’arme nucléaire serait
la pire issue possible de l’impasse actuelle. En fait, il s’agirait
probablement de la meilleure issue possible : celle qui est la plus susceptible
de restaurer la stabilité au Moyen-Orient.
LA PUISSANCE
NE DEMANDE QU’À ÊTRE ÉQUILIBRÉE
La crise
liée au programme nucléaire iranien pourrait prendre fin de trois manières
différentes. Tout d’abord, la diplomatie associée à des sanctions sévères
pourrait convaincre l’Iran d’abandonner sa quête de l’arme nucléaire. Mais ce
résultat est peu probable : l’histoire montre qu’il est rarement possible de
dissuader un pays de se doter d’armes nucléaires. Punir un État par des
sanctions économiques ne fait pas inexorablement dérailler son programme
nucléaire. Prenons l’exemple de la Corée du Nord, qui a réussi à fabriquer ses
armes en dépit d’innombrables séries de sanctions et de résolutions du Conseil
de sécurité des Nations unies. Si Téhéran décide que sa sécurité dépend de la
possession d’armes nucléaires, il est peu probable que les sanctions le fassent
changer d’avis. En fait, l’ajout de sanctions supplémentaires aujourd’hui
pourrait faire en sorte que l’Iran se sente encore plus vulnérable, ce qui lui
donnerait encore plus de raisons de rechercher la protection de la force de
dissuasion ultime.
La deuxième
possibilité est que l’Iran ne teste pas d’arme nucléaire mais développe une
capacité de rupture [breakout capability, capacité de sortir de l’état
de désarmement nucléaire], c’est-à-dire la capacité de construire et de tester
une arme nucléaire assez rapidement. L’Iran ne serait pas le premier pays à se
doter d’un programme nucléaire sophistiqué sans construire de véritable bombe.
Le Japon, par exemple, dispose d’une vaste infrastructure nucléaire civile. Les
experts estiment qu’il pourrait produire une arme nucléaire à brève échéance.
Une telle
capacité pourrait satisfaire les besoins politiques internes des dirigeants
iraniens en assurant aux partisans de la ligne dure qu’ils peuvent bénéficier
de tous les avantages de la bombe (comme une plus grande sécurité) sans les
inconvénients (comme l’isolement et la condamnation de la communauté
internationale). Le problème est qu’une capacité de rupture pourrait ne pas
fonctionner comme prévu.
Les USA et
leurs alliés européens sont principalement préoccupés par la militarisation, et
pourraient donc accepter un scénario dans lequel l’Iran ne parviendrait pas à
se doter d’une arme nucléaire. Israël, en revanche, a clairement indiqué qu’il
considérait une capacité d’enrichissement iranienne significative comme une
menace inacceptable. Il est donc possible qu’un engagement vérifiable de l’Iran
à ne pas se doter d’une arme puisse apaiser les grandes puissances occidentales
mais laisser les Israéliens insatisfaits. Israël serait moins intimidé par une
arme nucléaire virtuelle que par une arme réelle et poursuivrait donc
probablement ses efforts risqués de subversion du programme nucléaire iranien
par le sabotage et l’assassinat, ce qui pourrait amener l’Iran à conclure qu’une
capacité de rupture est finalement un moyen de dissuasion insuffisant et que
seul l’armement peut lui apporter la sécurité qu’il recherche.
La
troisième issue possible de l’impasse est que l’Iran continue sur sa lancée et
devienne publiquement nucléaire en testant une arme. Les responsables usaméricains
et israéliens ont déclaré que cette issue était inacceptable, arguant du fait
qu’un Iran nucléaire constituait une perspective particulièrement terrifiante,
voire une menace existentielle. Ce langage est typique des grandes puissances,
qui se sont historiquement énervées chaque fois qu’un autre pays a commencé à
développer sa propre arme nucléaire. Pourtant, jusqu’à présent, chaque fois qu’un
autre pays a réussi à se frayer un chemin dans le club nucléaire, les autres
membres ont toujours changé d’avis et décidé de s’en accommoder. En fait, en
réduisant les déséquilibres en matière de puissance militaire, les nouveaux
États nucléaires renforcent généralement la stabilité régionale et
internationale, au lieu de la réduire.
Le monopole
nucléaire régional d’Israël, qui s’est avéré remarquablement durable au cours
des quatre dernières décennies, a longtemps alimenté l’instabilité au
Moyen-Orient. Il n’existe dans aucune autre région du monde un État nucléaire
isolé et incontrôlé. C’est l’arsenal nucléaire d’Israël, et non le désir de l’Iran
d’en avoir un, qui a le plus contribué à la crise actuelle. Après tout, la
puissance ne demande qu’à être équilibrée. Ce qui est surprenant dans le cas
israélien, c’est qu’il ait fallu tant de temps pour qu’un équilibreur potentiel
émerge.
Bien
entendu, il est facile de comprendre pourquoi Israël veut rester la seule
puissance nucléaire de la région et pourquoi il est prêt à recourir à la force
pour garantir ce statut. En 1981, Israël a bombardé l’Irak pour éviter que son
monopole nucléaire ne soit remis en cause. Il a fait de même avec la Syrie en
2007 et envisage maintenant une action similaire contre l’Iran. Mais les actes
qui ont permis à Israël de conserver son avantage nucléaire à court terme ont
prolongé un déséquilibre insoutenable à long terme. La capacité avérée d’Israël
à frapper impunément ses rivaux nucléaires potentiels a inévitablement incité
ses ennemis à développer les moyens d’empêcher Israël de recommencer. Ainsi,
les tensions actuelles ne doivent pas être considérées comme les premières
étapes d’une crise nucléaire iranienne relativement récente, mais plutôt comme
les dernières étapes d’une crise nucléaire qui dure depuis des décennies au
Moyen-Orient et qui ne prendra fin que lorsque l’équilibre des forces
militaires sera rétabli.
DES
CRAINTES INFONDÉES
L’une des
raisons pour lesquelles le danger d’un Iran nucléaire a été largement exagéré
est que le débat qui l’entoure a été faussé par des inquiétudes mal placées et
des malentendus fondamentaux sur la manière dont les États se comportent
généralement dans le système international. La première préoccupation majeure,
qui sous-tend de nombreuses autres, est que le régime iranien est
intrinsèquement irrationnel. Malgré l’idée largement répandue du contraire, la
politique iranienne n’est pas le fait de “mollahs fous”, mais d’ayatollahs
parfaitement sains d’esprit qui veulent survivre, comme n’importe quel autre
dirigeant. Bien que les dirigeants iraniens se laissent aller à une rhétorique
incendiaire et haineuse, ils ne montrent aucune propension à l’autodestruction.
Les décideurs politiques des USA et d’Israël commettraient une grave erreur s’ils
pensaient le contraire.
Pourtant, c’est
précisément ce que de nombreux responsables et analystes usaméricains et
israéliens ont fait. Présenter l’Iran comme un pays irrationnel leur a permis d’affirmer
que la logique de la dissuasion nucléaire ne s’appliquait pas à la République
islamique. Si l’Iran se dote d’une arme nucléaire, préviennent-ils, il n’hésitera
pas à l’utiliser dans une première frappe contre Israël, même si, ce faisant,
il s’expose à des représailles massives et risque de détruire tout ce qui est
cher au régime iranien.
Bien qu’il
soit impossible d’être certain des intentions iraniennes, il est beaucoup plus
probable que si l’Iran souhaite se doter d’armes nucléaires, c’est pour assurer
sa propre sécurité et non pour améliorer ses capacités offensives (ou s’autodétruire).
L’Iran peut se montrer intransigeant à la table des négociations et défiant
face aux sanctions, mais il agit toujours pour assurer sa propre préservation.
Les dirigeants iraniens n’ont par exemple pas tenté de fermer le détroit d’Ormuz,
bien qu’ils aient lancé des avertissements fanfarons à ce sujet après l’annonce
par l’UE de son projet d’embargo pétrolier en janvier. Le régime iranien a
clairement conclu qu’il ne voulait pas provoquer ce qui aurait certainement été
une réponse usaméricaine rapide et dévastatrice à une telle action.
Néanmoins,
même certains observateurs et décideurs politiques qui admettent que le régime
iranien est rationnel craignent qu’une arme nucléaire ne l’enhardisse, en
fournissant à Téhéran un bouclier qui lui permettrait d’agir de manière plus
agressive et d’accroître son soutien au terrorisme. Certains analystes
craignent même que l’Iran ne fournisse directement des armes nucléaires aux
terroristes. Le problème de ces inquiétudes est qu’elles contredisent les
antécédents de tous les autres États dotés d’armes nucléaires depuis 1945. L’histoire
montre que lorsque des pays acquièrent la bombe, ils se sentent de plus en plus
vulnérables et prennent conscience que leurs armes nucléaires font d’eux une
cible potentielle aux yeux des grandes puissances. Cette prise de conscience
décourage les États nucléaires d’agir de manière audacieuse et agressive. La
Chine maoïste, par exemple, est devenue beaucoup moins belliqueuse après avoir
acquis des armes nucléaires en 1964, et l’Inde et le Pakistan sont tous deux
devenus plus prudents depuis qu’ils se sont dotés de l’arme nucléaire. Il y a
peu de raisons de croire que l’Iran sortira de ce moule.
En ce qui
concerne le risque de transfert à des terroristes, aucun pays ne pourrait
transférer des armes nucléaires sans courir un risque élevé d’être découvert.
Les capacités de surveillance des USA constitueraient un obstacle sérieux, tout
comme leur capacité impressionnante et croissante à identifier la source des
matières fissiles. En outre, les pays ne peuvent jamais contrôler entièrement
ni même prévoir le comportement des groupes terroristes qu’ils soutiennent. Une
fois qu’un pays comme l’Iran aura acquis une capacité nucléaire, il aura toutes
les raisons de maintenir un contrôle total sur son arsenal. Après tout, la
fabrication d’une bombe est coûteuse et dangereuse. Il serait insensé de
transférer le produit de cet investissement à des parties qui ne sont pas
dignes de confiance ou qui ne peuvent pas être gérées.
Une autre
crainte souvent évoquée est que si l’Iran obtient la bombe, d’autres États de
la région lui emboîteront le pas, ce qui entraînera une course aux armements
nucléaires au Moyen-Orient. Mais l’ère nucléaire a maintenant près de 70 ans
et, jusqu’à présent, les craintes de prolifération se sont révélées infondées.
Au sens propre, le terme “prolifération” signifie une propagation rapide et
incontrôlée. Rien de tel ne s’est produit ; en fait, depuis 1970, l’émergence d’États
nucléaires s’est nettement ralentie. Il n’y a aucune raison de s’attendre à ce
que cette tendance change maintenant. Si l’Iran devenait la deuxième puissance
nucléaire du Moyen-Orient depuis 1945, ce ne serait pas le début d’un
glissement de terrain. Lorsqu’Israël a acquis la bombe dans les années 1960, il
était en guerre avec nombre de ses voisins. Ses armes nucléaires représentaient
une menace bien plus grande pour le monde arabe que le programme iranien ne l’est
aujourd’hui. Si un Israël atomique n’a pas déclenché de course aux armements à
l’époque, il n’y a aucune raison pour qu’un Iran nucléaire le fasse aujourd’hui.
LE REPOS
ASSURÉ
En 1991, l’Inde
et le Pakistan, rivaux historiques, ont signé un traité par lequel ils s’engageaient
à ne pas prendre pour cible leurs installations nucléaires respectives. Ils ont
compris que l’instabilité engendrée par les défis lancés à la dissuasion
nucléaire de leur adversaire était bien plus inquiétante que cette dernière.
Depuis lors, même face à de fortes tensions et à des provocations risquées, les
deux pays ont maintenu la paix. Israël et l’Iran feraient bien de tenir compte
de ce précédent. Si l’Iran se dote de l’arme nucléaire, Israël et l’Iran se
dissuaderont mutuellement, comme l’ont toujours fait les puissances nucléaires.
Il n’y a jamais eu de guerre totale entre deux États dotés de l’arme nucléaire.
Une fois que l’Iran aura franchi le seuil nucléaire, la dissuasion s’appliquera,
même si l’arsenal iranien est relativement petit. Aucun autre pays de la région
ne sera incité à acquérir sa propre capacité nucléaire, et la crise actuelle se
dissipera enfin, conduisant à un Moyen-Orient plus stable qu’il ne l’est
aujourd’hui.
C’est
pourquoi les USA et leurs alliés ne doivent pas se donner tant de mal pour
empêcher les Iraniens de développer une arme nucléaire. La diplomatie entre l’Iran
et les grandes puissances doit se poursuivre, car des lignes de communication
ouvertes permettront aux pays occidentaux de mieux s’accommoder d’un Iran
nucléaire. Mais les sanctions actuelles contre l’Iran peuvent être abandonnées
: elles nuisent principalement aux Iraniens ordinaires et ne servent pas à
grand-chose.
Plus
important encore, les décideurs politiques et les citoyens du monde arabe, de l’Europe,
d’Israël et des USA devraient être rassurés par le fait que l’histoire a montré
que l’émergence de capacités nucléaires s’accompagne d’une stabilité accrue. En
matière d’armes nucléaires, aujourd’hui comme hier, le plus peut être le mieux.
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