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21/05/2024

AYELETT SHANI
“J’ai demandé à Sinwar si ça valait la peine de faire tuer 10 000 Gazaouis innocents. Il a répondu que même 100 000 en valaient la peine”
Le Hamas vu par un ennemi intime

Ayelett Shani, Haaretz, 13/4/2024
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala


En tant que chef de la division des renseignements de l’administration pénitentiaire israélienne [SHABAS, Sherut Batei HaSohar/Idārat al-Sujūn al-Isrā’īlīyyah/Israel Prison Service], Yuval Bitton a connu de près le chef du Hamas, Yahya Sinwar, dont l’organisation a assassiné le neveu de Yuval Bitton le 7 octobre.

Yuval Bitton. Photo Eliyahu Hershkovitz

Veuillez vous présenter.

Je suis père de trois enfants et je donne des conférences publiques sur le Hamas. Il y a deux ans, j’ai pris ma retraite de l’administration pénitentiaire israélienne, où j’avais commencé en 1996 comme dentiste.

Vous avez terminé votre carrière à la tête de la division “Renseignement” du service.

J’ai suivi un cours pour officiers de renseignement et j’ai servi en tant que tel à la prison de Ketziot* [au sud-ouest de Be’er Sheva], puis j’ai gravi les échelons jusqu’à ce que j’atteigne le sommet de la pyramide.

En préparant cette interview, j’ai trouvé un article datant de 2005 dans lequel vous expliquiez les différences entre les dents des prisonniers affiliés au Fatah et celles des prisonniers membres du Hamas.

Les dents des détenus du Fatah sont en mauvais état, tandis que les prisonniers du Hamas conservent hygiène et pureté. Leur mode de vie est religieux. Ascétique. Avec une discipline rigide. Ils prient cinq fois par jour, ne touchent pas aux sucreries, ne fument pas. Au Hamas, on ne fume pas. Vous voyez un prisonnier de 50 ans qui ne présente aucun signe de maladie. Pas de carie dentaire. Je lui dis : « Vous êtes du Hamas ? » Ils me disaient : « Oui, comment le savez-vous ? » « Par les dents », répondais-je. Une idée très simple. Tout a un sens - c’est la même chose pour leur mode de vie, par exemple. À 21 heures, il y a une extinction totale des feux dans les ailes Hamas de la prison ; dans les ailes Fatah, ils regardent la télévision toute la nuit.

À l’époque, vous étiez un dentiste curieux, doté de bonnes capacités de diagnostic. Comment avez-vous fini par devenir officier de renseignement ?

Je connaissais un agent des services de renseignement qui traînait souvent dans la clinique, qui est censée être un endroit sûr pour les prisonniers. Ils s’y sentent libres de parler, car leurs organisations ne les surveillent pas et ne les écoutent pas. Il a vu que je leur parlais tout le temps et que je lui faisais part de toutes sortes d’idées que j’avais sur eux. Il s’est rendu compte que je pouvais servir de plateforme pour recruter des sources et m’a suggéré de rejoindre la division du renseignement du service pénitentiaire.

Vous savez, lorsque j’ai commencé à travailler au service, des milliers de prisonniers avaient déjà été libérés dans le cadre des accords d’Oslo. Qui était encore incarcéré ? Environ 800 détenus. Il y avait les éléments les plus durs du Hamas et du Jihad islamique, et 200 autres prisonniers du Fatah qui avaient du “sang sur les mains”. Lorsque je suis arrivé à la prison de Nafha [dans le Néguev], en tant que dentiste, tous les dirigeants du Hamas étaient emprisonnés : [Yahya] Sinwar, son bras droit Rawhi Mushtaha, Tawfiq Abu Naim, le chef des services de sécurité, Ali al-Amoudi, le directeur de la communication du Hamas et le directeur du bureau de Sinwar. Et comme j’avais aussi travaillé deux fois par semaine dans une prison pour criminels de droit commun, j’ai compris que le comportement que j’ai vu à Nafha [parmi les prisonniers de sécurité] était très inhabituel.

De quelle manière ?

La discipline y était d’un niveau insensé. Il y a une direction et c’est elle qui décide de tout. Il n’y a pas de prisonnier qui fait ce qu’il veut.

Dans les années 1990, il n’y avait toujours pas de séparation dans les prisons entre les membres du Hamas et ceux du Fatah.

Jusqu’en 2007, les deux organisations avaient une direction commune, avec une répartition ordonnée des tâches. Je regardais autour de moi et je me rendais compte que non seulement cette “entreprise” était gérée comme une organisation militaire à tous égards, mais qu’ils avaient simplement copié leurs modèles de l’extérieur, avec la même structure complexe impliquée dans l’élection des dirigeants, les mêmes postes, mais derrière des barreaux. Il y avait le chef du bureau politique du Hamas - en prison. J’étais fasciné.

Une sorte de microcosme de l’organisation en prison. Un bateau dans une bouteille. Mais il existe des hiérarchies et des organisations [parmi les détenus] dans tous les centres de détention.

C’est vrai, mais parmi les prisonniers criminels, j’ai vu un comportement complètement différent. À l’époque, il n’y avait pas de familles criminelles avec de soi-disant soldats et une infrastructure économique. Il y avait des prisonniers importants, comme Herzl Avitan, par exemple, mais il n’y avait pas de gangs à proprement parler. Les détenus d’une prison de sécurité sont également différents. Ce ne sont pas des violeurs et des voleurs.

Prisonniers libérés dans le cadre de l'accord Shalit, en 2011. « Le Hamas de Gaza est très influencé par les Frères musulmans extrémistes d'Égypte ; le Hamas de Cisjordanie est affilié aux Frères musulmans de Jordanie. Ils sont plus pragmatiques ». Photo Tal Cohen

Ce sont des personnes qui ont des ambitions politiques, qui ont des fondations idéologiques.

Les prisonniers du Fatah de cette époque étaient en fait les fondateurs de l’organisation ; ils étaient incarcérés depuis les années 1980. Il s’agissait de personnes dotées d’une idéologie solide. Il en va de même pour les détenus du Hamas : ce sont eux qui ont créé le Hamas, qui à l’époque était déjà le Hamas responsable des attentats suicides.

Le Hamas, qui n’est plus l’organisation qui s’occupe des problématiques de charité, de veuves et d’orphelins.

Ce n’était pas l’organisation à vocation sociale, pour ainsi dire, qu’Israël souhaitait cultiver dans les années 1980 en tant qu’entité susceptible de constituer une menace pour le Fatah. C’était déjà une organisation militaire à l’époque. Le Hamas a toujours été une faction des Frères musulmans. Ils se sont fixé des objectifs islamistes : anéantir l’État d’Israël, libérer les terres musulmanes sacrées. Les Israéliens n’ont pas compris : pour eux, le Hamas et le Fatah, c’était la même chose.

J’aimerais que nous évitions la sagesse rétrospective, si possible. Maintenez-vous ce que vous dites ? Que vous pensiez, en tant que dentiste de prison, que le Hamas représentait un danger pour l’existence même d’Israël il y a déjà 30 ans ?

Je maintiens. Donc, oui, déjà à l’époque. En tant que dentiste. Le Fatah parlait des frontières de 1967, de l’occupation, du peuple palestinien. Pour moi, les détenus du Hamas disaient : « Il n’y a ni 1967 ni 1948. Il n’y a pas de frontières et il n’y a rien à dire. Vous êtes sur une terre waqf [inaliénable], une terre sacrée musulmane, et vous n’avez rien à faire ici ». Lorsque je suis devenu officier de renseignement, j’ai utilisé l’idée que le Hamas et le Fatah appartenaient à deux mondes différents. Cela n’a été compris de l’extérieur qu’en 2007.

Après la prise de contrôle terrifiante de la bande de Gaza par le Hamas, après que les membres du Fatah ont vu leurs concitoyens se faire jeter des immeubles.

Les membres du Fatah n’ont pas compris ce qui était sur le point de se produire. De leur point de vue, le Hamas était leur frère dans la résistance. Ils pensaient qu’ils affrontaient Israël ensemble ; ils n’avaient jamais imaginé que le Hamas était capable de massacrer leurs gens.

Jusqu’à ce que le Hamas fasse exactement cela, ce que nous connaissons bien.

Nous [les Israéliens] avons été pris par surprise par l’horrible désastre du 7 octobre. Je suis certain que les membres du Fatah n’ont pas été surpris. Ils avaient déjà vu ce qui se passait - ils avaient déjà vu comment les gens étaient jetés du toit, sans la moindre pitié. Ils [le Hamas] ont attaché des militants du Fatah, encore vivants, à des voitures et les ont traînés dans les rues jusqu’à ce qu’ils meurent. Du point de vue du Hamas, les membres du Fatah ne sont pas leurs frères. Et s’ils sont aussi musulmans ? Ils sont un obstacle sur la route qui mène à l’objectif : un État régi par la charia.

Après ces événements, le Fatah a compris. Leurs dirigeants en prison sont venus nous voir [à l’administration pénitentiaire] et nous ont dit : « Si vous ne les faites pas sortir de nos cellules - maintenant - nous les massacrerons tous ». De nombreux détenus, dont les familles et les amis avaient été massacrés, voulaient se venger. Le Fatah a compris que le Hamas avait un autre objectif.

Un programme islamiste.

Islamiste, pas nationaliste. Ce clivage persiste encore aujourd’hui. Nous l’avons également vu dans le comportement du Fatah en Cisjordanie. Ils ont compris qu’ils ne seraient pas en mesure d’écraser le Hamas là-bas, que les mêmes choses se reproduiraient. Ils ont compris que leur grand ennemi était le Hamas, pas Israël. Ils ont changé de cap. Je vous dis que lorsque j’ai parlé avec d’importants dirigeants du Fatah à l’époque, en prison, ils m’ont dit : « Le Hamas vous fera ce qu’il nous a fait. Vous cultivez le Hamas, vous injectez de l’argent à Gaza, vous humiliez le Fatah, mais en fin de compte, ils vous feront ce qu’ils nous ont fait ».

Vous avez passé de nombreuses heures avec Sinwar. Parlez-moi de votre relation avec lui. Quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?

Nous avons passé de nombreuses heures ensemble. La première rencontre a eu lieu alors que j’étais encore dentiste. En 2004, lorsque les renseignements m’ont paru plus clairs, je le voyais déjà différemment. Je voyais sa domination en tant que chef du Hamas à Gaza et la rivalité acharnée entre le Hamas-Cisjordanie et le Hamas-Gaza. Le Hamas-Gaza est très influencé par les Frères musulmans extrémistes d’Égypte ; le Hamas-Cisjordanie est affilié aux Frères musulmans de Jordanie. Ces derniers coexistent avec le roi Abdallah et [dans le passé avec] le roi Hussein. Ils sont plus pragmatiques.

Quelle forme ont pris les différences entre eux ? Comment les avez-vous perçues en temps réel ?

Par exemple, lorsque j’ai essayé de faire avancer l’accord Shalit [en 2011, pour le retour du soldat israélien Gilad Shalit, enlevé par le Hamas à Gaza en 2006, en échange de 1 026 prisonniers palestiniens] depuis l’intérieur de la prison, Israël n’était prêt à libérer que les prisonniers arrêtés avant l’Intifada d’Al-Aqsa - en d’autres termes, toute personne placée en détention après 2000 n’était pas incluse dans la liste de ceux qui seraient libérés. Mais comment pense un Hamasnik de Gaza, et pas seulement Sinwar, d’ailleurs ? « Non, je veux tout ». Il n’y a pas de pragmatisme. Il veut que les principaux prisonniers du Hamas soient libérés, comme Abdullah Barghouti, l’ingénieur en explosifs à l’origine des attentats de Sbarro, Café Hillel, Moment et Apropos [restaurants et cafés de Jérusalem et Tel-Aviv attaqués par des terroristes], qui a été condamné à dix peines de prison à perpétuité. Ou encore Abbas al-Sayed, responsable de l’attentat terroriste du Park Hotel [à Netanya, en 2002, dans lequel 30 personnes ont été tuées].

Sinwar (à gauche) en prison. « Je n'ai rien à attendre de lui. Il ne me doit rien. Les responsables du retour de Tamir et des autres otages sont le gouvernement et la personne qui le dirige ». Photo Channel 12 News

Sinwar lui-même a été libéré dans le cadre de l’accord Shalit : il avait assassiné des Palestiniens [soupçonnés de collaborer avec Israël], et non des Juifs, de sorte qu’il n’avait techniquement pas de “sang sur les mains”.

C’est une décision que je peux comprendre sur le plan moral, mais lorsqu’il s’agit du niveau de danger ? C’est un signe d’ignorance totale. Il est dix fois plus dangereux que quiconque a du “sang sur les mains”. Sinwar, Tawfiq Abu Naim, Rawhi Mushtaha - ils n’ont pas de sang [israélien] sur les mains, et ils sont les dirigeants du Hamas aujourd’hui.

À l’époque, vous êtes-vous opposé à la libération de Sinwar ?

Bien sûr.

Qu’avez-vous dit, et à qui ?

Vous devez comprendre : le Shin Bet [service de sécurité] n’a même pas demandé l’avis du service pénitentiaire ; il ne l’a pas inclus. Je faisais partie de l’équipe de Haggai Hadas [l’équipe de négociation de l’accord Shalit], j’ai donc pu faire connaître mon point de vue, mais il n’y a pas eu de discussion au cours de laquelle les représentants des services pénitentiaires ont participé activement à la prise de décision sur les noms [des personnes devant être libérées]. Je ne comprends pas pourquoi. Sinwar était détenu en Israël depuis 1988. Qui savait ce qui s’était passé et ce qui se passait avec lui jusqu’à sa libération, ce qu’il faisait ? Seule l’administration pénitentiaire le savait.

Alors, vous êtes restés assis à la maison et vous avez gardé le silence ? N’avez-vous pas essayé de faire du grabuge ? D’approcher les décideurs politiques ?

Je n’ai pas pu les atteindre - ils ne communiquent pas avec le personnel de l’administration pénitentiaire. J’ai fait ce que j’ai pu là où j’ai pu, avec les services de renseignement militaire des forces de défense israéliennes et le Shin Bet. À l’époque, j’étais une personnalité relativement modeste. C’est ce qui me frustre le plus aujourd’hui. Je suis certain que si j’avais été à la tête de la division du renseignement à l’époque, je n’aurais tout simplement pas permis la libération de Sinwar. J’ai fait entendre ma voix, mais cela n’a eu aucun effet. AMAN [renseignements militaires] et Tsahal ne surveillent pas les prisonniers qu’ils ont placés en détention 22 ans plus tôt. Ce n’est pas leur travail. Ils s’occupent de ce qui se passe sur le terrain. Le fait est que la libération de ces prisonniers affecte les opérations d’AMAN et du Shin Bet sur le terrain.

Et ils ne le savent pas ? Ils doivent le savoir.

Nous aimerions penser qu’une personne qui s’est éloignée de son territoire pendant 22 ans perd son influence. Mais ce n’est tout simplement pas vrai. C’est exactement ce que nous ne comprenons pas. Ils ne disparaissent pas en prison. Ce n’est pas comme un détenu criminel qui sort après 20 ans et qui n’a personne à qui parler. C’est dans les centres de sécurité que ceux qui veulent devenir des leaders forment leur leadership. En prison, ils interagissent avec les personnalités de haut rang, avec ceux que l’organisation considère comme des personnes d’envergure.

La prison en tant qu’institut de leadership.

Tout à fait. Et une autre question cruciale que nous, Israéliens, oublions est que, de leur point de vue, ceux qui ont payé le prix d’une peine d’emprisonnement ont une valeur ajoutée.

Et plus la durée est longue, plus la valeur est élevée.

Bien sûr. Pensez à Sinwar, qui quitte la prison après avoir orchestré les arrangements pour l’accord [Shalit], ayant établi son statut de leader, alors que d’autres membres de la direction, [Ismail] Haniyeh et [Mahmoud] al-Zahar, n’ont jamais vu l’intérieur d’une prison. Comparé à eux, il est un héros. À propos, j’étais également opposé à la libération de [Saleh] Al-Arouri [une haute personnalité du Hamas libérée en 2007 et tuée dans une attaque de drone des FDI au Liban en janvier dernier]. J’ai discuté avec le Shin Bet, je leur ai dit de ne pas l’expulser, qu’il ne resterait pas tranquille. Qu’il enverrait des tentacules de pieuvre partout et qu’il dirigerait l’organisation à distance. C’est bien sûr ce qui s’est passé et ce qu’il a fait, avec l’aide du groupe qu’il a rassemblé autour de lui en prison. Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement intelligent pour s’en rendre compte.

Qu’avez-vous vu en Arouri ?

J’ai vu une personne dont l’autorité était respectée par des milliers de prisonniers du Hamas, dont la parole faisait loi. Il avait d’incroyables capacités de persuasion. Il n’utilisait pas la force, mais seulement sa personnalité. Il pouvait rendre une salle silencieuse d’un simple regard. Il était tellement charismatique, bien plus charismatique que Sinwar.

Sinwar après sa libération de prison dans le cadre de l'accord Shalit en 2011. Photo  MOHAMMED SALEM/Reuters

On dirait que vous l’aimiez bien.

Regardez...

Je vais reformuler. Son charisme a-t-il également fonctionné sur vous ?

Non. Parce que je savais très bien ce qui se cachait derrière ce charisme. La ténacité des idées. La ténacité de l’objectif. Lorsque j’ai terminé mon mandat à la tête de la division des renseignements, ils [les prisonniers du Hamas] étaient heureux de me voir partir, ils savaient que j’étais une menace pour eux, simplement parce que je les connaissais. Je vais vous donner un exemple. En 2010, Sinwar voulait faire sortir deux détenus qui avaient été placés en isolement. Il a décidé d’organiser une grève de la faim de 1 600 prisonniers, des attentats terroristes et d’embraser toute la Cisjordanie. Je lui ai tendu une embuscade. J’ai fait venir deux dirigeants du Hamas de Cisjordanie - qui ne faisaient pas partie de son groupe de Gaza. Ils lui ont dit : « Non, pour deux prisonniers, nous ne lancerons pas une telle guerre avec l’administration pénitentiaire. Pour qui tu te prends ? Tu ne décides pas tout seul ». J’ai créé des frictions. Une confrontation. Un face à face.

En d’autres termes, vous avez réellement généré de l’intelligence ? Activement, je veux dire. Vous avez créé une réalité.

Le renseignement pénitentiaire est le seul type de renseignement qui soit préventif. En d’autres termes, vous façonnez également l’image du renseignement, car vous les contrôlez [les prisonniers]. Vous décidez où ils seront et ce qu’ils feront. Ils [les Palestiniens] sont très tribaux. Par exemple, les prisonniers du Fatah originaires d’Hébron seront fidèles à un dirigeant d’Hébron. Il en va de même pour Naplouse, Ramallah, Toulkarem, etc. Et parmi tous ces groupes, il y a aussi des différences culturelles et psychologiques.

Non seulement entre le Hamas et le Fatah, mais aussi au sein des organisations elles-mêmes.

Oui, les prisonniers d’Hébron sont différents de ceux de Naplouse. Nous l’avons également constaté lorsque nous avons délibérément organisé des rencontres entre eux. Les choses ont explosé. Des guerres ouvertes ont éclaté entre eux. Les luttes de pouvoir de ce type sont excellentes pour nous. Elles aident le personnel des services de renseignement, car chaque camp veut que vous soyez de son côté. Nous en sommes arrivés à une situation où les détenus du Fatah eux-mêmes ont demandé à être séparés des prisonniers du Hamas. Je me suis tenu à l’écart et je me suis réjoui. Ils s’en sont pris les uns aux autres, mais ont cessé d’attaquer les gardiens. C’était une bonne chose pour moi. Laissons-les s’occuper d’eux-mêmes et non de nous. C’est le pouvoir de diviser pour régner, mais pour cela, il faut les connaître en profondeur. J’ai fait la même chose avec la célèbre grève de la faim de Marwan Barghouti.

La grève dite de Tortit [la grève de la faim lancée par le leader du Fatah en 2017, au cours de laquelle il a été filmé en train de manger une barre chocolatée].

Vous savez ce qu’il a dit lorsqu’il a entamé sa grève de la faim ? « Je vais démanteler les royaumes de Bitton maintenant ».

Que signifie “les royaumes de Bitton” ?

Les prisonniers ont coopéré avec moi. Lorsqu’il a déclaré la grève, il s’est mis d’accord pour que tout le monde s’y joigne : Hamas, Jihad islamique, Front populaire. J’ai clairement indiqué à ces organisations ce qui se passerait si elles se joignaient à la grève. Les prisonniers du Fatah devaient être démantelés de l’intérieur, j’ai donc parlé à leurs dirigeants. Je leur ai dit que pendant 20 ans, Barghouti n’avait rien fait pour le peuple palestinien et qu’aujourd’hui encore, tout ce qu’il voulait, c’était leur imposer quelque chose, se prendre pour Nelson Mandela. Ils n’ont pas non plus rejoint la grève - [ceux de] Hébron, Naplouse, Toulkarem, Jénine. Il s’est retrouvé avec 600 prisonniers sur 3 600. Il a maintenu la grève pendant 42 jours, et pendant tout ce temps, j’ai travaillé de l’intérieur, y compris avec des détenus qui avaient fait grève avec lui. L’histoire du Tortit n’est qu’un aspect des jeux de l’esprit. Pourquoi lui ai-je donné une barre de Tortit ?


En raison de la couleur de son emballage ? Vert Hamas ?

Correct.

Vraiment ?

Oui. Lorsqu’il a mis fin à la grève en silence [en secret], la première fois, il a mangé une sorte de gâteau ou de pain et a bu de l’eau. Plus tard, j’ai dit à mes collaborateurs de lui donner du chocolat. Il a fait semblant de faire une grève de la faim, ceux qui étaient avec lui étaient sur le point de mourir, et il mangeait du chocolat. Je voulais que tout le monde voie qu’il mangeait du chocolat.

Une haine brûlante

Dites-moi, que ressentiez-vous à leur égard ? Vous avez décrit calmement comment vous les avez manipulés, comment vous avez joué avec leur esprit. Qu’étaient-ils pour vous ? Les haïssiez-vous ?

Les personnes qui se livrent à la haine sont faibles. La haine n’est pas un mode opératoire.

Et vous les détestiez ?

J’avais peur d’eux.

Même lorsque vous vous êtes assis avec eux, en tête-à-tête ? Cela vous effrayait-il ?

Dans le renseignement, on est censé mettre ses émotions de côté. Mais oui, il y avait des prisonniers dans les yeux desquels on pouvait vraiment lire une haine brûlante. Dans leur regard. J’ai senti que je les haïssais aussi. J’ai aussi vu comment les dirigeants du Hamas maltraitaient les autres prisonniers. Leur foi est si forte qu’ils disent : « Au nom de la foi, voici ce que nous devons faire. Peu importe qu’ils aient des enfants ou une femme ». C’est fou, parce que pourquoi est-il en prison ? Il a été arrêté parce qu’il a fait quelque chose en leur nom. Pour le mouvement.

C’est un point de vue psychopathique. Il n’y a pas de compassion, pas de sentiments, pas d’émotions. Tout le monde est un objet. Un pion.

Absolument. Il y avait en prison un Hamasnik de haut rang que Sinwar soupçonnait de collaboration. Lorsqu’il est sorti, ils l’ont pendu sur la place de la ville et ont amené son fils de 9 ans pour qu’il assiste à la scène. Y a-t-il quelque chose de plus cruel que cela ? Sinwar lui-même aussi - après tout, nous l’avons sauvé. Lorsqu’il s’est effondré en prison [il souffrait d’une tumeur au cerveau], nous l’avons immédiatement emmené à l’hôpital. Les médecins israéliens se sont battus pour le sauver. Y a-t-il eu une once de gratitude ? Pas du tout.

Vous étiez présent lors de sa libération ?

Bien sûr.

Vous souvenez-vous de ce jour ?

C’était assez traumatisant. Tous les prisonniers qui devaient être libérés ont été amenés à Ketziot et il a été décidé de leur faire signer un formulaire dans lequel ils s’engageaient à ne pas retourner au terrorisme. Les prisonniers de rang inférieur ont signé - qu’est-ce que cela pouvait leur faire ? Mais Mushtaha et Sinwar ont déclaré : « Nous ne signerons pas, et personne d’autre ne signera ». À partir de ce moment-là, personne n’a signé, mais nous les avons tout de même libérés. Cela revenait à céder. Ils ont donc compris qu’ils pouvaient faire plier Israël.

Quelle différence cela aurait-il fait ? Sinwar se serait-il dit : « Non, c’est tout. J’ai promis à Israël. Je vais devenir comptable » ?

Bien entendu, ce n’est pas le cas. Mais alors pourquoi leur donner un document à signer ? Si nous devons le libérer, vous savez, même s’il ne signe pas. Pourquoi lui donner ce pouvoir ?

Quels sont les autres souvenirs de cette journée ? Où étiez-vous ? De quoi avez-vous parlé ?

J’étais avec eux, je me suis promené avec eux - ils étaient en pleine forme. Ketziot est une installation en plein air. Cette aile particulière est entourée d’un mur et d’un filet, mais on voit le ciel. Les prisonniers qui sont arrivés là pour être libérés n’avaient pas vu le ciel depuis 20 ans. Dans les prisons d’où ils venaient, ils passaient toute la journée dans leur cellule, ne sortant qu’une heure ou deux. Soudain, ils voient l’horizon. Ils sont heureux. Euphoriques. « Nous vous avons battus », disent-ils.

Que leur avez-vous dit ?

J’ai eu un pincement au cœur, car je savais que le prix était élevé. Et j’ai dit : « C’est nous qui vous battons, et non l’inverse. Parce que nous sommes plus éthiques que vous. Nous sommes prêts à payer ce prix pour un seul soldat. Vous n’auriez pas été prêts à payer ce prix si la situation avait été inversée. Nous sommes prêts à le faire, parce que nous avons des valeurs et une morale - mais n’interprétez pas cela comme de la faiblesse ». Soit dit en passant, je le crois sincèrement.

Que s’est-il passé lorsqu’ils sont partis ? Ont-ils chanté ? Applaudi ?

Ils n’ont pas osé. Ils savaient que tant qu’ils étaient détenus par le Shin Bet, ils ne pouvaient pas le faire. Ce n’est que lorsqu’ils ont été chassés à une certaine distance que je les ai vus ouvrir les fenêtres et faire le signe de la victoire. Pendant toutes ces années, ils m’ont dit : « Nous serons libérés » et je leur ai répondu : « C’est impossible », afin d’étouffer leur motivation. Et pourtant, aujourd’hui, ils étaient enfin libérés, comme ils l’avaient cru. Ils pensent différemment de nous. Lorsque Gilad Shalit a été enlevé, Israël est entré dans la bande de Gaza, a éliminé quelques centaines de terroristes et a détruit des bâtiments ; bien sûr, quelques milliers de civils supplémentaires en ont payé le prix.

J’ai dit à Sinwar : « Dis-moi, cela vaut-il la peine que 10 000 innocents meurent pour libérer 100 prisonniers ? » Il m’a répondu : « Même 100 000 en valent la peine ». Leur notion du temps est différente, et le prix du sang qu’ils sont prêts à payer pour atteindre leur objectif est différent. Car chaque personne qui meurt est un shahid [martyr]. C’est une guerre au nom de Dieu.

Sont-ils eux-mêmes prêts à mourir ?

Pas tous. Par exemple, j’ai eu une conversation avec Abbas al-Sayed. Je lui ai demandé : « Pourquoi n’avez-vous pas entrepris vous-même une mission suicide ? Pourquoi envoyez-vous d’autres personnes ? » Il m’a répondu : « Chacun a un rôle à jouer. Moi, je commande ».

Pensez-vous que Sinwar est prêt à mourir ?

Il l’est. Absolument. C’est la différence entre lui et les dirigeants du Hamas qui ont été libérés dans le cadre de l’accord Shalit et qui mènent une vie décadente en Turquie ou au Qatar. Ils ont oublié leur peuple. Sinwar n’est pas comme ça. C’est un ascète. Depuis qu’il a créé les comités de choc à Gaza [l’organisation Al-Majad, dont l’objectif était de liquider les collaborateurs et les contrevenants à la loi religieuse], il n’a pas changé. Aujourd’hui, il se sent comme Saladin, parce qu’il a réussi à faire ce qu’aucun leader arabe n’avait fait avant lui. Il se voit jouer un rôle central dans la réalisation des ambitions islamistes des Frères musulmans. Il pense être entré dans les annales de l’histoire. Et il se moque bien que 200 000 personnes soient tuées et qu’il ne reste plus une seule maison achevée à Gaza. Ce qui compte, c’est l’objectif, la grande idée.

Une théocratie musulmane sous l’égide de l’argent qatari.

Oui. Le Qatar, c’est les Frères musulmans. Le Qatar est la grande idée. Nous avons effectivement permis au Qatar de financer cette idée.

Pas “nous”. Je n’ai pas transféré de valises d’argent au Hamas, et je suppose que vous ne l’avez pas fait non plus.

Ensuite, celui qui a effectué le transfert, et celui qui a imaginé l’idée de permettre aux Qataris d’entrer à Gaza, de payer le Hamas et de le soutenir. Je peux vous dire que l’un des hauts responsables du Hamas, dont je ne citerai pas le nom, m’a dit : « Comment se fait-il que vous laissiez le Qatar soutenir le Hamas ? Soutenir Gaza ? Pourquoi ne vous adressez-vous pas à l’Égypte, voire à la Turquie ou aux Émirats arabes unis ? Le Qatar, de tous les pays ? Vous n’avez pas la moindre idée ».

Les événements du 7 octobre vous ont également touché personnellement. Votre neveu Tamir Adar a été enlevé puis assassiné par le Hamas.

Tamir, le fils de ma sœur, qui avait 38 ans, a grandi et a été éduqué dans le [kibboutz] Nir Oz pour aimer le pays. Dans son héroïsme, Tamir est sorti pour défendre sa famille, sa communauté et le pays. Il n’a pas hésité. Avec ses quatre camarades de l’équipe de défense d’urgence, il s’est battu seul contre des centaines de terroristes et a empêché un désastre bien plus grand. [La grand-mère de Tamir, Yaffa Adar, faisait partie des otages libérés en novembre]. Des familles entières de Nir Oz ont été effacées. Abattues. Brûlées. C’était un holocauste. Pour vous dire que j’ai été surpris par ces atrocités ? Malheureusement, non. Je connais cet ennemi. Personnellement. Sinwar ne pouvait pas me surprendre. Ma seule surprise est que Tsahal, les forces de sécurité et le gouvernement d’Israël aient permis que cet holocauste ait lieu sur le sol israélien.

Sinwar n’a pas pu vous surprendre ?

Je ne pense pas que ce soit le cas. Je sais comment il pense. Ecoutez, lorsque le premier accord [de libération d’otages] a été mis en œuvre, j’ai été invité à m’asseoir dans les studios de télévision et à accompagner la diffusion de la libération [en tant que commentateur]. J’ai refusé, car je ne voulais pas dire à l’antenne ce que je pensais vraiment. Sinwar a opté pour le premier accord, parce qu’il y avait un intérêt. Il craignait la pression que le Qatar exerçait sur lui, sous la pression des USA - un rouleau compresseur insensé pour l’amener à libérer les femmes et les enfants. Dès que cet intérêt a disparu, l’accord a été rompu.

Ma sœur considérait cet accord comme une préface à d’autres accords, elle était euphorique, elle pensait que ce n’était que le début, qu’elle allait rapidement récupérer son fils. J’étais persuadé que c’était la première et la dernière affaire, que son fils ne reviendrait pas. Mais je ne pouvais pas le dire. Je ne pouvais pas regarder ma sœur dans les yeux.

Pendant la période où Tamir était considéré comme un otage, jusqu’à ce que vous appreniez qu’il avait été assassiné [en janvier], avez-vous essayé d’exploiter vos relations avec des membres du Hamas ? Pour faire passer des messages ?

Je n’ai pas essayé. Ce n’est pas la peine. Il est impossible de parler au cœur de gens comme eux. Je suis certain que Sinwar sait que Tamir était mon neveu. Cent pour cent. Et alors ? Je n’attends rien de lui. Il ne me doit rien. Les responsables du retour de Tamir et des autres otages sont le gouvernement d’Israël et la personne qui le dirige.

Note de l’éditeur

*La prison de Ketziot, dans le désert du Naqab/Néguev, est le plus grand camp de détention d’Israël et du monde. Ouverte pendant le première Intifada en 1988, elle hébergeait en 1990 6 216 prisonniers palestiniens. Fermée en 1995, elle fut réouverte en avril 2002. En 2010, de nouvelles sections ont été ouvertes pour des demandeurs d’asile et immigrants irréguliers érythréens et soudanais. Le camp a fait l’objet de nombreux rapports critiques d’organisations de défense des droits humains. En décembre 2023, une enquête a été ouverte sur 19 gardiens suite à la mort violente sous les coups d’un membre du Fatah détenu, Tair Abou Asab.

 

17/05/2024

AMIRA HASS
Al Mughayyir, Cisjordanie occupée : il ne s’agissait pas d’une foule incontrôlée de colons, c’était un assaut bien orchestré

Amira Hass et Nidal Eshtayeh (photos), Haaretz, 2/5/2024
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 30 membres d’une même famille figuraient parmi les Palestiniens attaqués par des colons dans le village d’Al-Mughayyir, en Cisjordanie, en avril dernier. Les descriptions qu’ils ont faites de ces moments terrifiants montrent qu’il ne s’agissait pas d’une attaque spontanée.

Lina Bishara avec la porte qu’elle a tenue pour essayer de protéger ses enfants des envahisseurs

Les habitants du village d’Al-Mughayyir, en Cisjordanie, qui ont été attaqués par des colons il y a près de trois semaines, ont eu l’impression qu’il ne s’agissait pas d’une foule incontrôlée. Au contraire, les assaillants étaient bien organisés, avec une division du travail et une planification préalable.

Les colons envahisseurs se sont divisés en plusieurs unités qui ont opéré simultanément dans plusieurs quartiers, selon les résidents. Chaque unité s’est ensuite divisée en plusieurs petites cellules. Une cellule était chargée de lancer des pierres sur les fenêtres des voitures et des maisons ; une autre s’occupait des incendies criminels ; une troisième, composée principalement de jeunes garçons, ramassait les pierres et les remettait aux lanceurs ; et une quatrième cellule, relativement importante, était composée d’hommes armés qui se sont éparpillés  dans la zone.

Treize maisons ont été incendiées au cours du week-end des 12 et 13 avril, ainsi que des dizaines de voitures. Les habitants ont remarqué que les colons envahisseurs n’utilisaient pas de briquets ou d’allumettes, qui prennent du temps à allumer un feu et ne donnent pas de résultats garantis. Ils n’ont pas non plus utilisé de cocktails Molotov, qui ne s’enflamment pas toujours.

Selon les témoins, ils utilisaient plutôt un objet rond ressemblant à une petite grenade degaz. Un membre de la cellule incendiaire le jetait sur le siège d’une voiture, dont la vitre avait été brisée auparavant par une autre cellule, ou dans une maison ou sur un balcon. L’objet est alors la proie des flammes, ce qui le rend inidentifiable. Au bout de 30 secondes au maximum - le temps pour la cellule incendiaire de s’enfuir - un gigantesque incendie se déclare.

Haut du formulaire

Bas du formulaire

Les témoins supposent que l’objet rond était muni d’une sorte de clip de sécurité que l’assaillant relâchait avant de le lancer, tout en prenant soin de viser des matériaux inflammables tels que des tissus. Une tour de fumée noire s’est élevée de chaque maison et voiture incendiées. Les habitants d’Al-Mughayyir ont déclaré que les flammes ne faisaient que croître lorsqu’ils essayaient d’éteindre le feu avec de l’eau. Une source de sécurité a déclaré que l’armée ne connaissait pas ce type de dispositif ‘.

Ce week-end-là, au cours duquel l’adolescent Binyamin Ahimeir a été assassiné près de l’avant-poste de Malakhei Shalom (“anges de la paix”), à l’est d’Al-Mughayyir, plus de 60 attaques de colons ont été recensées dans toute la Cisjordanie, certaines plus graves que d’autres. Au cours des deux semaines qui ont suivi, 50 autres attaques ont été recensées. Quatre Palestiniens ont été tués au cours de ces attaques, dont au moins trois par des civils israéliens et non par des soldats.

Les membres de la famille Bishara à côté de la voiture incendiée

Par conséquent, la description d’une seule agression de Palestiniens par des colons - des civils israéliens - n’est qu’un minuscule échantillon de la réalité quotidienne vécue par des dizaines de villages et des milliers de Palestiniens.

L’attaque décrite ci-dessous, qui a visé les familles de trois frères de la famille Bishara vivant dans trois maisons distinctes, n’a pas duré plus de 10 minutes, selon leurs estimations. Mais à sur le moment’, il leur a semblé qu’elle avait duré au moins deux heures. Deux semaines plus tard, 30 membres de la famille revivent encore cette attaque.

Les trois familles vivent dans le quartier le plus au nord d’Al-Mughayyir - six adultes et 13 enfants. Le plus jeune, né prématurément, était heureusement encore en couveuse à l’hôpital. À l’est des maisons se trouve une oliveraie plantée par le père des frères il y a plusieurs dizaines d’années.

Le vendredi 12 avril, deuxième jour de la fête de l’Aïd al-Fitr, leurs sœurs aînées sont venues rendre visite à leurs enfants, ainsi qu’à leur père Ribhi, âgé de 80 ans, qui vit dans la ville voisine de Ramallah - soit 12 autres personnes. Les enfants ont joué dans les jardins et les arbres, les adultes ont bavardé et bu du café. Ils n’avaient pas encore déjeuné. À un moment donné, les trois frères sont entrés dans l’une des maisons pour discuter d’une affaire familiale.

Vers 14 heures, les haut-parleurs des mosquées ont annoncé qu’un grand nombre de colons s’étaient rassemblés sur la route Allon, à l’est du village. Les habitants se sont immédiatement dirigés vers le quartier est pour protéger leurs parents et amis.

« Le comité de liaison civil palestinien nous a dit qu’un jeune colon avait disparu et qu’il fallait éviter les tensions  », se souvient un frère, Haroun, 37 ans, entrepreneur en électricité, qui travaillait en Israël jusqu’au début de la guerre. « Nous en avons conclu que l’armée contrôlait la situation. De nombreux soldats étaient présents ». Les gens ont donc commencé à rentrer chez eux.

Les FDI ont déclaré en réponse que « les forces opérant dans la zone étaient préparées à l’avance et ont travaillé sans relâche pour protéger la vie des civils et leurs biens ». En outre, l’armée a déclaré que « les forces de sécurité s’efforcent de désamorcer les tensions  en utilisant les moyens à leur disposition et, si nécessaire, les suspects sont détenus jusqu’à l’arrivée de la police, qui est chargée de régler le problème ».

Haroun, sa femme Lina et quelques enfants sont montés sur le toit de leur petite maison, tout comme le père de Haroun. Les sœurs et quelques autres enfants sont restés dans le salon. Ils ont verrouillé les deux verrous de leur porte en acier et se sont sentis relativement en sécurité. Moussa, un professeur de mathématiques de 39 ans, et sa femme, Iman, ont verrouillé leurs deux portes et sont entrés avec leurs deux jeunes enfants dans une chambre dont la fenêtre est orientée vers l’est.

Le troisième frère, Bishara, 47 ans, est également électricien et travaillait en Israël jusqu’en octobre. Il se trouvait sur le balcon de sa maison, qui dispose de meubles de jardin et est couverte par une pergola. Sa femme Nadia était à l’intérieur avec leurs trois filles, âgées de 15, 9 et 4 ans, et leurs deux fils. L’un des fils, Abdullah, 17 ans, souffre d’un handicap congénital et ne peut pas marcher seul.

Les trois maisons ne sont séparées que par quelques mètres. Devant chacune d’elles se trouve une place de parking. La voiture de Bishara est exonérée de taxes pour les personnes handicapées et sert principalement à conduire Abdullah à la physiothérapie et à l’école.

Même si les membres de la famille Bishara avaient pensé qu’il valait mieux prendre leur voiture et quitter leur maison, ils n’auraient pas pu le faire. Une jeep militaire est entrée dans leur quartier par le nord, s’est arrêtée au bout de la route la plus proche de l’intérieur du village et a bloqué la sortie. Dans une certaine mesure, sa présence les a confortés dans l’idée que l’armée contrôlait la situation, ou du moins qu’elle voulait la contrôler. Plus tard, la jeep a fait marche arrière le long de cette route jusqu’à la limite du quartier, où les maisons sont construites à flanc de colline.

C’est de cette colline que des colons ont envahi le village en janvier 2019. Ils ont tué Hamdi Naasan, qui était allé secourir l’un des hommes blessés en tentant de protéger ses concitoyens. Un monument à sa mémoire  a été érigé sur la colline. Il y a plus de deux mois, des colons ont agressé Imad Abu Alia, qui gardait ses moutons sur cette colline, plus au nord. Ils ont également volé deux de ses moutons.

Après avoir remonté la colline, la jeep militaire se trouvait maintenant sur le chemin qui monte la colline vers le nord-ouest, non loin du mémorial à Hamdi Naasan. Deux autres jeeps s’y trouvaient également, se souvient la famille.

« Soudain, j’ai vu les colons contourner les jeeps », raconte Lina. « Et, comme des enfants qui quittent l’école en trombe après la classe, ils ont couru vers l’avant ». Elle les a ensuite vus se diviser en plusieurs groupes. Une de ses amies, dont la maison se trouve à la limite du quartier, s’est rapidement enfuie avec sa douzaine de moutons.

Les envahisseurs portaient des vêtements civils et s’étaient couvert le visage, certains avec des chemises, d’autres avec des bonnets noirs. Les haut-parleurs de la mosquée annoncent que la maison d’Abu Ata, la plus proche de la route Allon, a été attaquée. Les soldats à bord des jeeps ont tiré des gaz lacrymogènes sur les Palestiniens qui avaient tenté de protéger la famille.

Jihad Abu Alia, 25 ans, a été abattu par un colon. Plusieurs autres résidents ont également été blessés par balle. Les civils israéliens se sont introduits dans la bergerie d’Imad Abu Alia, ont volé tout son troupeau et l’ont battu jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. La source de sécurité a déclaré que trois suspects ont été arrêtés ce jour-là, quatre ont été détenus puis relâchés, et huit autres ont été arrêtés depuis.

Bishara, dont la maison est la plus au nord de celles des trois frères, a déclaré avoir soudain vu un homme masqué tenant une pierre. « J’étais certain qu’il s’agissait de l’un de nos hommes qui étaient sortis pour défendre le village », a-t-il déclaré. « Je n’ai pas compris pourquoi il lançait une pierre sur ma voiture. Puis il a également lancé une pierre sur moi, qui m’a touché à la jambe. L’un de mes proches m’a crié de loin : “Ce sont des colons”. Tout s’est passé en quelques secondes ».


Les trois maisons des frères Bishara à Al-Mughayyir, à l’ouest de l’oliveraie que leur père a plantée il y a plusieurs décennies

« Plusieurs autres hommes masqués sont apparus. J’ai couru à l’intérieur. Je n’ai pas eu le temps de fermer la porte en acier. Dans ma stupidité, j’ai fermé la porte coulissante. Le type a lancé une pierre qui a brisé la vitre. J’ai immédiatement commencé à baisser les volets ».

Entre-temps, il a vu un autre homme masqué jeter quelque chose dans sa voiture. Des flammes en sont sorties. La famille est restée dans le salon. « Notre petite Doha et Sajaa se sont cachées sous une couverture », raconte Nadia. Bishara a ajouté : « J’étais  aussi apeuré. Comment ne pas l’être ? »

Alors qu’ils se tenaient dans le salon et que le feu crépitait à l’extérieur, des jeunes hommes du village leur ont crié de quitter la maison car les flammes pouvaient s’y propager. Les flammes ont atteint la pergola, les meubles de la terrasse, l’horloge à eau extérieure, la pompe à eau et ont commencé à consumer  les barreaux de la fenêtre de la cuisine.

La famille a quitté la maison par la porte arrière et a traversé les jardins des voisins pour se rendre au centre du village, qui semblait plus sûr. Leur fils Mustafa, âgé de 20 ans, a porté Abdullah sur son dos et a été le premier à partir. Il a marché jusqu’à ce qu’il atteigne la maison de voisins qui ont conduit Abdullah jusqu’au bout dans leur voiture. Le reste de la famille a couru derrière eux. « Je ne savais pas si la maison serait encore là à notre retour », a déclaré Nadia.

Des personnes présentes sur les lieux ont déclaré que les mêmes hommes masqués ou d’autres se sont rendus dans la maison de Moussa, la plus centrale des trois maisons des frères. Ghanim, sa fille de 8 ans, s’est mise à pleurer et à trembler. Son fils Amar, âgé de 5 ans, « s’est retenu et n’a pas pleuré, mais j’ai vu qu’il avait peur », a déclaré sa mère, Iman. Ils se sont rendus dans une pièce intérieure et se sont assis sur un matelas. Elle a serré les deux enfants dans ses bras, tandis que Ghanim continuait à pleurer et à trembler.

Moussa est monté sur le toit et a vu un homme masqué jeter une pierre sur sa voiture. La vitre s’est brisée. Un autre groupe d’hommes masqués est arrivé et l’un d’eux a lancé un objet qui s’est immédiatement enflammé. Un autre homme armé s’est placé entre les arbres et a tiré sur Moussa. « Je me suis immédiatement accroupi et je me suis réfugié derrière le parapet en béton de la terrasse », a-t-il déclaré.

C’est alors que des jeunes hommes du village sont venus les secourir. « Je viens d’un autre village, je ne les connaissais pas », a déclaré Iman, la femme de Moussa. « J’avais peur que ce soient des colons. Mais j’ai reconnu l’un d’entre eux et je me suis calmée. Ils ont porté les deux enfants à l’extérieur. J’avais tellement peur que mes jambes ne me portaient pas. Je pouvais à peine marcher ». Ce n’est qu’après avoir atteint la maison d’un parent qu’Amar, 5 ans, s’est laissé aller aux larmes.


Bishara Bishara dans son jardin, à côté de sa voiture incendiée

Haroun et sa famille, qui s’étaient cachés sur la terrasse, ont vu plusieurs dizaines d’hommes masqués dispersés parmi les arbres et près des maisons. Deux d’entre eux avaient des fusils, a-t-il dit, dont un qui portait un gilet orange. Certains des hommes masqués portaient des gourdins. D’autres avaient des pierres. La famille a déclaré que certains des colons envahisseurs avaient également des armes de poing enfoncées dans la ceinture de leurs pantalons.

Soudain, quelque chose a été tiré sur la maison en direction des jeeps militaires qui n’avaient pas arrêté les envahisseurs. Ils ont cru qu’il s’agissait d’une balle enrobée de caoutchouc. Plus tard, ils ont découvert qu’il s’agissait d’une balle à pointe éponge, qui a brisé la table pliante à l’extérieur de la maison.

Lina et les enfants quittent la terrasse et descendent en courant. Elle, ses belles-sœurs et leurs enfants se répartissent entre le petit salon et une chambre. Ils entendent des éclats de verre. Ceux qui étaient encore sur la terrasse ont vu que lorsque les lanceurs de pierres n’avaient plus de pierres, une escouade de jeunes gens leur en apportait d’autres.

Les envahisseurs frappent la porte d’acier de l’entrée à coups de pied et de poing jusqu’à ce qu’elle s’ouvre. Quatre hommes masqués et non armés se sont précipités à l’intérieur. Deux d’entre eux se sont dirigés vers la cuisine et la salle de bains. Lina, qui est enceinte, et sa belle-sœur Amal se tenaient derrière la porte en bois du salon et s’y appuyaient. Mais deux des envahisseurs ont réussi à forcer la porte, pierres à la main.

Lina a raconté comment elle a tenu la porte, désormais isolée, et tenté de bloquer les hommes qui lançaient des pierres sur tous ceux qui se trouvaient à proximité. Les jumelles de 5 ans, Shirin et Ribhi, se sont cachées sous la table basse. Diana, 3 ans, s’est couvert le visage avec un oreiller et s’est appuyée sur le bord du canapé. Julia, 8 ans, et Laila, 11 ans, se sont accroupies sur le sol dans l’espace entre les meubles. Tous les enfants ont crié et pleuré.

Pendant l’attaque, Diana, âgée de 3 ans, s’est couvert le visage avec un oreiller et s’est appuyée sur le bord du canapé

Selon Lina, l’un des envahisseurs a attrapé Rashid, le fils de 8 ans de sa belle-sœur Amal, et a commencé à le tirer. Amal a attrapé son fils et l’a sauvé. « Notre inquiétude pour nos enfants nous a donné du courage », a expliqué Lina.

Plus tard, la famille a découvert que le sol de la cuisine était couvert de débris  de verre, de produits alimentaires et d’aliments cuits qui avaient été sortis du réfrigérateur et jetés là. Ils ont également découvert que le micro-ondes, un miroir, des poteries et une table avaient été brisés. Une pierre a brisé la télévision. La voiture de la famille a été incendiée.

Haroun et son père ont dévalé les escaliers. L’un des envahisseurs a jeté une partie de la table en plastique qui se trouvait dans la cour sur l’homme de 80 ans. La table l’a frappé au visage, il a glissé et est tombé dans les escaliers. Haroun a saisi deux bouteilles de Coca-Cola en plastique qui se trouvaient dans une boîte sur les escaliers et les a lancées sur l’un des envahisseurs.

À ce moment-là, les sauveteurs du village étaient déjà près de sa maison et les quatre envahisseurs qui se trouvaient à l’intérieur se sont enfuis. Les colons qui se trouvaient à l’extérieur se sont également dispersés.

Les trois familles sont restées loin de leurs maisons, chez des proches, pendant deux jours, jusqu’à dimanche. Elles ne savaient pas si l’incendie s’était propagé jusqu’à à leurs maisons.

Samedi, les funérailles du villageois t tué ont eu lieu. Des soldats ont tiré sur le cortège funèbre, selon les habitants. Des jeunes gens ont couru pour les affronter.

Alors que les soldats tirent, des dizaines de colons apparaissent à nouveau, cette fois depuis la colline située à l’ouest du village. Ils ont couru vers l’est, vers le quartier nord qui était maintenant vide d’habitants. Les soldats leur ont lancé des grenades lacrymogènes, mais cela ne les a pas découragés.

Une fois sur place, les colons ont incendié d’autres maisons, ainsi qu’un entrepôt, une pergola, deux enclos pour animaux, du fourrage pour les moutons, une jeep et un camion de pompiers qui étaient arrivés du village voisin de Taybeh. Ils ont également incendié des voitures appartenant à des habitants d’autres villages venus assister aux funérailles.

Une maison incendiée dans le village d’Al-Mughayyir en Cisjordanie

« Le plus dur, c’est le sentiment d’impuissance », a déclaré Moussa. « Il est entré dans ma maison et je n’ai pu protéger ni ma famille ni moi-même. À leurs yeux, une personne ne vaut rien. Que nous vivions ou non ne changeait rien. "Comment vais-je calmer ma fille si je ne suis pas calme ? Je suis dans un état où il y a un décalage entre les trois fondements de ma personnalité : les sentiments, les pensées et les actions. Les sentiments sont ce qu’ils sont, tout comme les pensées difficiles suscitées par l’agression. Mais je n’arrive pas à les exprimer par des actes ».

C’est alors que Lina l’interrompt. « Il nous est interdit de nous défendre ; si nous le faisons, nous serons arrêtés et jugés comme des terroristes », dit-elle. « Ou ils nous tueront, comme ils ont tué Jihad Abu Alia ».

Moussa est du même avis. « Si j’exprime mes sentiments sur Facebook et que j’écris ce que je pense de l’armée et des colons, ils m’arrêteront pour incitation à la haine », a-t-il déclaré. « Cette paralysie m’affecte. Je n’arrive pas à dormir la nuit. Comment vais-je enseigner à mes élèves le lendemain ? Tout cela nous fait penser à l’émigration ».