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19/12/2021

STEPHANIA TALADRID
Le désert de l'avortement de la Rio Grande Valley, au fin fond du Texas

Stephania Taladrid (bio), The New Yorker, 18/12/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 NdT : Rio Grande est le nom donné par les USAméricains au fleuve frontalier entre USA et Mexique, que les Mexicains appellent Rio Bravo (del Norte)

La nouvelle loi du Texas est l'aboutissement de décennies de restrictions légales et de coupes budgétaires qui ont laissé aux femmes de l'une des régions les plus pauvres du pays un accès limité à l'avortement.

Le projet de loi 8 du Sénat texan (S.B. 8) interdit l'avortement après environ six semaines de grossesse et permet aux particuliers d'engager des poursuites civiles contre toute personne aidant une femme à obtenir cette procédure. Photo : Jennifer Whitney / NYT / Redux

La seule clinique d'avortement qui subsiste le long de la frontière entre le Texas et le Mexique est un bâtiment terne d'un étage situé au cœur de McAllen. Son ancienne réceptionniste, Andrea Ferrigno, une femme dynamique d'une quarantaine d'années, se souvient très bien de l'époque où ses activités se déroulaient tranquillement, dans les années 90. Son oncle, le Dr Pedro Kowalyszyn, l'un des gynécologues les plus respectés de la ville, en était le propriétaire et l'exploitant. « Tout le monde savait que l'on pouvait se faire avorter à la clinique du centre-ville », raconte Mme Ferrigno. Pendant ses études, elle a vécu chez son oncle et a travaillé à la clinique à temps partiel. « J'ai été initiée à l'avortement en tant que procédure médicale », dit Mme Ferrigno, ajoutant que les avortements faisaient partie des nombreux services gynécologiques fournis par son oncle. « Il a accouché un grand nombre de personnes auxquelles il offrait ensuite des soins d'avortement ».

 

La loi de l'État exige une échographie avant un avortement. Cela signifie qu'il faut se rendre deux fois dans une clinique, ce qui constitue une épreuve pour de nombreuses patientes, dont la majorité sont déjà parentes. Photo : Jennifer Whitney / NYT / Redux

Au début des années 2000, Kowalyszyn a vendu la clinique à Amy Hagstrom Miller, qui l'a renommée en tant que site du sud du Texas pour sa nouvelle organisation, Whole Woman's Health. Comme d'autres villes de la vallée du Rio Grande, McAllen avait l'un des taux les plus élevés du pays de personnes pauvres et sans couverture médicale. En gardant la clinique ouverte, Mme Hagstrom Miller voulait offrir aux habitantes de la région un endroit où elles pourraient accéder à la procédure en toute sécurité. « Petit à petit, nous avons commencé à changer la pratique », se souvient Mme Ferrigno. « Avant, c'était du genre 'Voici le formulaire de consentement. Comprenez-vous les risques de la procédure ? Les complications ? Est- ce que quelqu'un vous force ? ' » La nouvelle propriétaire de la clinique voulait à la fois responsabiliser les femmes et favoriser une approche plus holistique. Les patientes se voyaient proposer des séances de conseil pendant leur visite ; les murs de la clinique étaient peints en mauve et remplis de citations de Frida Kahlo et d'autres célébrités ; une musique apaisante était diffusée en fond sonore, et chaque pièce dégageait une légère odeur de lavande. Hagstrom Miller pensait que personne ne tombait enceinte dans le but de se faire avorter, et qu'il fallait donc un lieu où les femmes pouvaient s'ouvrir librement à leurs décisions et à leurs émotions.

« Nous n'avions pas à rougir de ce que nous faisions », se souvient Ferrigno. Le droit à l'avortement étant devenu une bataille politique acharnée au niveau national, l'environnement à l'intérieur et à l'extérieur de la clinique de McAllen a changé. Alors qu'il n'y avait auparavant que des piquets [anti-avortement] de deux ou trois personnes qui se rassemblaient chaque semaine devant le cabinet du docteur Kowalyszyn, la clinique est rapidement devenue un lieu de rassemblement pour les manifestants. Un groupe local connu sous le nom de Los Caballeros de San Miguel se rassemblait en cercle, chantant des prières devant un berceau rempli de figurines de bébés. Au fil du temps, d'autres personnes ont tenté d'intimider le personnel en crevant les pneus de leur voiture, en les menaçant avec une hachette et en criant les noms de leurs enfants. « Vous pouvez les entendre de l'intérieur », dit Ferrigno, à propos des piqueteurs. « Ils ont des mégaphones ». La clinique a reçu de nombreuses alertes à la bombe ; il y a quelques années, quelqu'un a tenté d’y mettre le feu en pleine nuit. Néanmoins, le personnel a essayé de préserver un environnement accueillant. Une peinture murale sur la façade nord du bâtiment montre un groupe de femmes de couleur, les mains liées, dans une vallée luxuriante. Les mots "DIGNITY EMPOWERMENT COMPASSION JUSTICE" sont inscrits en haut de la fresque.

En septembre, le S.B. 8 [Senate Bill 8], une loi texane qui interdit les avortements après environ six semaines de grossesse et permet aux citoyens d'engager des poursuites civiles contre toute personne qui aide une femme à obtenir cette procédure, est entrée en vigueur. Personne, pas même une victime de viol ou d'inceste, n'est exemptée par cette loi. Mme Ferrigno, qui est maintenant vice -présidente de Whole Woman's Health, a estimé que la clinique recevait environ un quart des patientes qu'elle traitait avant la S.B. 8. Chaque jour, les nouvelles restrictions obligeaient le personnel de la clinique à refuser des dizaines de patientes, y compris des adolescentes. « C'est épuisant de dire non », dit-elle. « On s'épuise ». La clinique a récemment dû refuser une jeune migrante guatémaltèque de quatorze ans qui avait traversé la frontière sud par ses propres moyens et se trouvait maintenant sous la garde du gouvernement. La jeune fille avait été violée pendant son voyage vers le nord - elle était dans sa septième semaine de grossesse, une semaine après la nouvelle limite fixée par l'État. « Il y a quelques mois, nous aurions pu l'aider », dit Verónica Hernández, qui a récemment pris la direction de la clinique, où elle travaille depuis douze ans. « Mais nous ne pouvons plus l'aider. Il n'y a rien que nous puissions faire pour ces patientes ».

Avant même l'adoption de la S.B. 8, les nouvelles lois et les coupes budgétaires adoptées par le législateur texan au cours des décennies précédentes n'ont cessé de restreindre l'accès des femmes à l'avortement dans l'État. En 2003, les législateurs ont adopté la loi sur le droit à l'information des femmes (Woman's Right to Know Act), également connue sous le nom de H.B. 15, qui obligeait les femmes souhaitant avorter à attendre vingt-quatre heures avant de subir l'intervention, sans faire d'exception pour les grossesses résultant d'un viol ou d'un inceste. Le personnel des cliniques était également contraint de remettre aux patientes un dossier à lire imposé par l'État, comprenant des photographies en couleur de fœtus et des informations sur le lien, depuis longtemps démenti, entre les avortements et le risque de cancer du sein. Ce mandat a incité l'oncle de Ferrigno, qui avait continué à travailler comme directeur médical de la clinique, à prendre sa retraite, après trente ans. « Cela a été le catalyseur », dit Mme Ferrigno.

En 2011, la législature de l'État a révisé la loi pour obliger les médecins à effectuer une échographie avant un avortement, ce qui signifiait que les patientes devaient faire au moins deux voyages vers une clinique. « Cela a vraiment changé les choses », dit Mme Ferrigno, ajoutant que la grande majorité des patientes de sa clinique étaient déjà des parentes, tout comme la majorité des patientes ayant subi un avortement dans tout le pays. Beaucoup ne pouvaient pas se permettre de prendre des congés supplémentaires ou de laisser leurs enfants sans surveillance. Les cliniques ont également reçu l'ordre de s'assurer que le même médecin qui a effectué l'échographie procède à l'intervention. « C'était un véritable cauchemar logistique », se souvient Mme Ferrigno. Un seul médecin local était disposé à travailler pour la clinique ; tous les autres médecins venaient de l'extérieur de la ville et avaient un emploi ailleurs, et la capacité de la clinique à pratiquer des avortements était limitée par leurs horaires. Deux ans plus tard, une autre loi adoptée par la législature de l'État, H.B. 2, exigeait que les cliniques répondent aux normes d'un centre chirurgical ambulatoire et que leurs médecins aient des privilèges d'admission dans un hôpital voisin. Les législateurs ont affirmé que le projet de loi visait à garantir la sécurité des femmes. Mais Hagstrom Miller, qui exploitait alors des cliniques dans quatre autres villes du Texas, n'était pas du même avis. Elle a intenté un procès à l'État.

L'affaire, Whole Woman's Health contre Hellerstedt, a remonté le circuit des tribunaux jusqu'à l'été 2016, lorsque la Cour suprême a jugé, par un vote de 5 contre 3, que les restrictions du Texas constituaient « un obstacle substantiel pour une femme cherchant à avorter ». La décision a été perçue comme une victoire extraordinaire pour le verdict Roe contre Wade, qui, en 1973, avait établi un droit constitutionnel à l’avortement. Mais Ferrigno reconnaît que le mouvement anti-avortement gagne du terrain. Le nombre de cliniques d'avortement au Texas est passé de quarante-quatre à moins de dix au cours des trois années précédant l'arrêt de la Cour suprême. La clinique de McAllen a été contrainte de fermer pendant près d'un an, après que tous les hôpitaux situés à moins de 50 km de Whole Woman's Health ont refusé d'accorder à ses médecins des privilèges d'admission. Il incombait au personnel d'expliquer aux patientes non seulement la fermeture, mais aussi les restrictions qui ne cessaient de limiter leurs droits. « Je pense que la chose la plus importante que nous ayons sacrifiée est la relation entre la patiente et le prestataire », dit Mme Ferrigno. « Nous faisons toujours tout ce qu'il faut pour la protéger autant que possible, mais toutes ces exigences l'ont érodée. Nous sommes devenus les exécutants de ce que nous détestons ».

Cinq ans plus tard, Ferrigno s'attend à ce que la Cour suprême renverse  le verdict Roe en confirmant une loi du Mississippi qui interdit la plupart des avortements après quinze semaines de grossesse - une décision qui entraînerait probablement l'interdiction de presque tous les avortements dans plus de vingt États du Sud et du Midwest. « Ce démantèlement de Roe -   qui érode nos droits - s'est produit progressivement, en s'aggravant de plus en plus », dit Mme Ferrigno. « Et je pense vraiment que le moment est venu - c'est le moment ». Elle est certaine que les femmes de la vallée prennent les choses en main. « Les personnes vont essayer de faire ce qu'elles pensent être le mieux », dit-elle. « Pas nécessairement ce qui est le plus sûr ». Les mots d'une patiente, que Ferrigno a dû refuser, sont restés gravés dans son esprit : « Et si je vous disais ce que j'ai dans le placard  de mae cuisine, et que vous me disiez ce que je peux faire ? »

En 2008, Yolanda Chapa, l'une des premières piqueteuses devant la clinique, a ouvert le McAllen Pregnancy Center, à quelques rues de Whole Woman's Health. « Le Seigneur essayait vraiment de nous dire que nous avions besoin d'un centre de grossesse ici à McAllen », déclarait Mme Chapa dans une vidéo promotionnelle. Chapa a lancé l'organisation après avoir reçu cent mille dollars de dons de la succession d'un fervent catholique local, selon une publication sur son site ouèbe. Dans une interview accordée en 2012 à une chaîne de télévision hispanophone, une religieuse qui pratiquait des échographies au centre a déclaré qu'elle faisait appel aux croyances religieuses des femmes enceintes. « La peur vient du diable », a déclaré la femme, qui a été identifiée comme étant Sœur Julia. « Mais, si vous croyez avec beaucoup de foi, on peut arriver à la fin avec un sourire et un bébé dans les bras ». Une dizaine d'années après sa création, le centre s'est installé sur South Main Street, à seulement trois portes de Whole Woman's Health.

Sur le papier, le centre de Chapa offre gratuitement aux femmes qu'il dessert des échographies, des tests de grossesse, des conseils, de la nourriture, des vêtements, des couches et des jouets. Mais ses détracteurs affirment que, dans les faits, il contribue à attirer les femmes vers des grossesses non désirées. L'intérieur du centre ressemble à un cabinet médical. Les femmes enceintes entrent dans une petite zone de réception, où elles doivent remplir des documents et attendre que leur nom soit appelé. Mme Chapa et d'autres membres du personnel portent des blouses blanches, tandis que les réceptionnistes et les conseillers sont en sarrau. À un journaliste qui lui demandait pourquoi ils portaient des blouses blanches, Mme Chapa a répondu : « Pour avoir l'air professionnel ». Le centre dispose d'une petite chapelle et d'un espace appelé "Heaven's Boutique" [La Boutique du Ciel], où les femmes peuvent choisir parmi des centaines d'articles donnés, allant du lait maternisé aux T-shirts imprimés avec le visage d'Elmo [personnage de Sesame Street]. Dans les commentaires en ligne, de nombreux clients du centre font l'éloge de ses services. Mais Mme Ferrigno dit que des femmes qui ont demandé des soins d'avortement à la clinique lui ont dit qu'elles avaient été informées à tort qu'un avortement leur ferait courir un plus grand risque de développer un cancer du sein ; l'une d'entre elles a dit qu'on l'avait exhortée à demander pardon devant l'autel de la chapelle.

Un mardi récent, Chapa a escorté une jeune femme hors d'une salle de conseil. Elle semblait être à la fin de l'adolescence, avait teint plombé et portait un panier rempli d'articles pour bébés, dont un ours en peluche et des couches portant le mot "Hello !". Après avoir serré la femme dans ses bras, Chapa m'a dit qu'elle devait rencontrer une autre cliente et qu'elle ne serait pas disponible pour une interview. Le centre affirme avoir aidé plus de dix mille femmes depuis son ouverture. C'est l'un des plus de deux cents établissements similaires au Texas, dont beaucoup, comme le McAllen Pregnancy Center, reçoivent des fonds de l'État. Une grande partie de l'argent de l'État provient d'un programme appelé Alternatives to Abortion. Créé par la législature du Texas il y a quinze ans, son budget est passé de quatre millions à cent millions de dollars. L'année dernière, le McAllen Pregnancy Center a reçu un quart de million de dollars de ce programme. Au fil des ans, les législateurs ont détourné des fonds du budget du planning familial de l'État pour financer les programmes, et aujourd'hui, le Texas compte le plus grand nombre de centres de grossesse du pays. Dans tout le pays, il y a maintenant plus de deux mille centres de grossesse en activité ; ils sont désormais beaucoup plus nombreux que les cliniques d'avortement.

Selon Mme Hernández, après l'adoption de la loi S.B. 8, des bénévoles de l'organisation de Mme Chapa ont commencé à dire aux patientes qui se présentaient devant Whole Woman's Health que la clinique était fermée parce que l'avortement n'était plus légal. Hernández et son équipe ont commencé à remarquer qu'un nombre inhabituel de patientes manquaient leurs consultations. « Nous les avons appelées et leur avons dit : "Votre rendez-vous était prévu pour ce matin. Allez-vous vous y rendre ? ' », se souvient Hernández. « Ce à quoi elles ont répondu : 'Je suis là !'. Et il s'est avéré qu'ils étaient en fait à côté ».  Certaines patientes ont été retenues pendant des heures par l'organisation de Chapa, ce que Hernández a vu comme une tentative de leur faire manquer leur rendez-vous. Hernández a déclaré que des patientes lui ont dit que des personnes du centre avaient dit aux femmes qu'elles étaient plus avancées dans leur grossesse qu'elles ne l'étaient en réalité - une tentative apparente de leur faire croire qu'elles avaient manqué le délai de six semaines. (Le centre de Chapa a refusé de répondre à plusieurs demandes de commentaires.) Hernández a tenu à faire savoir aux patientes que la clinique était toujours en activité. Sur le mur, au-dessus de la porte d'entrée de la clinique, qui est surveillée par des caméras et dont le verre est teinté, se trouve un panneau indiquant « L'avortement est légal. Notre clinique est ouverte ».

 


Alors que le droit à l'avortement était âprement disputé au niveau national, la clinique de McAllen, au Texas, est devenue un lieu de rassemblement pour les manifestants anti-avortement. Photo : Ilana Panich-Linsman / The Washington Post / Redux

Il y a quatre ans, Paula Saldaña a commencé à travailler comme coordinatrice de terrain dans la vallée avec le National Latina Institute for Reproductive Justice. Avec une équipe de bénévoles, elle a fait du porte-à-porte pour parler aux habitants des colonias - des quartiers à faibles revenus où des centaines de milliers de personnes à travers l'État vivent dans des cabanes de fortune, des roulottes et des maisons sans accès aux services de base. « Vous ne pourriez même pas trouver certaines de ces colonias sur une carte », se souvient Lucy Felix, directrice associée de l'Institut. Au début, de nombreux résidents ont refusé d'ouvrir leurs portes. Mais peu à peu, au fil des années, les gens ont commencé à jeter un coup d'œil par la fenêtre et ont fini par laisser entrer les volontaires chez eux. Les besoins des habitantes étaient urgents : certaines avaient trouvé une grosseur suspecte dans leur poitrine et leur mère était morte d'un cancer du sein. Elles avaient immédiatement besoin d'une mammographie ; d'autres n'avaient jamais eu de frottis ou n'avaient jamais entendu parler de la clinique d'avortement de McAllen. Saldaña, Felix et d'autres ont expliqué à ces femmes comment et où trouver des soins abordables. Au fil du temps, la communauté les a surnommées « las poderosas », les puissantes.

Née et élevée dans la vallée du Rio Grande, Mme Saldaña aime commencer ses conversations sur la santé génésique en parlant de Rosie Jimenez, une femme de McAllen qui est morte d'une infection causée par un avortement bâclé, en 1977. Elle est la première victime connue de l'amendement Hyde, une loi fédérale adoptée un an avant sa mort, qui limitait l'utilisation des fonds Medicaid pour les avortements. Mme Jimenez, qui avait vingt-sept ans et élevait seule sa fille, ne pouvait pas payer un médecin agréé et a demandé l'aide d'une sage-femme. Elle est morte d'une défaillance organique quelques jours plus tard.

Le principal catalyseur du travail de Saldaña est l'expérience de sa première grossesse, à l'âge de seize ans. « Je ne me souvenais même pas quand j'avais eu mes dernières règles », se souvient-elle. Sa mère l'a emmenée à la clinique Planned Parenthood [Planning familial] de Brownsville, où on lui a présenté trois options : avorter, avoir l'enfant et le donner en adoption, ou accoucher et s'inscrire dans un programme de garde d'enfants. Elle et son petit ami ont choisi cette dernière option et ont eu un fils. Saldaña s'est ensuite vu prescrire le Norplant, un contraceptif. « Grâce à cela, j'ai pu planifier ma prochaine grossesse et aller à l'école », racontre Mme Saldaña, ajoutant qu'elle et son petit ami ont été ensemble pendant 26 ans. « Je ne peux pas imaginer ce qu'une fille dans la même situation doit vivre maintenant ».

Chaque fois que le Texas réduit le financement des cliniques d'avortement, d'autres services de santé destinés aux femmes sont également réduits. En 2011, les législateurs ont réduit de deux tiers le budget du planning familial de l'État. En conséquence, les femmes ont perdu l'accès aux services de prévention, notamment aux dépistages du cancer et aux méthodes de contraception. Une partie du financement a été rétablie par la suite, mais les dommages financiers ont été irréversibles. Un dispensaire sur quatre dans la vallée, qui compte plus d'un million d'habitants, a été contraint de fermer ses portes. Mme Saldaña, qui avait rejoint la clinique Planned Parenthood de Brownsville en tant qu'agent de santé, a été licenciée lorsque celle-ci a également fermé. Mais elle a estimé que son travail devait se poursuivre. « Je viens d'une communauté d'immigrants, et je tiens à dire que la majorité d'entre eux sont sans papiers », dit-elle. « Ils sont convaincus qu'ils n'ont aucun droit ».

Lorsque la seule autre clinique d'avortement du sud du Texas a fermé, en 2013, Saldaña a commencé à orienter les membres de la communauté vers Whole Woman's Health, à McAllen. « J'ai toujours su qu'elle était là », dit-elle, à propos de la clinique. « Mais il n'y a jamais eu besoin d'aller aussi loin ». Son travail consiste désormais à s'assurer que les personnes cherchant à se faire avorter, dont certaines vivent à plus de 50 km, puissent se rendre deux fois à la clinique, comme le prévoit la loi. Beaucoup ne possédaient pas de voiture ou craignaient que leur véhicule ne tombe en panne. D'autres étaient payées à l'heure, en espèces – s’absenter du travail signifiait moins d'argent pour nourrir leurs enfants et faire vivre leur famille. Les défenseurs locaux du droit à l'avortement ont commencé à collecter des fonds pour soutenir les femmes qui souhaitaient subir l'intervention. Au même moment, dans les colonias, Saldaña a commencé à    croiser des représentants de l'organisation de Yolanda Chapa dans un centre communautaire local. « Les gens restaient après les heures de travail pour assister à nos conférences », raconte Saldaña. « Nous avons découvert plus tard qu'un centre de grossesse s'était vu prêter un espace de bureau à cet endroit ». Leur approche reflétait le travail de Chapa sur South Main Street - ils offraient gratuitement des tests de grossesse, des vêtements et des articles pour bébés. « Le besoin est là, alors les gens vont se diriger vers celui qui offre de l'aide », dit Saldaña.

Lorsque des restrictions comme la loi S.B. 8 sont promulguées, Saldaña et d'autres doivent expliquer les nouvelles lois dans les colonias - en un sens, il faut reprendre les explications à zéro. Après l'adoption de la loi, des rumeurs ont circulé selon lesquelles l'avortement au Texas avait été déclaré totalement illégal. « Nous devons rééduquer la communauté », dit Saldaña, ajoutant que la pandémie les avait obligées à faire le plus gros de leur travail par téléphone. « Notre crainte, lorsqu'il n'y a plus d'options sur la table, est de ne pas savoir vers qui les gens vont se tourner ». Cathy Torres, responsable de Frontera Fund, une organisation locale offrant un soutien financier aux femmes à faible revenu et sans papiers de la vallée qui cherchent à se faire avorter, a déclaré que son organisation a commencé à recevoir moins d'appels. « La loi S.B. 8 a été écrite pour semer la confusion dans la communauté », dit-elle. « Huit personnes qui nous appellent sur dix ont pris rendez-vous hors de l'État ». Mais le manque d'argent ou de documents empêche un nombre inconnu de femmes de la vallée de pouvoir se rendre dans d'autres États. À une centaine de kilomètres au nord de McAllen, il y a un poste de contrôle de la Patrouille frontalière, ce qui signifie que de nombreuses personnes sans papiers ne peuvent même pas se rendre à San Antonio, où se trouve la clinique d'avortement la plus proche, ou chercher de l'aide dans un autre État. Elles sont, en fait, piégées dans le désert de l'avortement de la Rio Grande Valley.

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