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04/09/2024

FRANCO ‘BIFO’ BERARDI
Israël aurait-il pu ne pas devenir un État raciste, colonialiste et fasciste ?
La dernière conférence d’Amos Oz et le livre de Gad Lerner ne répondent pas à cette question

Franco Bifo Berardi, il disertore, 18/8/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

Alors que la communauté internationale tente d’arrêter le génocide et que l’on dénombre quarante mille morts, les Israéliens poursuivent leur action d’extermination, en utilisant toutes les techniques avec lesquelles les Juifs ont été persécutés et exterminés au cours des siècles - de la déportation aux pogroms et à la torture.

Même si l’on ne peut imaginer comment évoluera cette tragédie, il semble chaque jour plus probable que l’Etat sioniste soit destiné à se désintégrer à la suite de conflits internes, d’un isolement externe et, surtout, d’une horreur de soi.

Il est légitime de se poser la question : aurait-il pu en être autrement ?

 « Wolf, commandant du village d’Abwein » : autoportrait de Vladimir Ze’ev [=Wolf, Loup] Jabotinsky envoyée à sa femme en 1918, lorsqu’il commandait la Légion Juive de l’armée britannique en Palestine contre l'armée ottomane/turque. Abwein est un village du gouvernorat de Ramallah et Al Bireh. Jabotinsky est l’ancêtre idéologique de Netanyahou

L’Etat voulu par les sionistes, cautionné par les colonialistes britanniques, protégé par les impérialistes usaméricains, armé et financé par les Occidentaux pour dominer la région d’où vient le pétrole, cet Etat né d’un massacre et soutenu par la menace armée permanente pouvait-il évoluer différemment ?

L’État occupant, haï par un milliard de musulmans contraints de subir sa présence, pouvait-il ne pas évoluer dans le sens du fondamentalisme religieux, du racisme et du suprémacisme nazi ?

Non, il ne le pouvait pas. Il est difficile de croire que les Britanniques et les USAméricains, principaux responsables (avec les nazis allemands, bien sûr) de la déportation des Juifs sous le nom de retour à la terre promise, ne savaient pas qu’ils les exposaient à des conditions très dures, destinées à évoluer vers un nouvel Holocauste.

Aujourd’hui, l’Holocauste est une réalité pour les Palestiniens, mais c’est aussi la perspective pour les Juifs que le sionisme a exposés à la haine d’innombrables ennemis.

Israël jouit d’une supériorité militaire incontestable, mais le temps ne joue pas en sa faveur.

Aurait-il pu en être autrement, ou l’évolution d’Israël était-elle inscrite dans sa naissance violente ? Le sionisme aurait-il pu évoluer dans un sens pacifique, ou l’hostilité dont les occupants ont été entourés dès le début était-elle destinée à forcer Israël à devenir ce qu’il est devenu ?

 Aurait-il pu en être autrement ?

Peu avant sa mort en 2018, Amos Oz a donné une conférence qui est publiée par Feltrinelli sous le titre : « Tant de choses restent à dire », et le sous-titre : « Dernière leçon ».

Je suis depuis longtemps un lecteur d’Oz, et grâce à des livres comme Une histoire d’amour et de ténèbres, ou Judah, je crois que j’ai pu réfléchir aux questions fondamentales de l’identité juive, et de l’identité en général.

L’identité comme problème, comme construction illusoire et comme piège.

À tort ou à raison, j’en suis venu à considérer l’œuvre d’Amos Oz comme l’expression de la vocation internationaliste du judaïsme européen.

« Mon oncle David était un Européen convaincu à une époque où personne ne l’était en Europe ne se sentait européen, en dehors des membres de ma famille et de leurs semblables. Les autres étaient panslaves, pangermanistes ou de simples patriotes lituaniens, bulgares, irlandais slovaques. Dans les années vingt et trente, les seuls Européens étaient les Juifs. « Trois nations coexistent en Tchécoslovaquie », disait mon père, les Tchèques, les Slovaques et les Tchécoslovaques, c’est-à-dire les Juifs. En Yougoslavie, il y a des Serbes, des Croates, des Slovènes et des Monténégrins, mais il se trouve aussi une poignée de Yougoslaves indéfectibles. Et même chez Staline, il y a des Russes , des Ukrainiens, des Ouzbeks, des Tchoukchtes et des Tatares, parmi lesquels  vivent nos frères qui font partie du peuple soviétique. (…) De nos jours l’Europe a changé, elle est pleine à craquer d’Européens. Soit dit en passant, les graffitis aussi ont changé du tout au tout en Europe : l’inscription « Les Juifs en Palestine ! » recouvrait tous les murs quand mon père était enfant, en Lituanie. Lorsqu’il retourna en Europe une cinquantaine d’années plus tard, les murs lui crachèrent au visage : « Les Juifs hors de Palestine ». (Une histoire d’amour et de ténèbres, Gallimard, 2004, pp. 117-118).

Ce ne sont pas les Juifs qui voulaient retourner en Palestine. Ce sont les nazis européens qui les ont poussés à partir, ce sont les sionistes qui, avec les Britanniques, ont préparé le piège dans lequel les Juifs sont tombés. Ce piège s’appelle Israël.

Comme beaucoup d’autres Juifs européens, les parents de l’écrivain ont quitté l’Europe pour se réfugier en Palestine, pendant les années où le projet sioniste semblait pouvoir se réaliser dans des conditions pacifiques.

« On savait bien sûr à quel point c’était dur en Israël : qu’il y faisait très chaud, qu’il y avait le désert, les marais, le chômage, les Arabes pauvres dans les villages, mais on voyait sur la grande carte accrochée en classe que les Arabes n’étaient pas nombreux, peut-être un demi-million, moins d’un million en tout cas, on était sûr qu’il y avaient assez de place pour quelques millions de Juifs de plus, que les Arabes étaient peut-être simplement excités contre nous, comme les masses en Pologne, mais qu’on pourrait leur expliquer et les convaincre que nous serions une bénédiction pour eux, sur la plan économique, médical, culturel, etc. Nous pensions que dans peu de temps, quelques années au plus, les Juifs seraient la majorité dans le pays – et que nous donnerions immédiatement au monde entier l’exemple de ce qu’il fallait faire avec notre minorité, les Arabes : nous qui avions toujours été une minorité opprimée, nous traiterions naturellement la minorité arabe avec justice et intégrité, avec bienveillance, nous les associerions à notre patrie, nous partagerions tout, nous ne les changerions jamais en chats. C’était un beau rêve. » (Une histoire d’amour… p. 326-327)

À l’époque dont parle Oz, il semblait y avoir de la place pour une conscience solidaire, égalitaire et internationaliste. Mais comme le nationalisme dominait la politique européenne, même les Juifs, s’ils voulaient survivre, devaient s’identifier à un peuple, à une nation.

« ... à l’époque, les Polonais étaient des patriotes fantastique, comme les Ukrainiens, les Allemands et les Tchèques, tout le monde, même les Slovaques, les Lituaniens et les Lettons, sauf nous qui n’avions pas de place dans ce carnaval, nous n’appartenions à rien et personne ne voulait de nous. Il n’y avait donc rien d’extraordinaire à ce que nous désirions devenir un peuple comme tout le monde ; nous n’avions pas le choix. » (p. 328)

Finalement, on sait ce qui s’est passé : après les avoir exterminés, les Européens ont jeté dehors (l’expression est d’Oz) la communauté juive qui était aussi la plus profondément européenne, parce qu’elle incarnait plus pleinement les valeurs du rationalisme et du droit. C’est précisément parce que les Juifs n’avaient pas de relation ancestrale avec la terre européenne que leur européanisme était fondé sur la raison et le droit, et non sur l’identité ethnique.

La Shoah a forcé les Juifs à aspirer à l’appartenance, à s’engager sur une voie qui nie l’universalisme au nom de l’appartenance à une nation ethnique. Le sionisme incarne ce passage, à la fois compréhensible et catastrophique.

La nuit où la fondation de l’État d’Israël est sanctionnée par les Nations unies, le père du narrateur d’Une histoire d’amour dit à son fils :

« ...désormais, à partir du moment où nous aurons un État, plus jamais personne ne te harcèlera simplement parce que tu es juif, et parce que les juifs sont comme ci et comme ça. Pas ça, plus jamais. À partir de ce soir, tout est fini. C’est fini pour toujours . » (p. 512)

Malheureusement, comme nous le savons, le père d’Amos avait tort : la création violente de l’État d’Israël a déclenché une chaîne sans fin de souffrances et de vengeances. L’endroit qui était censé devenir le refuge des Juifs de toute la terre est aujourd’hui l’endroit le plus dangereux pour eux, l’endroit où le risque d’être attaqué est le plus élevé, comme l’a prouvé le 7 octobre, et comme le prouvera, je le crains, l’histoire future.

Après 1947, le nationalisme a rendu impossible la coexistence pacifique entre Arabes et Juifs : d’une part, les entités politiques arabes issues de l’éclatement de l’Empire ottoman ont reproposé le modèle du nationalisme européen et n’ont pas accueilli pacifiquement les Juifs sur leur territoire. D’autre part, les Juifs ont prétendu établir un État-nation sur un territoire qui ne leur appartenait pas et qui leur était hostile.

Voilà donc les jeunes Israéliens contraints de mener une guerre interminable, et les jeunes Palestiniens contraints de vivre dans des camps de réfugiés où ils ne peuvent que haïr les occupants. Dans ces conditions, il était inévitable que l’équilibre politique israélien se déplace vers la droite, jusqu’à la coalition actuelle entre fascistes et orthodoxes qui a fait d’Israël un monstre dangereux avant tout pour les Juifs.

Au cours des siècles de diaspora, l’universalisme avait été la forma mentis [état d’esprit] de l’intellectualité juive, mais lorsque les Juifs ont trouvé leur propre État et ont été appelés à s’identifier territorialement, il y a eu un effet d’identification de l’« autre » : le Palestinien. De nombreux jeunes Israéliens ont été contraints de mener une guerre qu’ils détestaient, pour un idéal nationaliste auquel ils ne croyaient pas.

« Une nuit d’hiver, je m’étais retrouvé de garde en compagnie d’Ephraïm Avneri [...] Je demandais à Ephraïm si, pendant la guerre d’indépendance ou les émeutes des années trente, il lui était arrivé de tirer et tuer un de ces assassins. Je ne distinguais pas son visage dans le noir, mais je décelai une pointe d’ironie séditieuse, une curieuse tristesse sardonique dans sa voix quand il répondit après un bref moment de réflexion : « Des assassins ? Mais qu’aurais-tu voulu qu’ils fassent ? De leur point de vue, nous sommes des extraterrestres qui avons envahi leur pays en le grignotant petit à petit, et tout en leur assurant que nous sommes venus leur prodiguer des bienfaits, les guérir de la teigne ou du trachome, et les affranchir de l’arriération, l’ignorance et la féodalité, nous usurpons sournoisement leur terre. Ey bien, qu’est-ce que tu croyais ? Qu’ils allaient nous remercier ? Qu’ils nous accueilleraient en fanfare ? Qu’ils nous remettraient respectueusement les clés du pays sous prétexte que nos ancêtres y vivaient autrefois ?  En quoi est-ce extraordinaire qu’ils aient pris les armes contre nous ? Et maintenant que nous les avons battus à plate couture et que des centaines de milliers d’entre eux vivent dans des camps, penses-tu vraiment qu’ils vont se réjouir avec nous et nous souhaiter bonne chance ?  [ …] Je lui posai une question sarcastique : - Dans ce cas, que fais-tu ici avec cette arme ? Pourquoi est-ce que tu ne quittes pas le pays ? Tu pourrais aussi prendre ton fusil et aller te battre avec eux ?

Je perçus son sourire triste dans l’obscurité : - Avec eux ? Mais ils ne veulent pas de moi. Personne au monde ne veut de moi, nulle part.  La question est là. Il y a trop de gens comme moi dans tous les pays. C’est l’unique raison pour laquelle je suis ici. C’est l’unique raison pour laquelle je porte une arme, pour qu’ils ne me chassent pas d’ici aussi. Mais je ne traiterais jamais d’ « assassins »  les Arabes qui ont perdu leur village. En tout cas, je ne le ferais pas à la légère. Les nazis, oui. Staline, aussi. Et ceux qui s’approprient la terre d’autrui ». (Histoire d’amour …, p. 704)

Des pages comme celle-ci m’ont convaincu qu’Amos Oz interprète la contradiction de l’être-israélien, en exprimant le désir de paix entre les différents peuples : le contraire du sionisme.


Judas

Publié en 2014, Judas raconte l’histoire d’un jeune chercheur qui étudie la figure historique de Judas Iscariote, que la culture chrétienne identifie comme le traître par excellence, et comme le symbole de la méchanceté juive.

Non réductible à l’identité de la nation, la trahison est le sens de la rationalité moderne, et de sa figure historique : l’intellectuel. L’intellectuel, figure juive par excellence, est celui qui trahit l’identité nationale au nom de l’universalité de la Raison. C’est pourquoi le fascisme est constitutivement anti-intellectuel. À propos de la figure du traître, Oz a écrit dans les conférences de Tubingen de 2002, traduites en Italie sous le titre Contro il fanatismo:

« Ma perception est que dans le conflit entre Israéliens et Arabes palestiniens, il n’y a pas de bons et de méchants. Il y a une tragédie : le contraste entre un droit et l’autre. Je l’ai dit si souvent que j’ai gagné le titre de traître certifié aux yeux de beaucoup de mes compatriotes israéliens ». (Contre le fanatisme, Feltrinelli, 2004, 18-19).

On peut traduire le mot « trahison » par le mot « internationalisme », car cette culture politique, qui a semblé pouvoir s’affirmer au XXe siècle, signifie rejet radical de la nation, rejet de la logique d’appartenance, et donc rejet de la guerre : désertion.

Le personnage d’Abravanel, juif cultivé et polyglotte, qui apparaît dans le roman Judas, n’a aucune sympathie pour l’État d’Israël, car il considère l’idée même d’un État-nation comme une preuve de retard culturel. Comment l’homme moderne peut-il accepter un tel déni de l’universalisme éthique qui, depuis Kant, devrait être le fondement de la politique ?

 (Judas, Gallimard, 2016, p. 233)

Un internationaliste ne peut accepter la solution que la communauté internationale considère comme la meilleure possible : « deux peuples, deux États ». Depuis que j’ai commencé à réfléchir à la question palestinienne en tant que militant dans ma vingtaine, je suis convaincu que cette formule consacre un principe inacceptable : l’entité politique étatique est fondée sur l’identité ethnique ou l’appartenance religieuse.

C’est un dirigeant de Potere Operaio, le groupe politique dans lequel je militais à l’époque, qui m’a convaincu que l’État-nation n’est pas la solution à quoi que ce soit, mais qu’il est le problème. Et que deux États ne pouvaient offrir une solution au problème de la coexistence pacifique sur la terre de Palestine, ou d’Israël, ce qui revient au même. Ce dirigeant s’appelle Franco Piperno, un juif et un communiste.

Lorsque les Européens se sont débarrassés des Juifs en les envoyant dans le désert de Palestine, ils ont créé les conditions d’une tragédie sans fin, fruit empoisonné de la victoire du nationalisme sur l’internationalisme.

Atalia, qui dans Judas est l’épouse d’un jeune Israélien tué lors d’une fusillade avec des Arabes, le sait bien.

 (p. 231)

Je partage du fond du cœur le mépris qu’Atalia exprime à l’égard de l’État-nation. Et il me semble que le cœur d’Amos Oz ressentait la même chose lorsqu’il a écrit ces pages. C’est pourquoi, en lisant La dernière conférence, je me suis senti mal à l’aise, comme si je rencontrais un ami et que je ne parvenais pas à reconnaître sa voix et, surtout, à comprendre ses mots. Dans cette conférence, qui date de 2019, il semble qu’Oz soit différent de ce que j’avais entrevu dans ses romans, mais c’est peut-être de ma faute : je n’ai peut-être pas compris. Ou peut-être que dans la dernière période de sa vie, Amos Oz a perdu tout espoir d’une communauté politique dans laquelle différentes cultures coexistent, et dans laquelle la loi est basée sur la raison et la parole, et non sur l’affiliation et la tradition. Dans sa dernière conférence, Oz déclare :

« Ne vous laissez pas berner par les belles âmes qui parlent de l’État multiethnique ou binational comme de la patrie de tous ses citoyens. Cela n’existe pas. » (p. 16)

Je suis peut-être une belle âme, mais je suis convaincu qu’il n’y a ni civilisation, ni décence morale, ni paix si l’on pense que l’État doit correspondre à l’ethnie, à la religion, à l’identité. Amos Oz a-t-il vraiment toujours pensé ce qu’il dit dans cette dernière conférence ? S’est-il toujours identifié aux âmes les plus laides ?

L’écrivain raconte ensuite sa rencontre avec un intellectuel palestinien émigré à Paris, qui lui parle de Lifta, le village d’où sa famille a été chassée par les colons juifs des décennies plus tôt, et lui dit qu’il ne peut jamais renoncer à son désir de retour.

Veux-tu vraiment retourner à Lifta ? lui demande Oz, en lui faisant remarquer que son village n’existe plus, tout comme son enfance. Tu ne peux pas revenir parce que le monde du passé a été détruit non seulement par la déportation et l’occupation, mais aussi par les bulldozers, les immeubles, les autoroutes et, en somme, le temps.

Oz accuse ensuite son interlocuteur d’être malade du « retournisme ».

« Tu es malade et j’ai le diagnostic. Pour ta maladie. Tu es malade malade de retournisme. Tu cherches dans l’espace quelque chose de perdu dans le temps.... » (p. 26)

Je ne suis pas un fanatique de la mémoire, et je reconnais qu’on ne peut pas fonder une politique sur la nostalgie de ce qui fut notre passé, mais quelque chose sonne faux dans cette invitation à s’émanciper du passé, parce qu’elle vient d’un juif qui revient sur une terre que ses ancêtres ont [censément, NdT] habitée il y a deux mille ans. Comment se moquer d’un homme qui a la nostalgie de la maison dans laquelle vivaient ses parents ?

Quelques pages plus loin, Oz lui-même se demande si lui et sa famille, ses parents qui sont revenus en Israël deux mille ans après l’avoir quitté, ne sont pas malades du retournisme.

« Après nous être dit au revoir, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander : excuse-moi, Amos, mais le sionisme n’est-il pas aussi un retournisme ? »

Mais en fin de compte, Amos Oz s’absout lui-même, et absout les sionistes du diagnostic de retournisme, en écrivant :

« J’ai longuement réfléchi à cette question et ma réponse de base est non, cum grano salis [avec un grain de sel]. En substance, non. Pour être très prudent, non tout court. Ce n’est pas une question de retournisme. Parce que mes ancêtres, pendant deux millénaires, avaient l’habitude de dire la veille de Pâques : l’année prochaine à Jérusalem. C’est vrai. Mais s’ils n’avaient pas été persécutés, humiliés et massacrés, ils auraient continué à le dire pendant encore deux mille ans. Mais ils ne seraient pas venus pas ici ». (29).

Étrange discours. En fait, ses paroles semblent hésitantes, tordues :

ma réponse de base est non, cum grano salis. Substantiellement non. Pour être très prudent, juste non.

Cum grano salis.

Substantiellement.

Pour être très prudent.

On peut dire qu’Oz marche sur des œufs.

Quelle est l’histoire ?

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Les Juifs sont revenus après deux mille ans mais n’ont pas souffert de représailles parce qu’ils étaient persécutés et qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de retourner sur la terre de leurs ancêtres, même si cela signifiait l’expulsion de ceux qui y vivaient depuis plusieurs siècles. Et il nous dit que les Palestiniens souffrent de retournisme alors que, indéniablement, eux aussi ont été persécutés et chassés non pas il y a deux mille ans, mais il y a une génération.

Je dirais que ces mots du regretté Oz trouvent une réponse chez Mahmoud Darwich :

« Vous (les Israéliens) avez créé notre exil, nous n’avons pas créé le vôtre. (Con la lingua dell'altro, entretien avec Helit Yeshurun, trad. Francesca Gorgoni, Portatori d'acqua 2023)*

J’ai lu, avec une certaine gêne, cette dernière conférence de l’un de mes écrivains préférés, et j’ai l’impression de ne pas le reconnaître.

Comment réagirait-il aujourd’hui à l’horreur qu’est devenu Israël après sa mort ? Si je n’avais pas lu cette malheureuse dernière conférence, je saurais quoi répondre à cette question, mais maintenant j’ai l’impression de ne plus savoir.

Gad Lerner a publié un livre chez Feltrinelli intitulé : GAZA. Il s’agit d’un témoignage douloureux, et le livre part précisément de la perplexité avec laquelle la partie de la communauté juive qui n’a pas rompu le lien intellectuel avec l’histoire de la diaspora vit le désastre de cette dernière année. Avec le recul, Lerner écrit :

« Yeshayahu Leibowitz, l’un des plus éminents penseurs religieux du XXe siècle : le retrait unilatéral des territoires occupés est le seul moyen pour Israël d’éviter le suicide moral. Il avait raison, mais l’histoire s’est déroulée différemment ». (p. 118)

La composante nationaliste et militariste a pris le dessus, et peu à peu les citoyens israéliens qui n’acceptent pas de vivre au milieu de tant de violence sont partis.

« Le fanatisme qui s’est répandu comme une mauvaise herbe dans la société israélienne n’est pas seulement le résultat de la foi religieuse. Il unit laïcs et croyants dans l’obsession de la défense de l’identité.

Leur credo est la patrie juive. Israël ne peut exister qu’en tant que patrie juive. Si d’autres veulent y vivre en tant que minorités, qu’ils s’adaptent.

De ce postulat découle nécessairement un corollaire : il ne peut y avoir d’autre patrie qu’Israël pour les Juifs.

Au fondateur du sionisme dit révisionniste, Vladimir Jabotinsky, qui, en controverse avec David Ben Gourion, poursuivait la naissance d’un État exclusivement juif, raison pour laquelle il voulait ériger un mur de fer entre lui et ses voisins, est attribuée une recommandation restée proverbiale : éliminez la diaspora, ou la diaspora vous éliminera. » (p. 38)

Aujourd’hui, après Gaza, cet avertissement doit être repensé. Alors que les Israéliens, bien que profondément divisés sur de nombreux points, semblent en grande majorité partager l’extermination, la diaspora semble beaucoup plus divisée.

Si nous pensons aux Juifs vivant en USAmérique, nous constatons qu’une partie d’entre eux (je ne peux pas dire s’il s’agit d’une majorité) défendent des positions ouvertement génocidaires, au point de s’identifier politiquement avec les adeptes évangéliques racistes de MAGA.

« Cessez-le-feu maintenant », « Le monde entier observe »,  « Plus jamais ça pour qui que ce soit » : rassemblement organisé par Jewsih Voice for Peace  le 6 novembre 2023

Mais nous avons aussi vu une foule de Juifs new-yorkais déployer la bannière Not in Our Name devant la Statue de la Liberté, et nous avons vu de nombreux jeunes Juifs participer à des manifestations étudiantes sur les campus occupés contre le génocide israélien.

Lerner nous rappelle que dans une interview accordée à La Repubblica il y a quelques années, Netanyahou a exprimé sans prétention et avec un cynisme absolu la ligne morale et politique qui a guidé Israël au cours des vingt dernières années.

« L’histoire est impartiale et impitoyable. Elle ne favorise pas les vertueux, ceux qui ont une supériorité morale. Si nous voulons protéger nos valeurs, nos droits et nos libertés, nous devons être forts. La leçon du passé est que la supériorité morale ne garantit pas la survie de notre civilisation » (p. 68-69).

Ces mots sont sans équivoque : il n’y a pas de place dans l’histoire pour le respect de l’autre, et si nous voulons survivre, nous devons ignorer toute humanité, toute pitié. La supériorité morale ne garantit pas la survie de notre civilisation. Mais alors, de quelle civilisation s’agit-il, dois-je demander, si sa survie dépend de la force, de la supériorité militaire, de l’intimidation et de l’extermination ?

À la lecture du livre de Lerner, la question du droit d’Israël à exister reste sans réponse. Ou plutôt le droit d’Israël à naître comme il est né, par le massacre et la déportation. Face à cette question, Gad Lerner s’arrête, car (comment ne pas le comprendre) il reconnaît que les Juifs qui se sont réfugiés en Palestine dans les années 1930 et 1940 n’avaient pas d’autre chance de survivre que celle-là.

Mais était-il nécessaire de créer un Etat-nation, de répéter le passé de l’Europe fondé sur la guerre et l’oppression, la loi du plus fort qui dure jusqu’à ce que l’opprimé devienne plus fort que l’oppresseur ?

Rappelant Zeev Sternhell, Gad Lerner reconnaît que « le particularisme et l’anti-rationalisme sont aujourd’hui à nouveau à l’origine d’un danger de guerre mondiale ». (Lerner, p. 218)

Nous y sommes. Au bord du gouffre, et l’on voit mal comment l’éviter. N’était-il pas possible d’expérimenter une forme de coexistence égalitaire avec ceux qui habitaient ce territoire ? Questions oiseuses, me dis-je.

L’internationalisme n’a pas eu la force de s’imposer, ni en Palestine, ni ailleurs. C’est pourquoi la violence est la seule façon pour les peuples de survivre : il leur faut un État-nation, une armée et le cynisme nécessaire pour imposer la seule loi qui compte, celle de la force. Aujourd’hui, la loi de la force permet aux Israéliens d’exterminer les Palestiniens, mais qu’en sera-t-il demain ? Qui sera demain l’exterminateur et qui sera l’exterminé ?

Devons-nous baisser la tête devant la leçon de l’histoire ?

Ou faut-il déserter l’histoire, s’éloigner de ce cauchemar sans imagination, de cet enchaînement de vendettas où l’amitié est un mot pour de pauvres gens trompés ?

Même si nous ne savons pas comment la désertion est possible, ni quelle est l’issue à cette litanie de l’horreur, n’est-ce pas la seule question qui vaille ?

NdT

* Ce livre est la traduction de l’entretien de Darwich avec la poétesse, traductrice et éditrice israélienne Helit Yeshurun, Hadarim, Tel-Aviv, n°12, printemps 1996. Traduit de l’hébreu en français sous le titre Je ne reviens pas, je viens par Simone Bitton, Revue d’étude palestiniennes, Paris, n°9, automne 1996. Réédité dans La Palestine comme métaphore, Sindbad/Actes Sud, 1997. Peut être téléchargé ici


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Notre patrie est le monde entier. groupe familial de Karl Marx avec Friedrich Engels, fresque murale de Francesco Del Casino, piazza Karl Marx/ via D'Azeglio, Orgosolo, Sardaigne

 

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