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06/09/2024

JEFFREY SACHS
Comment les néoconservateurs de Washington ont subverti la stabilisation financière de la Russie au début des années 1990
Aux premières loges de la guerre froide qui n’a jamais pris fin

Jeffrey Sachs, Dropsite News, 4/9/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

Partisan résolu – et quelque peu ingénu – d’un capitalisme à visage humain (= keynésien) et d’un « Plan Marshall » pour l’URSS en fin de vie, Jeffrey Sachs raconte ci-dessous son aventure entre Washington, Varsovie et Moscou au début des années 1990, où il eut affaire aux redoutables néocons aux dents longues et aux griffes acérées. Un pan mal connu de l’histoire de la fin du XXème Siècle, dont on vit et subit les conséquences aujourd’hui à l’échelle planétaire.-FG

À la fin des années 1980, le président Mikhaïl Gorbatchev a donné une chance à la paix mondiale en mettant unilatéralement fin à la guerre froide. J'ai été un participant et un témoin de haut niveau de ces événements, d'abord en 1989 en tant que conseiller principal en Pologne, puis à partir de 1990 en Union soviétique, en Russie, en Estonie, en Slovénie, en Ukraine et dans plusieurs autres pays. Si les USA et la Russie se livrent aujourd'hui à une guerre chaude en Ukraine, c'est en partie parce que les USA n'ont pas pu accepter un « oui » comme réponse au début des années 1990. La paix n'était pas suffisante pour les USA ; le gouvernement usaméricain a choisi d'affirmer également sa domination mondiale, ce qui nous amène aux terribles dangers d'aujourd'hui. L'incapacité des USA, et plus généralement de l'Occident, à aider l'Union soviétique puis la Russie sur le plan économique au début des années 1990 a marqué les premières étapes de la quête malavisée de domination des USA

Winston Churchill a écrit : « À la guerre, la résolution ; à la défaite, la défiance ; à la victoire, la magnanimité ; et à la paix, la bonne volonté ». Les USA n'ont fait preuve ni de magnanimité ni de bonne volonté dans les derniers jours de l'Union soviétique et de la guerre froide. Ils ont fait preuve d'insolence et de puissance, jusqu'à aujourd'hui. Dans le domaine économique, ils l'ont fait au début des années 1990 en négligeant la crise financière urgente et à court terme à laquelle étaient confrontées l'Union soviétique de Gorbatchev (jusqu'à sa disparition en décembre 1991) et la Russie d'Eltsine. Il en est résulté une instabilité et une corruption profondes en Russie au début des années 1990, qui ont engendré un profond ressentiment à l'égard de l'Occident. Cependant, même cette grave erreur de la politique occidentale n'a pas été déterminante dans le déclenchement de la guerre chaude actuelle. À partir du milieu des années 1990, les USA ont tenté sans relâche d'étendre leur domination militaire sur l'Eurasie, dans une série d'actions qui ont finalement conduit à l'explosion d'une guerre à grande échelle en Ukraine, ce qui a eu encore plus de conséquences.

Mon orientation en tant que conseiller économique

Lorsque je suis devenu conseiller économique de la Pologne, puis de la Russie, j'avais trois convictions fondamentales, fondées sur mes études et mon expérience en tant que conseiller économique.

Ma première conviction fondamentale s'appuyait sur les idées d'économie politique de John Maynard Keynes, le plus grand économiste politique du XXe Siècle. Au début des années 1980, j'ai lu son livre éblouissant Les conséquences économiques de la paix (1919), qui est la critique dévastatrice et prémonitoire de Keynes de la dure paix du traité de Versailles après la Première Guerre mondiale. Keynes s'est insurgé contre l'imposition de réparations à l'Allemagne, qu'il considèrait comme un affront à la justice économique, un fardeau pour les économies européennes et le germe d'un futur conflit en Europe. Keynes a écrit à propos du fardeau des réparations et de l'exécution des dettes de guerre :

« Si nous visons délibérément à l'appauvrissement de l'Europe centrale, la revanche, nous pouvons le prédire, ne se fera pas attendre. Rien alors ne pourra retarder, entre les forces de réaction et les convulsions désespérées de la Révolution, la lutte finale devant laquelle s'effaceront les horreurs de la dernière guerre et qui détruira , quel que soit le vainqueur, la civilisation ne devons-nous pas rechercher quelque chose de mieux, penser que la prospérité et le bonheur d'un État créent le bonheur et la prospérité des autres ,que la solidarité des hommes n'est pas une fiction et que les nations doivent toujours traiter les autres nations comme leurs semblables? »

Keynes a bien sûr eu raison. La paix carthaginoise imposée par le traité de Versailles est revenue hanter l'Europe et le monde une génération plus tard. La leçon que j'ai tirée des années 1980 était le dicton de Churchill sur la magnanimité et la bonne volonté, ou l'avertissement de Keynes de traiter les autres nations comme des « congénères ». À l'instar de Keynes, je pense que les pays riches, puissants et victorieux ont la sagesse et l'obligation d'aider les pays pauvres, faibles et vaincus. C'est la voie de la paix et de la prospérité mutuelle. C'est pourquoi j'ai longtemps défendu l'allègement de la dette des pays les plus pauvres et j'ai fait de l'annulation de la dette une caractéristique des politiques visant à mettre fin à l'hyperinflation en Bolivie au milieu des années 1980, à l'instabilité en Pologne à la fin des années 1980 et à la grave crise économique en Union soviétique et en Russie au début des années 1990.

Ma deuxième conviction fondamentale était celle d'un social-démocrate. Pendant longtemps, j'ai été qualifié à tort de néolibéral par les médias grand public paresseux et les experts non avertis en économie, parce que je croyais que la Pologne, la Russie et les autres pays postcommunistes de la région devaient permettre aux marchés de fonctionner, et qu'ils devaient le faire rapidement pour surmonter les marchés noirs face à l'effondrement de la planification centrale. Pourtant, dès le début, j'ai toujours cru en une économie mixte selon les principes sociaux-démocrates, et non en une économie de libre marché « néolibérale ». Dans une interview accordée au New Yorker en 1989, je m'exprimais ainsi :

« Je ne suis pas particulièrement fan de la version du libre marché de Milton Friedman, de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan. Aux USA, je serais considéré comme un démocrate libéral, et le pays que j'admire le plus est la Suède. Mais que l'on essaie de créer une Suède ou une Angleterre thatchérienne, en partant de la Pologne, on va exactement dans la même direction. En effet, la Suède, l'Angleterre et les USA possèdent certaines caractéristiques fondamentales qui n'ont rien à voir avec la situation actuelle de la Pologne. Il s'agit d'économies privées, où le secteur privé représente la plus grande partie de l'économie. Il existe un système financier libre : des banques, des organisations financières indépendantes, une reconnaissance stricte de la propriété privée, des sociétés anonymes, une bourse, une monnaie forte convertible à un taux unifié. Toutes ces caractéristiques sont les mêmes, qu'il s'agisse de crèches gratuites ou de crèches privées. La Pologne part de l'extrême opposé ».

En termes pratiques, les réformes de type social-démocrate signifiaient ce qui suit. Premièrement, la stabilisation financière (mettre fin à une forte inflation, stabiliser la monnaie) doit être effectuée rapidement, selon les principes expliqués dans l'article très influent de 1982 « The Ends of Four Big Inflations » du futur lauréat du prix Nobel Thomas Sargent. Deuxièmement, le gouvernement doit rester important et actif, en particulier dans les services publics (santé, éducation), les infrastructures publiques et la protection sociale. Troisièmement, la privatisation doit être prudente, circonspecte et fondée sur la loi, afin d'éviter la corruption à grande échelle. Bien que les médias grand public m'aient souvent associé à tort à l'idée d'une « privatisation de masse » rapide par le biais de cadeaux et de bons d'achat, la privatisation de masse et la corruption qui l'accompagne sont tout le contraire de ce que j'ai réellement recommandé. Dans le cas de la Russie, comme décrit ci-dessous, je n'avais aucune responsabilité consultative concernant le programme de privatisation de la Russie.

Ma troisième conviction fondamentale était l'aspect pratique. Il faut apporter une aide réelle, pas une aide théorique. J'ai préconisé une aide financière urgente pour la Pologne, l'Union soviétique, la Russie et l'Ukraine. Le gouvernement usaméricain a tenu compte de mes conseils dans le cas de la Pologne, mais les a fermement rejetés dans le cas de l'Union soviétique de Gorbatchev et de la Russie d'Eltsine. À l'époque, je ne comprenais pas pourquoi. Après tout, mes conseils avaient fonctionné en Pologne. Ce n'est que bien des années plus tard que j'ai mieux compris qu'alors que je discutais du « bon » type d'économie, mes interlocuteurs au sein du gouvernement usaméricain étaient les premiers néoconservateurs. Ils ne cherchaient pas à redresser l'économie russe. Ils voulaient l'hégémonie des USA.

Premières réformes en Pologne

En 1989, j’ai été conseiller du premier gouvernement post-communiste de Pologne et j’ai contribué à l’élaboration d’une stratégie de stabilisation financière et de transformation économique. Mes recommandations en 1989 préconisaient un soutien financier occidental à grande échelle à l’économie polonaise afin d’empêcher une inflation galopante, de permettre la convertibilité de la monnaie polonaise à un taux de change stable et d’ouvrir le commerce et les investissements avec les pays de la Communauté européenne (aujourd’hui l’Union européenne). Ces recommandations ont été prises en compte par le gouvernement usaméricain, le G7 et le Fonds monétaire international.

Sur la base de mes conseils, un fonds de stabilisation du zloty d’un milliard de dollars a été créé pour soutenir la nouvelle monnaie convertible de la Pologne. La Pologne s’est vu accorder un moratoire sur le service de la dette de l’ère soviétique, puis une annulation partielle de cette dette. La communauté internationale officielle a accordé à la Pologne une aide au développement significative sous forme de subventions et de prêts.

Les résultats économiques et sociaux obtenus par la suite par la Pologne parlent d’eux-mêmes. Bien que l’économie polonaise ait connu une décennie d’effondrement dans les années 1980, la Pologne a entamé une période de croissance économique rapide au début des années 1990. La monnaie est restée stable et l’inflation faible. En 1990, le PIB par habitant de la Pologne (mesuré en termes de pouvoir d’achat) représentait 33 % de celui de l’Allemagne voisine. En 2024, il atteignait 68 % du PIB par habitant de l’Allemagne, après des décennies de croissance économique rapide.

La recherche dun Grand Marchandage pour lUnion soviétique

 Sur la base de la réussite économique de la Pologne, j’ai été contacté en 1990 par Grigori Iavlinski, conseiller économique du président Mikhail Gorbatchev, pour offrir des conseils similaires à l’Union soviétique, et en particulier pour aider à mobiliser un soutien financier pour la stabilisation économique et la transformation de l’Union soviétique. L’un des résultats de ce travail a été un projet entrepris en 1991 à la Harvard Kennedy School avec les professeurs Graham Allison, Stanley Fisher et Robert Blackwill. Nous avons proposé conjointement un « Grand Bargain » [Grand marchandage] aux USA, au G7 et à l’Union soviétique, dans lequel nous avons préconisé un soutien financier à grande échelle de la part des USA et des pays du G7 pour les réformes économiques et politiques en cours de Gorbatchev. Le rapport a été publié sous le titre Window of Opportunity : The Grand Bargain for Democracy in the Soviet Union (1er  octobre 1991).

                                                                    Etta Hulme, 1987

La proposition d’un soutien occidental à grande échelle à l’Union soviétique a été catégoriquement rejetée par les guerriers froids de la Maison Blanche. Gorbatchev s’est rendu au sommet du G7 à Londres en juillet 1991 pour demander une aide financière, mais il est reparti les mains vides. À son retour à Moscou, il est kidnappé lors de la tentative de coup d’État d’août 1991. Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, prend alors la direction effective de l’Union soviétique en crise. En décembre, sous le poids des décisions prises par la Russie et d’autres républiques soviétiques, l’Union soviétique a été dissoute avec l’émergence de 15 nations nouvellement indépendantes.

 Les USA refusent mes recommandations daide à grande échelle à la Russie

En septembre 1991, j’ai été contacté par Iegor Gaïdar, conseiller économique d’Eltsine et bientôt Premier ministre par intérim de la Fédération de Russie nouvellement indépendante à partir de décembre 1991. Il m’a demandé de venir à Moscou pour discuter de la crise économique et des moyens de stabiliser l’économie russe. À ce stade, la Russie était au bord de l’hyperinflation, de la défaillance financière vis-à-vis de l’Occident, de l’effondrement du commerce international avec les autres républiques et avec les anciens pays socialistes d’Europe de l’Est, et de graves pénuries alimentaires dans les villes russes résultant de l’effondrement des livraisons de denrées alimentaires à partir des terres agricoles et de l’omniprésence de la vente au noir de denrées alimentaires et d’autres produits de première nécessité.

J’ai recommandé à la Russie de réitérer son appel à une aide financière occidentale à grande échelle, y compris une suspension immédiate du service de la dette, un allégement de la dette à plus long terme, un fonds de stabilisation monétaire pour le rouble (comme pour le zloty en Pologne), des dons à grande échelle en dollars et en devises européennes pour soutenir les importations urgentes de nourriture et de médicaments et d’autres produits de base essentiels, et un financement immédiat par le FMI, la Banque mondiale et d’autres institutions pour protéger les services publics de la Russie (soins de santé, éducation, etc.).

En novembre 1991, Gaïdar  a rencontré les délégués du G7 (les vice-ministres des finances des pays du G7) et a demandé un moratoire sur le service de la dette. Cette demande a été catégoriquement rejetée. Au contraire, Gaïdar a été informé que si la Russie ne continuait pas à assurer le service de la dette jusqu’au dernier dollar, l’aide alimentaire d’urgence en haute mer à destination de la Russie serait immédiatement détournée et renvoyée vers les ports d’origine. J’ai rencontré un Gaïdar au visage de glace immédiatement après la réunion des délégués du G7.

En décembre 1991, j’ai rencontré Eltsine au Kremlin pour l’informer de la crise financière russe et lui faire part de mon espoir et de mon plaidoyer en faveur d’une aide occidentale d’urgence, d’autant plus que la Russie était en train d’émerger en tant que nation indépendante et démocratique après la fin de l’Union soviétique. Il m’a demandé d’être conseiller auprès de son équipe économique, afin de tenter de mobiliser l’aide financière à grande échelle nécessaire. J’ai accepté ce défi et le poste de conseiller sur une base strictement bénévole.

À mon retour de Moscou, je me suis rendu à Washington pour réitérer mon appel en faveur d’un moratoire sur la dette, d’un fonds de stabilisation de la monnaie et d’un soutien financier d’urgence. Lors de ma rencontre avec Richard Erb, directeur général adjoint du FMI chargé des relations générales avec la Russie, j’ai appris que les USA n’étaient pas favorables à ce type de mesures financières. J’ai de nouveau plaidé la cause économique et financière et j’étais déterminé à changer la politique usaméricaine. Mon expérience dans d’autres contextes de conseil m’avait appris qu’il fallait parfois plusieurs mois pour infléchir l’approche politique de Washington.

 Gorby chez Ronnie, dans son ranch de Californie, 1992

En effet, de 1991 à 1994, j’ai plaidé sans relâche, mais sans succès, en faveur d’un soutien occidental à grande échelle à l’économie russe en crise et d’un soutien aux 14 autres États nouvellement indépendants de l’ex-Union soviétique. J’ai lancé ces appels dans d’innombrables discours, réunions, conférences, éditoriaux et articles universitaires. J’étais une voix solitaire aux USA pour réclamer un tel soutien. J’avais appris de l’histoire économique - surtout des écrits cruciaux de John Maynard Keynes (en particulier Les conséquences économiques de la paix, 1919) - et de mes propres expériences de conseiller en Amérique latine et en Europe de l’Est, que le soutien financier extérieur à la Russie pourrait bien être le facteur décisif de l’effort de stabilisation dont la Russie avait besoin de toute urgence.

Il convient de citer ici un long extrait de l’article que j’ai publié dans le Washington Post en novembre 1991 pour présenter l’essentiel de mon argumentation de l’époque :

« C’est la troisième fois au cours de ce siècle que l’Occident doit s’adresser aux vaincus. Lorsque les empires allemand et habsbourgeois se sont effondrés après la première guerre mondiale, il en est résulté un chaos financier et une dislocation sociale. Keynes a prédit en 1919 que cet effondrement total de l’Allemagne et de l’Autriche, combiné à un manque de vision de la part des vainqueurs, conspirerait pour produire une réaction furieuse en faveur d’une dictature militaire en Europe centrale. Même un ministre des finances aussi brillant que Joseph Schumpeter en Autriche n’a pas pu endiguer le torrent de l’hyperinflation et de l’hyper-nationalisme, et les USA ont sombré dans l’isolationnisme des années 1920 sous la « direction » de Warren G. Harding et du sénateur Henry Cabot Lodge.

Après la Seconde Guerre mondiale, les vainqueurs ont été plus intelligents. Harry Truman a appelé à un soutien financier des USA à l’Allemagne et au Japon, ainsi qu’au reste de l’Europe occidentale. Les sommes engagées dans le plan Marshall, équivalentes à quelques pour cent du PNB des pays bénéficiaires, n’étaient pas suffisantes pour reconstruire l’Europe. Il s’agissait cependant d’une bouée de sauvetage politique pour les bâtisseurs visionnaires du capitalisme démocratique dans l’Europe de l’après-guerre.

Aujourd’hui, la guerre froide et l’effondrement du communisme ont laissé la Russie aussi prostrée, effrayée et instable que l’Allemagne après la Première et la Seconde Guerre mondiale. En Russie, l’aide occidentale aurait l’effet psychologique et politique galvanisant que le plan Marshall a eu pour l’Europe occidentale. Le psychisme de la Russie a été tourmenté par 1 000 ans d’invasions brutales, de Gengis Khan à Napoléon et Hitler.

Churchill a jugé que le plan Marshall était « l’acte le plus désintéressé de l’histoire »*, et son avis a été partagé par des millions d’Européens pour qui cette aide représentait la première lueur d’espoir dans un monde effondré. Dans une Union soviétique effondrée, nous avons une occasion remarquable de susciter les espoirs du peuple russe par un acte de compréhension internationale. L’Occident peut maintenant inspirer le peuple russe par un autre acte désintéressé ».

Ce conseil est resté lettre morte, mais cela ne m’a pas empêché de poursuivre mes activités de plaidoyer. Au début de l’année 1992, j’ai été invité à plaider ma cause lors de l’émission d’information de la chaîne PBS , The McNeil-Lehrer Report. J’étais à l’antenne avec le secrétaire d’État en exercice, Lawrence Eagleburger. Après l’émission, il m’a demandé de l’accompagner du studio de PBS à Arlington, en Virginie, jusqu’à Washington, D.C. Notre conversation a été la suivante : « Jeffrey, permettez-moi de vous expliquer que votre demande d’aide à grande échelle n’aboutira pas. Même si je suis d’accord avec vos arguments - et le ministre polonais des finances [Leszek Balcerowicz] m’a présenté les mêmes points la semaine dernière - cela n’arrivera pas. Vous voulez savoir pourquoi ? Vous savez en quelle année on est ? » « 1992 », ai-je répondu. « Vous savez ce que ça signifie ? « Une année électorale ? », ai-je répondu. « Oui, c’est une année électorale. ça n’arrivera pas. »

La crise économique russe s’est rapidement aggravée en 1992. Gaïdar  a levé le contrôle des prix au début de l’année 1992, non pas comme un prétendu remède miracle, mais parce que les prix fixes officiels de l’ère soviétique n’étaient plus pertinents sous la pression des marchés noirs, de l’inflation réprimée (c’est-à-dire l’inflation rapide des prix du marché noir et donc l’augmentation de l’écart avec les prix officiels), de l’effondrement complet du mécanisme de planification de l’ère soviétique et de la corruption massive engendrée par les quelques biens encore échangés aux prix officiels bien inférieurs aux prix du marché noir.

La Russie avait un besoin urgent d’un plan de stabilisation du type de celui entrepris par la Pologne, mais un tel plan était hors de portée sur le plan financier (en raison de l’absence de soutien extérieur) et politique (parce que l’absence de soutien extérieur signifiait également l’absence de consensus interne sur ce qu’il convenait de faire). La crise a été aggravée par l’effondrement du commerce entre les nations post-soviétiques nouvellement indépendantes et par l’effondrement du commerce entre l’ex-Union soviétique et ses anciennes nations satellites d’Europe centrale et orientale, qui recevaient désormais une aide occidentale et réorientaient leur commerce vers l’Europe occidentale et au détriment de l’ex-Union soviétique.

Au cours de l’année 1992, j’ai continué, sans succès, à essayer de mobiliser le financement occidental à grande échelle qui me paraissait de plus en plus urgent. Je plaçais mes espoirs dans la présidence nouvellement élue de Bill Clinton. Ces espoirs ont été rapidement déçus. Le principal conseiller de Clinton pour la Russie, Michael Mandelbaum, professeur à l’université Johns Hopkins, m’a dit en privé, en novembre 1992, que l’équipe de Clinton avait rejeté l’idée d’une aide à grande échelle à la Russie. Mandelbaum a rapidement annoncé publiquement qu’il ne ferait pas partie de la nouvelle administration. J’ai rencontré le nouveau conseiller de Clinton pour la Russie, Strobe Talbott, mais j’ai découvert qu’il n’était pas du tout conscient des réalités économiques pressantes. Il m’a demandé de lui envoyer des documents sur les hyperinflations, ce que j’ai fait.

À la fin de 1992, après un an d’efforts pour aider la Russie, j’ai dit à Gaïdar que je me retirais car mes recommandations n’étaient pas prises en compte à Washington ou dans les capitales européennes. Pourtant, le jour de Noël, j’ai reçu un appel téléphonique du nouveau ministre russe des Finances, Boris Fiodorov. Il m’a demandé de le rencontrer à Washington dans les tout premiers jours de 1993. Nous nous sommes rencontrés à la Banque mondiale. Fiodorov, un gentleman et un expert très intelligent qui est tragiquement mort jeune quelques années plus tard, m’a imploré de rester son conseiller pendant l’année 1993. J’ai accepté et j’ai passé une année supplémentaire à essayer d’aider la Russie à mettre en œuvre un plan de stabilisation. J’ai démissionné en décembre 1993 et j’ai annoncé publiquement mon départ en tant que conseiller dans les premiers jours de 1994.

Mon plaidoyer continu à Washington est à nouveau tombé dans l’oreille d’un sourd au cours de la première année de l’administration Clinton, et mes propres pressentiments se sont amplifiés. Je n’ai cessé d’invoquer les avertissements de l’histoire dans mes discours et mes écrits, comme dans cet article paru dans la New Republic en janvier 1994, peu de temps après mon départ du rôle de conseiller :

« Avant tout, Clinton ne doit pas se consoler en pensant que rien de grave ne peut se produire en Russie. De nombreux responsables politiques occidentaux ont prédit avec confiance que si les réformateurs partent maintenant, ils reviendront dans un an, après que les communistes se seront à nouveau montrés incapables de gouverner. Cela pourrait arriver, mais il y a de fortes chances que ce ne soit pas le cas. L’histoire a probablement donné à l’administration Clinton une seule chance de ramener la Russie au bord du gouffre, et elle révèle un schéma d’une simplicité alarmante. Les Girondins modérés n’ont pas suivi Robespierre dans son retour au pouvoir. Face à l’inflation galopante, au désarroi social et à la baisse du niveau de vie, la France révolutionnaire a opté pour Napoléon. Dans la Russie révolutionnaire, Alexandre Kerenski n’est pas revenu au pouvoir après que la politique de Lénine et la guerre civile eurent entraîné une hyperinflation. Le désarroi du début des années 1920 a ouvert la voie à l’arrivée au pouvoir de Staline. Le gouvernement de Brüning n’a pas non plus eu de nouvelle chance en Allemagne après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 ».

La tragédie de la privatisation corrompue de la Russie

Il convient de préciser que mon rôle de conseiller en Russie s’est limité à la stabilisation macroéconomique et au financement international. Je n’ai pas été impliqué dans le programme de privatisation de la Russie qui a pris forme en 1993-1994, ni dans les diverses mesures et programmes (tels que le fameux système « actions contre prêts » en 1996) qui ont donné naissance aux nouveaux oligarques russes. Au contraire, je me suis opposé aux différents types de mesures prises par la Russie, estimant qu’elles étaient entachées d’iniquité et de corruption. Je l’ai dit en public et en privé aux responsables de Clinton, mais ils ne m’ont pas écouté sur ce point non plus. Des collègues de Harvard étaient impliqués dans les travaux de privatisation, mais ils me tenaient assidûment à l’écart de leur travail. Deux d’entre eux ont par la suite été accusés par le gouvernement usaméricain de délit d’initié dans le cadre d’activités en Russie dont je n’avais absolument pas connaissance ou dans lesquelles je n’étais pas impliqué de quelque manière que ce soit. Mon seul rôle dans cette affaire a été de les renvoyer de l’Institut de Harvard pour le développement international pour avoir violé les règles internes de l’HIID sur les conflits d’intérêts dans les pays conseillés par l’institut.

L’incapacité de l’Occident à fournir en temps voulu une aide financière à grande échelle à la Russie et aux autres nations nouvellement indépendantes de l’ex-Union soviétique a définitivement exacerbé la grave crise économique et financière à laquelle ces pays ont été confrontés au début des années 1990. L’inflation est restée très élevée pendant plusieurs années. Les échanges commerciaux et, partant, la reprise économique ont été sérieusement entravés. La corruption s’est développée dans le cadre des politiques de distribution d’actifs publics précieux aux mains du secteur privé.

Tous ces bouleversements ont gravement affaibli la confiance du public dans les nouveaux gouvernements de la région et de l’Occident. Cet effondrement de la confiance sociale m’a fait penser à l’époque à l’adage de Keynes en 1919, après le désastre de l’accord de Versailles et les hyperinflations qui ont suivi :

« Il n’y a pas de moyen plus subtil et plus sûr de bouleverser la base actuelle de la Société que de corrompre la circulation monétaire. Le procédé range  toutes les forces cachées des lois économiques du côté de la destruction, et cela d’une façon que pas un homme sur un million ne peut prévoir ».

Au cours de la décennie tumultueuse des années 1990, les services sociaux russes se sont dégradés. Ce déclin, conjugué à l’augmentation considérable des pressions exercées sur la société, a entraîné une forte hausse du nombre de décès liés à l’alcool en Russie. Alors qu’en Pologne, les réformes économiques se sont accompagnées d’une augmentation de l’espérance de vie et de la santé publique, c’est tout le contraire qui s’est produit dans une Russie en crise.

Malgré toutes ces débâcles économiques et le défaut de paiement de la Russie en 1998, la grave crise économique et le manque de soutien occidental n’ont pas été les points de rupture définitifs des relations usaméricano-russes. En 1999, lorsque Vladimir Poutine est devenu Premier ministre et en 2000 lorsqu’il est devenu président, Poutine a cherché à établir des relations internationales amicales et de soutien mutuel entre la Russie et l’Occident. De nombreux dirigeants européens, par exemple l’Italien Romano Prodi, ont longuement parlé de la bonne volonté de Poutine et de ses intentions positives de renforcer les relations entre la Russie et l’Union européenne au cours des premières années de sa présidence.

La marche des néocons vers la guerre contre la Russie

C’est dans les affaires militaires plutôt que dans l’économie que les relations russo-occidentales ont fini par s’effondrer dans les années 2000. Comme pour la finance, l’Occident était militairement dominant dans les années 1990 et avait certainement les moyens de promouvoir des relations fortes et positives avec la Russie. Cependant, les USA étaient bien plus intéressés par la soumission de la Russie à l’OTAN que par des relations stables avec celle-ci.

Au moment de la réunification allemande, les USA et l’Allemagne ont promis à plusieurs reprises à Gorbatchev, puis à Eltsine, que l’Occident ne profiterait pas de la réunification allemande et de la fin du Pacte de Varsovie pour étendre l’alliance militaire de l’OTAN vers l’est. Gorbatchev et Eltsine ont tous deux réitéré l’importance de cet engagement des USA et de l’OTAN. Pourtant, en l’espace de quelques années, Clinton a complètement renié l’engagement occidental et a entamé le processus d’élargissement de l’OTAN. D’éminents diplomates usaméricains, emmenés par le grand homme d’État George Kennan, avaient alors prévenu que l’élargissement de l’OTAN conduirait à un désastre : « Le point de vue, exprimé sans détour, est que l’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus fatale de la politique usaméricaine dans toute l’ère de l’après-guerre froide ». C’est ce qui s’est passé.

Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur tous les désastres de politique étrangère qui ont résulté de l’arrogance usaméricaine à l’égard de la Russie, mais il suffit ici de mentionner une chronologie brève et partielle des événements clés. En 1999, l’OTAN a bombardé Belgrade pendant 78 jours dans le but de briser la Serbie et de donner naissance à un Kosovo indépendant, qui abrite aujourd’hui une base importante de l’OTAN dans les Balkans. En 2002, les USA se sont retirés unilatéralement du traité sur les missiles antibalistiques, malgré les objections énergiques de la Russie. En 2003, les USA et leurs alliés de l’OTAN ont désavoué le Conseil de sécurité des Nations unies en entrant en guerre en Irak en invoquant des motifs fallacieux [les fameuses « armes de destruction massive » inexistantes, NdT]. En 2004, les USA ont poursuivi l’élargissement de l’OTAN, cette fois aux États baltes et aux pays de la région de la mer Noire (Bulgarie et Roumanie) et des Balkans. En 2008, malgré les objections pressantes et énergiques de la Russie, les USA se sont engagés à étendre l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine.

En 2011, les USA ont chargé la CIA de renverser le président syrien Bachar el-Assad, allié de la Russie. En 2011, l’OTAN a bombardé la Libye afin de renverser Mouammar Kadhafi. En 2014, les USA ont conspiré avec les forces nationalistes ukrainiennes pour renverser le président ukrainien Viktor Ianoukovytch. En 2015, les USA ont commencé à placer des missiles antibalistiques Aegis en Europe de l’Est (Roumanie), à courte distance de la Russie. En 2016-2020, les USA ont soutenu l’Ukraine dans la remise en cause de l’accord de Minsk II, malgré son soutien unanime par le Conseil de sécurité de l’ONU. En 2021, la nouvelle administration Biden refuse de négocier avec la Russie sur la question de l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine. En avril 2022, les USA ont appelé l’Ukraine à se retirer des négociations de paix avec la Russie.

Les néoconservateurs usaméricains contre la paix mondiale

Si l’on considère les événements de 1991-1993 et ceux qui ont suivi, il est clair que les USA étaient déterminés à dire non aux aspirations de la Russie à une intégration pacifique et mutuellement respectueuse de la Russie et de l’Occident. La fin de la période soviétique et le début de la présidence Eltsine ont entraîné la montée au pouvoir des néoconservateurs aux USA. Les néoconservateurs ne voulaient pas et ne veulent pas d’une relation de respect mutuel avec la Russie. Ils recherchaient, et recherchent encore aujourd’hui, un monde unipolaire dirigé par des USA hégémoniques, dans lequel la Russie et d’autres nations seront soumises.

Dans cet ordre mondial dirigé par les USA, les néoconservateurs ont imaginé que les USA et eux seuls détermineraient l’utilisation du système bancaire basé sur le dollar, l’emplacement des bases militaires usaméricaines à l’étranger, l’étendue de l’adhésion à l’OTAN et le déploiement des systèmes de missiles usaméricains, sans aucun veto ou avis de la part d’autres pays, dont certainement la Russie. Cette politique étrangère arrogante a conduit à plusieurs guerres et à une rupture croissante des relations entre le bloc de nations dirigé par les USA et le reste du monde. En tant que conseiller auprès de la Russie pendant deux ans, de la fin de 1991 à la fin de 1993, j’ai vécu directement les premiers jours du néoconservatisme appliqué à la Russie, bien qu’il ait fallu de nombreuses années d’événements ultérieurs pour reconnaître toute l’ampleur du nouveau et dangereux tournant de la politique étrangère usaméricaine qui avait commencé au début des années 1990.

NdT

*L’auteur commet une erreur usuelle : Churchil ne se référait pas au Plan Marshall mais au prêt-bail (Lend-Lease) octroyé par les USA aux Alliés européens à partir de 1941.

 

 

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