Mishal Husain, Bloomberg Weekend, 14/11/2025
Traduit par Tlaxcala
Mishal Husain (Northampton, 1973) est une journaliste, présentatrice et autrice britannique, rédactrice générale pour Bloomberg Weekend.
Le vétéran du renseignement parle de la gestion de la Chine, de la psychologie de Poutine, et de la raison pour laquelle les espions ne devraient pas attendre de reconnaissance.
Pendant près
de 40 ans, Richard Moore a été agent de carrière au sein du Secret Intelligence
Service britannique — plus connu sous le nom de MI6 — ne pouvant dire qu’à ses
amis et à sa famille proche ce qu’il faisait dans la vie. Lorsqu’il a été nommé
chef de l’agence en 2020, cela a changé : le nom de la personne occupant le
poste le plus élevé est le seul rendu public.
Moore a
quitté ses fonctions fin septembre, et cet entretien est l’une de ses premières
interviews depuis : un retour sur le monde dans lequel il a commencé sa
carrière de renseignement et celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.
En poste,
Moore était connu — comme tous les chefs du MI6 — sous l’appellation « C »,
rôle qu’Ian Fleming a transformé en « M », le supérieur de James Bond. Et
peut-être que ses compétences affinées de longue date pour rester discret sont
intactes : lorsqu’il est arrivé dans les bureaux de Bloomberg à Londres pour
notre entretien, il a glissé devant le petit comité d’accueil et a récupéré son
badge sans que nous le remarquions. C’était peut-être la casquette plate et le
manteau — ou peut-être simplement ainsi qu’il a toujours opéré pendant des
décennies : discret, modeste, dans l’ombre.
Jusqu’à
il y a six semaines, votre travail quotidien consistait à lire des
renseignements hautement confidentiels. Puis-je commencer par le présent ? Ce
que vous voyez en observant le monde, et que la plupart d’entre nous ne
perçoivent pas.
Je pense que
nous sommes dans un environnement international extraordinairement contesté. Je
ne crois pas qu’en 38 ans en tant qu’officier du renseignement et diplomate
j’aie jamais vu le monde aussi peu ordonné.
Il y a un
nombre extraordinaire de fils lâches sur la scène internationale, et
malheureusement, la manière dont les relations se sont détériorées entre
grandes puissances — en particulier après le comportement de la Russie en
Ukraine, mais aussi, incontestablement, entre Washington et Beijing — fait que
certaines des lignes directrices auxquelles nous étions habitués dans les
années suivant 1945 n’existent plus vraiment.
Je n’ai
certainement pas laissé le monde dans un meilleur état que celui dans lequel je
l’ai trouvé, et j’ai la chance que cela ne figurait pas dans ma description de
poste.
Plus
contesté veut dire plus dangereux ?
Il y a
certainement des dangers dans le monde, et ils peuvent soudain surgir du
brouillard devant vous.
Vous avez
mentionné la relation qui s’effiloche entre Washington et Pékin. Comment cela
s’inscrit-il dans la perception qu'ont le MI6 et la CIA de la Chine, considérée
comme le principal défi de renseignement du XXIᵉ siècle ?
Je pense
qu’il existe depuis un certain temps des problèmes dans cette relation. En
particulier, la rupture des contacts diplomatiques normaux qui a eu lieu
pendant la pandémie : pendant plusieurs années, des responsables chinois et usaméricains
de haut niveau ne se sont tout simplement pas rencontrés.
Et c’est
inquiétant. En tant qu’officier du renseignement, lorsque vous percevez les
dangers de mauvaises interprétations, vous souhaitez que diplomates et
dirigeants se parlent plus régulièrement. Le fait que le président Trump et le
président Xi se soient récemment rencontrés — c’est positif. Les tarifs
douaniers sont le problème actuel. Mais il existe clairement de multiples
points de tension entre les USA et la Chine, ainsi qu’entre les alliés des USA et
la Chine.
Aidez-moi
à comprendre comment vous voyez la Chine. Vous en avez parlé comme d’une «
opportunité et d’une menace », une combinaison qui est assez difficile à
saisir. Comment un gouvernement est-il censé gérer un pays qui est à la fois
opportunité et menace ?¹
¹ Ces
mots proviennent du dernier discours public de Moore en tant que chef, à
Istanbul en septembre. « Dans de nombreux domaines des biens communs mondiaux —
changement climatique, IA sûre et commerce mondial — la Chine a un rôle immense
et bienvenu à jouer », a-t-il déclaré. « Nous, au Royaume-Uni, voulons une
relation respectueuse et constructive avec la Chine. Mais la Chine doit
respecter les règles d’engagement et de non-ingérence qu’elle promeut
publiquement. »
Les gens
supposent souvent, à juste titre, que nous ne nous occupons que des menaces.
Mais un service de renseignement extérieur comme le MI6 est là pour recueillir
du renseignement sur un certain nombre d’enjeux mondiaux.
Vous
recueillez également du renseignement pour permettre à vos dirigeants
politiques de saisir des opportunités. Concernant la Chine : c’est un pays
immense et puissant, et ses valeurs et ses intérêts ne coïncident certainement
pas toujours avec les nôtres.
Donc si vous
êtes le Premier ministre du Royaume-Uni, comment gérez-vous cette relation de
manière à préserver les intérêts britanniques ? Pour moi, cela signifie être
très ferme sur le territoire national — essayer de déjouer puis de contrer tout
comportement visant votre propre pays, qu’il s’agisse d’espionnage ou de
cyberattaques.
Et cela
arrive tout le temps ?
C’est assez
incessant, oui.
Alors
qu’avez-vous pensé de l’effondrement du récent dossier contre deux Britanniques
accusés d’espionnage pour la Chine ?²
² L’activité d’espionnage
chinoise au Royaume-Uni a été davantage scrutée depuis septembre, lorsqu’une
affaire contre deux hommes accusés d’avoir tenté de recueillir des informations
sur la politique vis-à-vis de Beijing a été abandonnée. Les procureurs ont
indiqué que la Chine n’avait pas été légalement désignée comme menace à la
sécurité nationale au moment des faits présumés. Les suspects ont nié les
accusations.
La Chine
cherche à collecter du renseignement sur le Royaume-Uni, et nous devons en être
conscients. Ken McCallum, directeur général du MI5 (renseignement intérieur),
en a parlé.
Il s’est
dit « frustré ».
Je ne vais
pas me prononcer sur une affaire individuelle — cela relève des avocats — mais
il est certain qu’ils sont actifs dans ce domaine.
Si vous
ne pouvez pas sanctionner les gens qui agissent ainsi, où cela vous laisse-t-il
en tant que pays ? Quels sont vos leviers ?
De toute
évidence, si vous espionnez pour une puissance étrangère contre le Royaume-Uni,
et que vous êtes pris, vous devez vous attendre à en subir les conséquences.
Vous
comprendrez également pourquoi j’ai tendance à décourager les responsables
politiques d’être trop moralisateurs sur la question même de l’espionnage. Le
Royaume-Uni dispose d’organisations de renseignement assez efficaces et nous
recueillons activement du renseignement sur d’autres pays.
Je pense que
ce à quoi vous devez être moins tolérant, c’est ce genre d’activités de guerre
hybride que nous voyons de la part de la Russie : incendies criminels,
tentatives d’assassinat. Cela dépasse une tout autre limite selon moi.³
³ En
2018, les responsables du renseignement britannique ont travaillé
minutieusement et avec une grande rapidité pour permettre à la Première
ministre Theresa May d’accuser la Russie d’être responsable de l’empoisonnement
de l’ancien agent du KGB Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia avec l’agent
neurotoxique Novitchok. Cette année, six hommes ont été condamnés pour un
incendie criminel soutenu par la Russie dans un entrepôt londonien contenant de
l’aide destinée à l’Ukraine. Il y a également eu des attaques incendiaires
visant des propriétés liées au Premier ministre Keir Starmer ; la Russie a nié
toute implication.
Alors, en
termes de langage, considérez-vous la Chine comme une « menace active à la
sécurité nationale » ?
Je pense
que, clairement, la Chine mène des activités qui menacent nos intérêts et nous
devons être très fermes pour repousser celles-ci. Ils s’attendent d’ailleurs à
ce que nous le fassions. Beijing respecte la fermeté dans ce domaine.
Donc :
rester fidèle à ses valeurs ?
Rester
ferme.
Que
feriez-vous du projet de nouvelle méga-ambassade chinoise en bordure de la City
de Londres ? Ce serait la plus grande ambassade d’Europe.
Les pays
doivent évidemment avoir des ambassades. Nous en avons besoin d’une à Beijing —
et il est important que nous l’ayons — donc il est normal et légitime que les
Chinois obtiennent leur ambassade. Que ce soit celle-ci ou une autre , ce n’est
pas vraiment à moi d’en juger.
C’est
tout de même une ambassade particulièrement grande. Ce sera un site immense.
Je ne suis
pas là pour justifier sa taille ni ce qu’elle fait. Mais vous savez, je suis
sûr qu’il doit exister une voie permettant qu’ils obtiennent une ambassade
appropriée, et que nous puissions conserver et développer notre propre
excellente ambassade à Pékin.⁴
⁴ Le
Royaume-Uni a irrité la Chine en n’approuvant pas encore le projet d’ambassade
proposé sur l’ancien site de la Royal Mint, près de la Tour de Londres, un
terrain acheté par Beijing en 2018. Bien que le Premier ministre Keir Starmer
ait appelé à une relance diplomatique et économique avec la Chine, il subit des
pressions — y compris de membres de son propre cabinet — pour adopter une
attitude plus ferme.
J’aimerais
revenir sur le parcours de votre vie professionnelle pendant près de 40 ans.
Votre recrutement au début des années 1980 : comment cela s’est-il passé ?
J’ai bien
peur d’être un exemple presque stéréotypé de ce que l’on appelle parfois un «
tap on the shoulder » — une tape discrète sur l’épaule — et qui plus est à
Oxford.⁵
⁵ Avant
la mise en place de procédures formelles, les espions étaient souvent recrutés
dans les universités d’Oxford et Cambridge, non seulement pour le Royaume-Uni
mais — surtout à Cambridge — pour l’Union soviétique. Le « cercle d’espions de
Cambridge » comprenait des individus qui étaient des agents doubles travaillant
à la fois pour le renseignement britannique et le KGB.
Je ne
citerai pas de noms, mais un universitaire m’a approché ; il savait que je
m’intéressais à une carrière au Foreign Office — ainsi qu’à votre ancien
employeur, la BBC, qui m’a rejeté sans même un entretien.
Eh bien,
lorsque j’ai quitté l’université, je n’étais pas éligible pour entrer dans le
service que vous avez dirigé, car mes parents n’étaient pas nés au
Royaume-Uni.⁶
⁶ Jusqu’en 2022, les agences
de renseignement britanniques exigeaient que les candidat·es aient au moins un
parent né au Royaume-Uni. Sous Moore, cette règle a été supprimée, un
porte-parole déclarant qu’elle « avait inutilement empêché des personnes brillantes
de postuler ». Désormais, la principale exigence est d’être citoyen
britannique.
Dieu merci,
nous avons changé cela, comme nous avons aussi changé la manière d’approcher
les gens.
Donc cela
n’existe plus, la tape sur l’épaule ?
Non, pas de
cette manière.
Je me
souviens que [l’universitaire qui m’a approché] m’a demandé : « Seriez-vous
intéressé par une carrière dans un domaine alternatif des affaires étrangères ?
» Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire, mais de fil en aiguille…
Cet
universitaire à Oxford faisait-il partie du service ? Était-ce une couverture ?
Non, à
l’époque, il existait un ensemble très informel de personnes appelées talent
spotters — des dénicheurs de talents. Leur rôle était d’observer les jeunes
gens brillants qui arrivaient et qu’ils estimaient susceptibles de convenir à
notre étrange ligne de travail.
Avez-vous
hésité une fois que vous avez compris ce que signifiait « carrière alternative
» ? Je sais que votre père était un homme du Foreign Office.
Un vrai.⁷
⁷ Moore
est né en Libye, lors de l’une des affectations de son père à l’étranger.
Lorsqu’ils sont en poste hors du Royaume-Uni, les agents du MI6 ont souvent une
couverture diplomatique, mais en disant « vrai », Moore signifie que son père
appartenait réellement au service diplomatique britannique. Moore lui-même a
temporairement occupé des postes publics, notamment comme ambassadeur du
Royaume-Uni en Turquie de 2014 à 2017.
Donc vous
connaissiez cet univers. Mais l’espionnage…
Oui, j’y ai
longuement réfléchi. Cela m’intriguait, je pensais que ce serait excitant,
[mais] je n’en savais pas grand-chose — à l’époque, on ne vous disait
pratiquement rien.
J’ai
réfléchi aux enjeux, qui sont assez complexes, impliquant un certain degré de
dissimulation. Mais encouragé par les gens — dont mon père merveilleux, d’une
intégrité absolue, un homme d’une rectitude remarquable, qui avait de nombreux
amis au sein du service, ainsi que ma mère, qui m’encourageait — j’ai décidé de
tenter l’aventure.
La
dissimulation : qu’est-ce que cela signifiait ?
Certains
amis proches, des membres de la famille élargie, ne savent pas ce que vous
faites dans la vie, et vous devez être à l’aise avec ça.
Si vous êtes
avide de reconnaissance, ce n’est pas la bonne profession. Vous devez être
satisfait par l’importance intrinsèque de la mission. Vous devez être satisfait
de la camaraderie entre ceux qui savent. Vous ne pouvez pas descendre au pub en
fin de semaine et vous en vanter à vos amis.⁸
⁸ Ian
Fleming a déclaré un jour au New Yorker qu’il voulait que son héros
James Bond soit « un homme extrêmement banal, inintéressant, à qui il arrive
des choses ; je voulais qu’il soit un instrument contondant ».
Quand et
comment l’avez-vous dit à vos enfants ?
ça
varie selon les familles. C’est une décision importante parce qu’une fois que
vous leur dites, vous les faites entrer dans ce cercle de connaissance et vous
leur imposez quelque chose : ils deviennent complices. Dans notre cas, lorsque
nos enfants étaient dans leurs premières années d’adolescence, cela nous a
semblé être le bon moment.
Et les
mots que vous avez utilisés ?
À ce stade,
j’étais un officier du renseignement expérimenté. J’avais appris à parler aux
gens pour leur demander : « Allez-vous travailler avec nous ? » Et j’ai
complètement raté mon coup avec mon fils.
[Maggie] et
moi avons eu la mauvaise idée de nous asseoir en semblant nerveux. Donc
évidemment, je pouvais voir dans ses yeux qu’il pensait que nous étions sur le
point d’annoncer notre divorce. Puis j’ai commencé à bafouiller, et c’est sorti
n’importe comment. Il m’a regardé et a dit quelque chose que je ne peux pas
répéter.
Mais
Maggie le savait depuis toujours, puisque vous vous connaissez depuis très
longtemps.
Oui, c’est
inhabituel. Quand j’ai rejoint le service à 24 ans, nous étions déjà mariés.
Pensez à des
collègues qui commencent une relation amoureuse. Comme ils ne peuvent pas le
dire au premier rendez-vous, à un moment donné ils doivent trouver le bon
moment pour dire qu’ils n’ont peut-être pas été totalement honnêtes lors de la
première phase de la relation.
Je veux
vous interroger sur ce qu’est réellement le métier d’espion. Lorsque vous êtes
entré dans le service, vous aviez sans doute lu John le Carré et Ian Fleming.
Était-ce réellement comme ça ?
Donc, c’est
une terrible confession à faire, mais lorsque je suis arrivé dans ce métier, je
n’avais jamais lu un seul roman d’Ian Fleming. J’avais lu John le Carré. Et je
place désormais Mick Herron tout en haut du panthéon.
Les
romans Slow Horses.⁹
⁹ Ces romans, qui mettent en
scène des marginaux du MI5, ont inspiré la série télévisée à succès avec Gary
Oldman. Dans une récente chronique de Bloomberg Opinion après l’effondrement de
l’affaire d’espionnage chinoise, Matthew Brooker a fait cette comparaison : «
Le scandale actuel d’espionnage chinois qui secoue la politique et les médias
britanniques rappelle une fois de plus un univers fictif — mais cette fois
l’action ressemble davantage au monde chaotique de Slow Horses, où la
négligence, la confusion et les rivalités internes sont la norme. »
Oui.
Beaucoup de gens connaissent peut-être davantage la série télé, mais les livres
sont fantastiques.
Ce sont des
œuvres de fiction, des œuvres de créativité. Évidemment, le Carré a passé une
courte période dans le service, donc il y a une certaine vérité, en particulier
dans ses portraits du Berlin de la guerre froide. On repère parfois des
références au tradecraft — l’art du renseignement — parfois exactes,
parfois non.¹⁰
¹⁰ Dans
l’ouverture du roman emblématique L’espion qui venait du froid : « À
l’est et à l’ouest du Mur s’étendaient les quartiers non restaurés de Berlin,
un demi-monde en ruines, dessiné en deux dimensions, des résidus de guerre. »
Bien sûr,
dans la réalité, c’est très différent, mais il arrive qu’il y ait un certain
degré d’intrigue et d’excitation qui se rapproche de cet univers.
N’y
a-t-il pas aussi une forme d’instrumentalisation des gens ? Quand vous repérez
des individus, vous essayez de déterminer comment ils peuvent servir les
intérêts britanniques, et vous cherchez à les approcher.
Vous
cherchez clairement à établir une relation avec un autre être humain, parce que
vous avez besoin des secrets qu’il détient, oui.
Cela
signifie que vous devez créer une relation d’intimité réelle et de confiance,
car vous leur demandez souvent de prendre des risques pour obtenir ces
renseignements.
Et
parfois vous offrez de l’argent ?
Ce que je
peux dire, très clairement, c’est que lorsque des personnes acceptent de vous
parler et de prendre de tels risques, elles sont motivées par différentes
raisons. Notre mission n’est pas de porter un jugement moral sur ces
motivations, mais plutôt de trouver un terrain qui fonctionne pour les deux
parties. Si cela implique une compensation financière, oui, bien sûr, nous le
faisons.
Avez-vous
déjà eu un agent que vous aviez recruté et formé, qui a ensuite été arrêté ou
pire, dans un autre pays ?
Eh bien, je
vais prendre un peu de distance par rapport à ma propre expérience, car je suis
très réticent à donner le moindre indice sur qui aurait pu travailler avec moi
dans le passé. Mais bien sûr, cela arrive de temps en temps.
Notre
engagement envers ces personnes est de les garder en sécurité, et nous faisons
tout notre possible pour cela. Mais dans l’histoire, pour des raisons parfois
sans rapport avec l’action du MI6, les circonstances peuvent conduire à leur
arrestation. C’est un moment très difficile, parce que nous nous attachons à
ces personnes : elles sont la raison d’être d’un service de renseignement
humain. C’est très douloureux lorsque ça arrive, mais ça reste rare, car nous
sommes très prudents.
Si vous avez
la réputation de n’être là que pour utiliser les gens et les abandonner, ils ne
choisiront pas de venir vous parler. Ou lorsqu’on les approche, ils diront non
très abruptement. Mais ils savent qu’avec le MI6, ils recevront de l’attention,
des soins, et que nous prendrons soin d’eux.
Puis-je
évoquer une période qui a presque certainement été un test de ce que vous venez
de décrire ? Celle qui a suivi le 11 septembre, lorsque les USA et le
Royaume-Uni ont travaillé très étroitement. Les USA ont eu recours à la torture
sur des détenus — nous le savons depuis le rapport du Sénat usaméricain dirigé
par Diane Feinstein en 2014. Le Royaume-Uni, selon des députés britanniques, a
ensuite été jugé complice.
Je ne suis
pas certain de reconnaître la description que vous venez de donner.
Je veux dire
: nous sommes clairement très proches des USA. J’ai travaillé durant cette
période, notamment sur des questions difficiles de contre-terrorisme à
Islamabad. En fait, ma fille était dans une garderie dont les fenêtres ont été
soufflées par une bombe qui a explosé à l’ambassade d’Égypte [en 1995].
Il est très
clair que l’administration usaméricaine de l’époque a fait toute une série de
choses absolument inacceptables. Nous connaissons tous le waterboarding,
qui est clairement de la torture.
Mais le
saviez-vous à l’époque ?
Non, car ils
ont bien pris le soin de nous en exclure. Ils n’ont absolument pas informé
leurs homologues britanniques.
Ce n’est
pas vraiment ce qui ressort du rapport parlementaire britannique. Ce rapport
concluait que le Royaume-Uni avait toléré un traitement « inexcusable » des
détenus des USA. Il affirmait qu’il était « hors de tout doute » que le
Royaume-Uni savait comment les USA traitaient certains détenus.
Je ne suis
pas certain d’être d’accord avec « hors de tout doute » dans ces termes, parce
que j’étais là — eux non. Leur description des activités est parfaitement
valable, et je suis d’accord avec elle.
Soyons
clairs : nous collaborons avec des partenaires dans le monde entier qui
emploient des méthodes que nous n’accepterions jamais. Et nous sommes très
attentifs à ce que notre coopération ne facilite ni ne renforce ce type de
comportements.
Les
députés étaient pourtant très précis : les agences britanniques ont continué de
fournir des renseignements tout en sachant ou suspectant des abus dans plus de
200 cas.
Mishal, nous
nous écartons légèrement vers un autre sujet. Est-ce que la relation a continué
avec les USAméricains, et donc avons-nous transmis des informations, comme le
décrivent les députés ? Sans aucun doute. Est-ce que des leçons ont été tirées
? Absolument. Il existe aujourd’hui tout un processus de conformité autour de
nous. Cela n’existe pas si l’on ne reconnaît pas qu’il y a eu des erreurs.
En tant
qu’officiers individuels — y compris moi à l’époque — non, je ne savais pas que
mon homologue usaméricain était impliqué dans ce type de pratiques ; sinon, je
n’aurais pas abordé les choses de la même manière.
Y a-t-il un
argument disant que nous aurions dû être meilleurs, plus tôt, pour comprendre
que des choses se passaient, que nous n’aurions jamais faites ? Oui, bien sûr.
Je l’accepte entièrement.
Je voulais
simplement résister à toute implication selon laquelle des individus au sein du
MI6 auraient été complices — car si cela avait été le cas, ils seraient en
prison. Aucun officier du MI6 n’a été poursuivi pour ça, et j’en suis très
fier. Ce n’est pas parce qu’ils ne se sont pas fait prendre, Mishal ; c’est
parce qu’ils ont une éthique.
Poursuivons
jusqu’à aujourd’hui, alors.
Bien sûr.
En
septembre 2024, vous êtes apparu sur scène lors d’un événement du Financial
Times avec votre homologue usaméricain de l’époque, le directeur de la CIA
William Burns. Vous avez dit : « Nous partagerons plus entre nous qu’avec
quiconque, en raison des niveaux élevés de confiance construits au fil de
nombreuses années. » Comment se sont déroulés les neuf derniers mois de votre
service, avec une nouvelle administration Trump ?
Alors, Bill
est parti — c’était un collègue formidable et l’un des plus grands serviteurs
de l’État usaméricain de ces dernières décennies. Il a été remplacé par un
homme appelé John Ratcliffe, qui a été un excellent partenaire.
Il est
évident qu’il y a des changements d’administration à Washington. Il y a des
changements de gouvernement au Royaume-Uni — dans mon cas, beaucoup trop. Sans
parler des politiques, rien que le nombre de Premiers ministres [et] de
ministres des Affaires étrangères que j’ai dû traiter en cinq ans.¹¹ Mais ce
partenariat reste le plus essentiel pour nos deux pays.
¹¹ Il
y a eu six ministres des Affaires étrangères britanniques au cours des cinq
années où Moore était en poste. Au cours des dix dernières années, le
Royaume-Uni a connu six Premiers ministres.
Les
personnes chargées de maintenir ce partenariat — le chef du MI6 et le directeur
de la CIA — travaillent très dur pour ça.
Êtes-vous
en train de dire qu’il n’y a eu aucun changement ? Il y a pourtant eu un
changement très évident en mars, lorsque les USA ont suspendu le partage de
renseignements avec l’Ukraine. William Burns lui-même a qualifié cette période
aux USA de vraiment difficile — affirmant que les limogeages d’officiels, dont
des responsables du renseignement, relevaient davantage de la vengeance que de
la réforme.¹²
¹² Après la pause — qui a
duré une semaine — Ratcliffe aurait rencontré à Bruxelles des responsables
étrangers et du renseignement pour transmettre un message de réassurance. Des
responsables néerlandais ont récemment déclaré à un journal qu’ils étaient désormais
plus prudents sur ce qu’ils partageaient avec les USA, s’inquiétant de la «
politisation » du renseignement.
Ce que je
peux dire, c’est que la relation reste très importante et très solide, et que
j’ai travaillé très dur à son maintien.
Toutes les
relations évoluent, changent. Les personnalités changent, les politiques
changent. Lorsque vous êtes chef du MI6, vous devez faire avec le monde tel
qu’il est et vous adapter.
Mais
aidez-moi à comprendre comment 9A a évolué dans cette période ? Clairement, la
Russie, l’Ukraine, la Chine — ce sont toujours des menaces et des enjeux
présents.
Vous
utilisez votre influence, n’est-ce pas ? L’Ukraine en est un bon exemple : nous
avons des opinions très claires au Royaume-Uni sur la manière de mener cette
guerre et sur le soutien à apporter aux Ukrainiens. Notre voix est entendue à
Washington. Donc les choses changent, bougent un peu — c’est le style de
l’administration actuelle — mais nous sommes toujours là, et c’est notre
responsabilité de transmettre exactement ce que dit le renseignement.
Le
renseignement nous dit, par exemple, que Poutine n’a aucune intention de
conclure un accord, que ce n’est pas pour lui simplement une question de
territoire, mais la volonté de dominer et de transformer l’Ukraine en quelque
chose qui ressemble plutôt à son voisin, le Bélarus.¹³
¹³ Dans
Bloomberg Opinion, Marc Champion décrit le Bélarus, dirigé depuis 1994
par l’autoritaire Alexandre Loukachenko, comme « le modèle de l’union
subordonnée d’États russes que Poutine veut construire ». Le pays dépend de
l’énergie et de l’aide financière russes. La Russie a utilisé le territoire
biélorusse comme base opérationnelle pour des milliers de soldats pendant la
guerre en Ukraine, et y a déployé des armes nucléaires tactiques.
Donc, si
Vladimir Poutine n’a aucune intention de négocier, comment voyez-vous la fin de
cette guerre ?
Dans les
conditions actuelles — je me base sur l’accès que j’avais il y a quelques
semaines à notre analyse du renseignement — [Poutine] n’est pas prêt à conclure
un accord. Pour moi, la réponse est qu’il faut exercer davantage de pression
pour qu’il accepte d’en conclure un.
Le président
ukrainien est clairement prêt à un accord. Il est — et c’est remarquable dans
la quête de la paix — prêt à céder de facto jusqu’à 20 % de son pays.
Donc
qu’est-ce qui peut changer ça ?
Plus de
pression sur le champ de bataille. L’industrie de défense ukrainienne manque de
capital. Elle dispose de capacités inutilisées que des financements pourraient
activer. Nous pourrions aussi leur donner davantage d’autorisations concernant
l’usage d’armes à longue portée, ainsi que des éléments essentiels de défense
aérienne. Et il y a la possibilité d’exercer beaucoup plus de pression sur
Poutine chez lui.
Je ne
prétends pas que cela donnera des résultats immédiats. Il faut être patient. Il
faut être prêts à tenir. J’ai parlé de l’importance fondamentale de ce conflit
pour l’alliance occidentale — qu’il ne faut absolument pas perdre cette
bataille de volontés.
Vous
m’avez donné votre lecture de Poutine. Et votre lecture du président Trump ?
Pourquoi accueille-t-il Poutine avec un tapis rouge ? Pourquoi lui accorde-t-il
toujours le bénéfice du doute ?¹⁴
¹⁴ La rencontre entre Poutine
et Trump en Alaska en août s’est ouverte sur « un spectacle hautement
chorégraphié », rapportait Bloomberg. « Les deux hommes sont descendus de leurs
avions et ont traversé le tarmac sur des tapis rouges dans une ouverture scénarisée.
Trump applaudissait en voyant Poutine s’approcher, puis l’a salué d’une poignée
de main chaleureuse et d’une tape sur le bras. »
Mishal, la
merveille de ce métier que j’ai eu l’honneur d’exercer, c’est que nous
espionnons Poutine, mais pas nos alliés américains. D’autres seraient mieux
placés que moi pour commenter la politique usaméricaine.

Trump avait
promis de mettre fin à la guerre en Ukraine dès son retour à la Maison-Blanche,
mais malgré une rencontre avec Vladimir Poutine en Alaska en août dernier, un
accord reste pour l’instant hors de portée. PhotoAndrew
Caballero-Reynolds/AFP/Getty Images
Mais
votre lecture personnelle, issue de votre expérience, pas d’informations
classifiées.
Ce que je
dirais, c’est que je reconnais chez le président Trump un engagement sincère
pour la paix. Il semble trouver les horreurs de la guerre — comme celles
observées en Ukraine ou à Gaza — profondément choquantes, et veut y mettre un
terme.
Je pense
qu’il y a eu une évolution dans la réflexion de l’administration concernant
Poutine.
Clairement,
Poutine tente de nous manipuler. C’est un officier du renseignement, Mishal. Je
reconnais ce type. Il essaie de nous placer dans une position qui lui convient,
et il faut l’en empêcher, ne pas lui laisser cette marge de manœuvre.¹⁵
¹⁵ Poutine
a rejoint le KGB en 1975, après l’université à Leningrad. Il a appris
l’allemand et a été envoyé en Allemagne de l’Est au moment de la chute du Mur
en 1989, observant la prise d’assaut du siège de la Stasi à Dresde.
Aujourd’hui, ses anciens collègues du KGB comptent parmi ses plus proches
conseillers.
Vous
décrivez une guerre longue.
J’étais payé
pour voler des secrets, pas pour résoudre des énigmes. Mais il est absolument
crucial que nous ne perdions pas cette bataille de volontés. Non seulement à
cause de Poutine et d’autres dirigeants russes — ce que ça pourrait encourager
comme tests opportunistes de nos défenses, dont certains que nous avons vus ces
dernières semaines — mais aussi parce que le président Xi observe ça de très
près.
La direction
chinoise a construit un récit de faiblesse occidentale depuis la crise
financière internationale. Il y a un réel danger que, si elle nous voit faibles
en Ukraine, elle en tire des conclusions sur son propre comportement en mer de
Chine méridionale, voire vis-à-vis de Taïwan.

Poutine, Xi
et Kim Jong Un lors d’un défilé militaire à Beijing en septembre dernier. Photo
Sergey Bobylev/POOL/AFP/Getty Images
Les deux
pays — la Russie et la Chine — ont-ils été rapprochés par les actions usaméricaines
cette année ? Je pense à ces images à Pékin, où l’on voyait Vladimir Poutine,
Xi Jinping et Kim Jong Un ensemble.¹⁶
¹⁶ Dans une précédente Weekend
Interview, j’avais demandé à l’historienne chinoise Jung Chang de réagir à
cette image. « Elle me révulse », disait-elle. « J’ai peur que la Chine prenne
le contrôle du monde ; où pourrais-je fuir alors ? Et où les autres
pourraient-ils fuir ? »
Je ne pense
pas qu’ils aient été rapprochés par les USA. Ils ont été rapprochés par leur
alliance, en particulier autour de l’Ukraine. C’est une relation très inégale,
mais Poutine est devenu de plus en plus dépendant du soutien chinois. Bien que
les Chinois n’aient pas fourni aux Russes certaines des armes les plus
sophistiquées, ils ont été très utiles en fournissant des éléments à double
usage, pouvant avoir une application civile ou militaire. Les composants
chimiques de ces obus sont pour la plupart chinois ; de nombreux éléments des
missiles sont chinois.¹⁷
¹⁷ Le
gouvernement chinois a nié fournir des armes létales à la Russie et affirme
contrôler strictement les exportations de biens dits à double usage.
Et bien sûr,
les Iraniens et les Nord-Coréens l’ont aussi aidé. Il y a donc eu un
resserrement de ce groupe de quatre pays qui s’associent pour faire de
mauvaises choses.
Depuis
quelques mois, les USA mènent des frappes sur des bateaux dans les Caraïbes,
disant qu’ils transportaient des trafiquants de drogue. Vous avez été confronté
à tant de questions de ce genre ; vous avez vécu l’époque des frappes de drones
en Afghanistan. Que pensez-vous de cette situation dans les Caraïbes ?
Je ne suis
vraiment pas au courant, Mishal. Ce n’est pas au premier plan des intérêts
britanniques. Donc je ne sais véritablement pas sur quoi les USA fondent ces
frappes.
Vous avez
mentionné l’Afghanistan. Nous préférons toujours arrêter les gens et les
traduire devant un tribunal. Mais dans certaines régions du monde, à certains
moments, des individus qui veulent vous faire du mal ne sont pas atteignables. Et
en dernier recours, les ministres peuvent autoriser une opération létale, comme
une frappe de drone, afin d’éliminer une menace. Mais lorsque vous faites ça,
la loi britannique exige que l’action soit nécessaire et proportionnée à la
menace. Il y a généralement un mot très précis : imminence. En d’autres
termes, il ne suffit pas d’une menace vague qui pourrait se matérialiser dans
20 ans. Elle doit être réelle et actuelle. C’est sur cette base que nous
procédons. Et je ne peux vraiment pas commenter ce qui se passe au Venezuela.¹⁸
¹⁸ Moore
ne voulait véritablement pas aborder ce sujet, mais les frappes contre ces
bateaux ont commencé en septembre, et il est difficile d’imaginer que la
question n’ait pas été portée à sa connaissance en tant que chef du MI6. Peu
après notre entretien, CNN a rapporté que le Royaume-Uni avait suspendu un
certain partage de renseignements avec les USA, en raison d’inquiétudes
concernant ces frappes, ce que le gouvernement britannique n’a pas démenti.
Pour un autre point de vue, voir notre récente Weekend Interview avec
María Corina Machado, dirigeante de l’opposition vénézuélienne.
J’aimerais
maintenant parler plus près de chez nous, des responsables politiques en
Europe. Deux d’entre eux ont été accusés de reprendre des éléments de langage
russes sur l’Ukraine, d’être complaisants envers la Russie : Nigel Farage, qui
pourrait être le prochain Premier ministre britannique, et Marine Le Pen.
Auriez-vous des inquiétudes si l’un ou l’autre était élu ?
Mishal, j’ai
passé 38 ans à être résolument apartidaire non partisan. Je ne vais pas
abandonner cette habitude maintenant.
Le rôle du
chef du MI6 ? Servir le gouvernement en place, dans le respect de la loi
britannique. Vous fournissez la vérité au pouvoir ; vous vous présentez
fréquemment devant le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères
et, parfois, vous leur dites des choses qu’ils ne veulent vraiment, vraiment
pas entendre — en particulier un vendredi après-midi.
Lorsque
vous quittez tout cela, comme c’est votre cas maintenant, que se passe-t-il ?
J’imagine qu’on ne peut pas vraiment exercer un travail pareil sans lui
consacrer chaque heure éveillée.
Je ne
m’inquiétais pas pour les choses que je ne pouvais pas changer. Je me
concentrais beaucoup sur notre propre travail, le renseignement humain —
maintenir cela dans un monde où les outils de surveillance utilisés contre vous
sont très sophistiqués.
Je me
demandais : pouvons-nous rester dans la course ? Allons-nous rester
suffisamment bons dans nos méthodes, notre tradecraft ? Allons-nous
obtenir les technologies adéquates suffisamment vite ?
Est-ce
plus une question de technologie que de facteur humain désormais ?
C’est les
deux. Ce n’est pas du tout binaire. Il faut d’excellentes technologies.
L’intelligence artificielle nous aide énormément à analyser d’immenses volumes
de données et peut-être à trouver quelqu’un susceptible de nous aider. En même
temps, vous pouvez observer en Chine que l’État de surveillance est très avancé
et qu’une grande partie de cette technologie s’exporte. Cela ne doit pas
forcément venir de Beijing : vous pouvez rencontrer ça à Dubaï ou dans une
autre ville. Nous devons rester très attentifs aux capacités déployées contre
nous.
Je
m’inquiétais de savoir si nous resterions au sommet. Je suis heureux de dire
que je pense que c’est le cas, mais c’est une forme de course aux armements.
L’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé que nous devions être un peu plus
ouverts sur qui nous sommes et parler davantage de notre mission, c’est que je
voulais engager la discussion avec le secteur technologique en dehors du
gouvernement — qui possède souvent les solutions.¹⁹
¹⁹ Moore
est devenu le premier chef du MI6 à donner une interview télévisée en direct
alors qu’il était encore en fonction. Il en a donné peu, mais sous son mandat
le service a aussi lancé un compte Instagram et publié sur YouTube des
instructions expliquant comment le contacter de manière sécurisée.
Vous
voulez dire OpenAI, Google ?
Tout — des
très grandes entreprises de défense ou de technologie, jusqu’à la femme qui
invente quelque chose d’extraordinairement brillant dans son garage. Les
grandes entreprises étaient plus faciles à atteindre ; nous avions déjà des
structures pour ça. Nous pouvions habiliter certains de leurs employés afin
qu’ils puissent voir des éléments classifiés. Mais si vous êtes une petite
start-up, ce n’est pas votre monde. Et si nous attendons en disant : « Nous
devons vous soumettre à une procédure de sécurité », ces gens auront créé leur
entreprise, gagné un milliard et disparu avant que nous ayons fini. Il était
donc important d’être plus ouverts.
Avez-vous
réussi à créer une forme de procédure accélérée ?
Oui, nous
avons fait de très belles choses. Le HMGCC — His Majesty’s Government
Communications Centre — qui est un acronyme affreux, je m’en excuse — est
notre pôle national d’ingénierie pour la sécurité. Si vous êtes fan de James
Bond, c’est ce qui se rapproche le plus de Q Labs. On peut désormais se
rendre dans un bâtiment près de la gare de Milton Keynes et littéralement y
entrer pour parler de technologies.
Il y a
quelques années, sous mon prédécesseur, nous avons décidé de nous lancer dans
le capital-risque. Le National Security Strategic Investment Fund
(NSSIF) examine les technologies qui, laissées au seul marché, ne seraient
peut-être pas financées, mais qui, avec un soutien de la communauté du
renseignement, attirent l’intérêt du secteur privé. Sur les technologies
financées, 40 % sont effectivement utilisées dans l’organisation. C’est un
changement majeur.²⁰
²⁰ Le
NSSIF, créé en 2018, affirme se concentrer sur l’IA, l’espace, le quantique, et
d’autres technologies émergentes. Comparable à In-Q-Tel, créé par la CIA. Il a
soutenu notamment Tekever, fabricant de drones — dont le matériel équipe
aujourd’hui la Royal Air Force — et Oxford Ionics, une start-up de calcul
quantique rachetée ensuite pour 1 milliard de dollars par une entreprise usaméricaine.
Que
ressent-on en vivant « à l’extérieur » désormais ?
Si vous
faites ces métiers, vous les exercez pendant cinq ans, et vous devez prendre
soin de vous.²¹ J’avais une institution extraordinaire sous ma responsabilité,
et je pouvais déléguer. Je pouvais m’absenter et prendre des vacances — bien
sûr, si quelque chose de massif se produisait, je rentrais.
²¹ Quitter le poste après
cinq ans est une convention relativement récente. Le premier chef du MI6,
Mansfield Cumming — officier de marine à monoicle et fondateur du service en
1909 — a servi jusqu’en 1923. Il signait ses lettres « C » pour Cumming ; le
surnom est resté et a été adopté par ses successeurs.
Je suis
aussi, je crois, quelqu’un d’assez calme. Je ne suis pas un grand anxieux. On
ne veut pas d’un inquiet dans ce métier.
Au cours des
six dernières semaines, beaucoup d’amis s’attendaient à me voir totalement
transformé, mais je ne me sens pas ainsi. J’ai passé de très belles vacances en
Toscane avec Maggie, puis nous sommes rentrés, et je réfléchis à ce que je
pourrais faire ensuite.
Il y a un
poste vacant d’ambassadeur à Washington.
Ce n’est pas
pour moi. Je souhaite la meilleure des chances à celui qui prendra ce rôle, et
je suis sûr qu’ils choisiront un excellent candidat.
Pourquoi
dites-vous non aussi facilement ?
Je le dis
facilement parce que, bien sûr, j’y ai beaucoup réfléchi et j’ai pris ma
décision. Je pense qu’il y a des gens mieux qualifiés que moi pour ce poste.
Après cinq années d’un travail vraiment intense, je suis prêt à faire autre
chose — y compris passer davantage de temps avec mon petit-fils.



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