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13/05/2024

Franco ‘Bifo’ Berardi
Le temps, la mort, l’abstraction
Conférence au Teatro Principal de Pontevedra dans le cadre de la Semaine galicienne de la philosophie, le 4/4/2024

  Franco "Bifo" Berardi, il disertore, 9/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Je suis bien conscient que le titre de ma conférence est plutôt sinistre.

Le temps, la mort, l’abstraction.

Mais un regard ironique sur la direction du temps, sur la recherche d’un accord avec le néant en devenir, me semble de plus en plus urgent. Il s’agit peut-être d’une urgence personnelle, ou peut-être d’une urgence philosophique pour quiconque se rend compte de la toxicité de l’atmosphère physique et psychique dans laquelle nous sommes immergés.

 

Istubalz

Le temps et le devenir

Le thème sur lequel le Congrès de philosophie galicienne nous invite à réfléchir est celui du temps, mais je ne prétends pas en parler de manière exhaustive.

Je ne ferai référence qu’à deux perspectives philosophiques qui à l’âge moderne ont réfléchi au temps.

La première est la perspective kantienne, qui inaugure un courant mentaliste ou innéiste de la philosophie moderne, faisant du temps une catégorie transcendantale, une condition préalable à l’activité mentale. Chez Kant, le mot “transcendantal” indique la primauté de la forme-temps (et de la forme-espace) sur l’expérience. Le temps kantien est donc pur de toute expérience, car ce n’est que dans le temps que l’on peut percevoir, expérimenter, connaître.

Cependant, il existe une autre vision du temps qui m’intéresse plus directement.

C’est celle qui prend forme dans la pensée de Bergson : l’idée du temps comme durée, comme expérience, comme flux de perception qui produit, en l’expérimentant, sa dimension temporelle.

Deux visions opposées, si l’on veut, mais aussi complémentaires : selon la première, le temps est la condition dans laquelle l’expérience est donnée, pour la seconde, il n’y a de temps que comme temps de l’expérience.

L’étymologie du mot latin ex-periri est équivoque. Il dérive de ex-perior : j’essaie, je passe à travers. Aller jusqu’à/à travers : per-ire.

Il y a la mort, dans l’horizon de l’expérience du temps, et le temps subjectif est marqué par cette conscience de la disparition.

Le temps est l’auto-perception d’un devenir, du devenir d’un corps dans l’horizon de son devenir néant.

Deleuze et Guattari ont proposé le concept de devenir comme une métamorphose des êtres vivants : ils ont poarlé de devenir enfant, de devenir femme, de devenir animal, de devenir autre...

Ils n’ont pas parlé de devenir rien, ce qui me semble être une perspective non seulement intéressante, mais peut-être même indispensable.

Le devenir-rien reste impensé dans la culture moderne, alors qu’il est le processus qui permet le mieux de comprendre le pouvoir de la conscience : pouvoir de faire naître le monde pour un sujet conscient, et pouvoir d’anéantir le monde pour un sujet conscient.

Pourtant, ce devenir est ignoré par la pensée et la pratique dans la sphère de la civilisation occidentale. Pourquoi ?

Essais sur l’histoire de la mort en Occident, de Philippe Ariès, est un livre sur les raisons pour lesquelles dans la sphère culturelle de l’Occident - en particulier dans la sphère culturelle blanche protestante, ce devenir ne peut être pensé : une société qui ne récompense que ceux qui gagnent identifie la mort à une défaite inadmissible.

Suppression de la mort : la civilisation blanche occidentale ne peut conceptualiser cet événement car il est incompatible avec la projection d’un avenir d’expansion illimitée, qui est l’âme de la colonisation blanche du monde.

Éternité abstraite du capital

Il y a une raison profonde à cet éloignement : le capitalisme est la tentative la plus réussie de réaliser l’éternité. L’accumulation du capital est éternelle. La valeur, en tant qu’abstraction du temps de vie, est éternelle, même si c’est une éternité qui nous coûte la mortification de la vie réelle.

Par la mortification du temps vécu, nous réalisons l’éternité du capitalisme.

La phrase de Mark Fisher « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » semble être un paradoxe. Ce n’est pas le cas.

Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme parce que la fin du monde est possible, elle est même en train de se produire. La fin du capitalisme n’est pas possible parce que le capitalisme est éternel, car il se constitue dans l’espace de l’abstraction, et l’abstraction est éternelle : elle n’existe pas.

Mais cette non-existence de l’abstraction suppose le sacrifice de l’existence réelle d’innombrables êtres humains.

Le capitalisme établit une dimension perceptuelle dans laquelle l’avenir est une expansion illimitée. L’avenir n’a pas de fin, l’expansion est donc illimitée.

Dans les conditions épidémiques de la modernité, on ne peut penser à l’avenir sans penser à la croissance, condition du développement capitaliste.

Le futurisme n’était pas seulement un mouvement littéraire, mais un caractère profond de la culture capitaliste à toutes les époques de son développement.

Au début du XXe siècle, le futurisme s’est imposé comme le mode le plus décisif de perception du temps, au point que l’on ne peut imaginer un rapport social ou de production sans expansion.

L’avenir doit être expansif, sinon il y a un désordre, un danger, un malheur dépressif que nous ne pouvons pas tolérer.

Cela me rappelle ce qu’écrit Milan Kundera : « nous pensons que le passé est fermé, immuable, et que l’avenir peut être choisi, changé. Mais la vérité est tout autre. Le passé n’existe que dans la mémoire, et la mémoire, comme une veste de taffetas, change parce qu’avec le passage du temps, nous changeons de perspective et voyons des aspects que nous n’avions pas vus auparavant, tandis que nous oublions quelque chose. L’avenir, quant à lui, nous apparaît comme un inconnu que nous ne pouvons ni prévoir ni changer par notre volonté ». Pardonnez-moi si la citation de Kundera n’est pas exacte, mais c’est plus ou moins ce qu’il a dit.

L’avenir du capitalisme est un inconnaissable auquel nous ne pouvons échapper car le capitalisme fonctionne comme un complexe d’automatismes par lequel l’abstraction (la valorisation) s’impose sur le concret (le travail vivant).

L’histoire du capitalisme est une histoire de croissance car la technologie permet une accélération constante du temps de travail.

Intensification

C’est dans l’intensification de la productivité du travail dans l’unité de temps que réside la solution à l’énigme que nous appelons croissance, développement ou progrès.

Dans cette histoire de l’accélération, qui est l’histoire du travail et de son abstraction progressive, quelque chose de nouveau s’est produit au cours des dernières décennies : la numérisation du travail a rendu possible une intensification fantastique de la production de la plus-value.

De cette intensification, ce qui m’intéresse le plus n’est pas la dimension économique de l’accélération de la production, mais les effets psychiques et cognitifs.

Je fais référence à la cellularisation du temps de vie, à l’effet d’ubiquité de la production, à la disparition ou à la raréfaction du corps de l’autre dans le processus de communication.

Grâce à la technologie numérique, chaque individu peut recevoir et envoyer une masse croissante d’informations ; l’information n’est pas seulement un signe immatériel mais aussi la transmission de stimuli matériels qui atteignent la matière nerveuse dont est composé le cerveau, stimulant de plus en plus rapidement l’organisme sensible.
 Les pathologies telles que les troubles de l’attention qui caractérisent le comportement cognitif des générations numériques ne peuvent être comprises sans une réflexion sur l’effet physique ou plutôt cognitif produit par la stimulation informative.

Nous ne pouvons pas savoir s’il y a un point de rupture dans cette accélération, mais ce que nous savons, c’est que les pathologies psychiques se répandent dans la jeune génération. Je crois savoir qu’il y a deux effets essentiels de la surstimulation. Le premier est un effet que l’on peut qualifier de panique, un effet d’accélération de la réaction psychique qui se manifeste par le sentiment de ne pas être à l’heure, d’être toujours en retard, d’être submergé par une cascade d’événements que l’on ne peut pas comprendre l’un après l’autre.

Un organisme qui subit cette stimulation panique pendant une longue période peut à un moment donné s’effondrer et basculer dans un mode dépressif : c’est la chute de la tension désirante qui suit l’effet de panique.

Les deux effets sont à considérer - au niveau collectif - comme des pathologies complémentaires qui s’alimentent l’une l’autre.

Précarité

La précarité du travail est le contexte dans lequel ce double effet pathogène se manifeste et se nourrit.

Nous savons très bien ce que signifie la précarité sur le plan du travail et du droit : une rupture dans la relation normative entre l’employeur et l’employé, une rupture qui oblige le travailleur à vivre toujours dans une condition de concurrence et de compétition avec d’autres travailleurs. Dans une condition d’attente permanente

Marx explique que les prolétaires deviennent des ouvriers lorsqu’ils entrent dans l’usine.

Il y a concurrence entre les prolétaires lorsqu’ils se présentent devant l’usine, car ils sont en compétition pour y entrer. Lorsqu’ils entrent dans l’usine, l’amitié, la solidarité de classe, devient possible entre eux. C’est la transformation des prolétaires en ouvriers. Mais la précarité générale du travail change la perspective, car chaque jour les prolétaires sont obligés de se faire concurrence sans possibilité de se transformer en travailleurs capables de solidarité.

Le concept de précarité ne se limite pas à la dimension du travail, mais doit être analysé comme un concept psychopathologique. Lorsque nous parlons de précarité, nous entendons une condition dans laquelle la relation affective et sociale avec l’autre est toujours en danger, elle est toujours soumise à redéfinition. La transformation numérique signifie que le travailleur ne rencontre jamais le corps de l’autre travailleur alors qu’il collabore avec lui à la production de valeur (abstraite).

Épuisement

Le défi du capitalisme vise l’éternité par l’abstraction du travail et par l’accumulation virtuellement infinie de la valeur. Mais à un certain moment de l’histoire du capitalisme, il se produit un phénomène que je qualifierais d’épuisement. L’éternité (abstraite) de la production de valeur ne fait pas disparaître le corps, et le corps (concret) vit dans le temps : il vieillit, s’épuise, devient néant. Le capitalisme est virtuellement éternel, mais les corps des travailleurs, de la société vivante, ne sont pas éternels. Ce sont des corps qui s’épuisent, qui vieillissent, qui meurent.

Cette contradiction est scandaleuse, c’est quelque chose qui ne peut pas être pensé, à tel point que le penser, le dire à haute voix, suscite une certaine gêne. Ce scandale de la mort, le développement capitaliste ne veut pas le reconnaître.

Il existe toute une machinerie économique, idéologique, publicitaire qui vise à nier l’épuisement, mais l’épuisement existe, même si nous n’avons pas besoin d’en parler.

Le vieillissement de la population blanche de l’hémisphère nord a plusieurs visages : c’est d’abord un effet de l’allongement de la durée de vie, qui est un succès extraordinaire de la médecine et de la science en général, mais c’est aussi un échec du philosophe, parce que le philosophe n’a pas su penser le vieillissement dans ses implications sociales, politiques et éthiques.

D’autre part, le vieillissement du monde est lié à un autre phénomène, non moins intéressant, appelé dénatalité.

 


La courbe démographique du XXIème siècle
https://www.nytimes.com/interactive/2023/09/18/opinion/human-population-global-growth.html

Dénatalité

Le sujet est énorme, peut-être le plus grand sujet de l’époque dans laquelle nous vivons et de l’époque à venir. Les politiciens en général, les politicien·nes italien·nes par exemple  parlent de l’hiver démographique, ils parlent du danger de la dénatalité. Les femmes ne font pas d’enfants, c’est un danger pour l’ordre social, que pouvons-nous faire ?

La version officielle est qu’il s’agit essentiellement d’un problème économique : il n’y a pas de jardins d’enfants, les mères ont besoin d’argent, les pères ont besoin de congés, etc.

Mais je crois que la dénatalité est un phénomène beaucoup plus complexe que ce que l’économie peut appréhender.

Premièrement, c’est un effet de la liberté des femmes ; deuxièmement, c’est un effet de la séparation de la sexualité et de la procréation, rendue possible par les techniques contraceptives et abortives. Troisièmement, et surtout, il me semble que la dénatalité est aujourd’hui l’effet d’une prise de conscience généralisée, dans une grande partie du monde, du caractère terminal de notre époque. Consciemment ou inconsciemment, les femmes ont décidé qu’il n’était pas bon d’engendrer les victimes de l’inévitable enfer climatique, les victimes de la guerre nucléaire de plus en plus probable.

En Corée du Sud, le taux de reproduction est tombé à 0,7, ce qui signifie que les Coréens sont voués à disparaître d’ici quelques générations. Mais le même phénomène se produit dans tout l’hémisphère nord et tend à se généraliser au cours du siècle. Un effondrement démographique d’une ampleur exceptionnelle qui, selon certains démographes (voir par exemple Dean Spears), fera chuter la population au niveau où elle se trouvait à la fin du XIXe siècle.

 Fascisme sans jeunesse*

Le vieillissement de la population du Nord mondial produit d’énormes effets psychologiques et socioculturels, qui se manifestent par ce qui semble être un retour du fascisme, même s’il ne s’agit pas vraiment d’un retour du fascisme. Il est clair que les partis qui descendent du fascisme historique gagnent les élections grâce à leur propagande raciste. Mais s’agit-il vraiment d’un retour du fascisme historique ?

Le fascisme était centré sur la jeunesse, comme le rappelle l’hymne des fascistes italiens. Le fascisme est essentiellement futuriste, un phénomène de conquête, d’agression colonialiste, de courage masculin. Il ne me semble pas que le fascisme d’aujourd’hui soit jeune, ni courageux, ni conquérant. Les Européens, comme les Nord-Américains, comme les Russes, craignent ce qu’ils considèrent comme une invasion des pauvres, des affamés, de ceux qui souffrent le plus de la guerre et des effets du changement climatique.

En résumé, je dirais que le mouvement réactionnaire mondial, dont les signes se multiplient depuis une décennie, est un fascisme de vieux.  C’est un fascisme qui craint l’invasion du Sud, un fascisme à l’envers. Un fascisme de la peur et non du courage conquérant.

On ne peut expliquer la genèse psychique de ce mouvement réactionnaire que si l’on comprend que l’identification de l’avenir à l’expansion est si profondément enracinée que l’on ne peut penser ni à l’épuisement, ni au vieillissement, ni à la mort.

C’est l’impuissance que la civilisation blanche ne peut affronter et traiter.

L’impuissance de l’organisme dans le temps : c’est le cœur de la psychose de masse qui revient encore et toujours dans l’histoire de l’Occident.

Solitude masculine

Celui qui parle le mieux du fascisme contemporain est sans doute Michel Houellebecq, qui est un raciste, si l’on veut, un machiste un peu caricatural, mais qui n’en est pas moins celui qui raconte le mieux, de l’intérieur, la solitude masculine contemporaine.

L’extension du domaine de la lutte est un livre qui explique la genèse de l’agressivité masculine blanche sénescente comme moteur principal du mouvement réactionnaire mondial. Anéantir parle au contraire du désespoir que produit le vieillissement de la civilisation blanche.

L’agressivité est inscrite dans le psychisme de la civilisation blanche, mais le problème est qu’aujourd’hui les énergies s’étiolent et que l’agressivité nous réussit mal : nous sommes incapables de reconnaître notre impuissance, tant politique que sexuelle, et nous prétendons réaffirmer la suprématie blanche par la technologie, l’économie, les armes. La suprématie blanche arrive maintenant à son moment de déclin, et à ce stade, la démence sénile semble prendre le dessus. La guerre ukrainienne, une guerre entre Blancs, risque d’évoluer de façon encore plus dramatique vers une guerre nucléaire. Une bagarre entre vieillards déments dotés d’armes d’une puissance effrayante risque de mal se terminer pour tout le monde.


Miss Lilou

 

Le chaos

Le vieillissement et la démence sénile sont les racines profondes de la psychose qui se manifeste sous la forme d’un fascisme de retour.

Mais une autre racine du fascisme contemporain est le chaos ou, plutôt, la perception du chaos. Nous parlons de chaos parce que le chaos a beaucoup à voir avec le temps. En fait, pour comprendre ce que signifie le chaos, il faut commencer par le temps vécu, le temps mental.

Le chaos n’existe pas en soi. Il n’y a rien dans le monde qui puisse être défini comme chaos. En fait, il n’est qu’une mesure de la relation entre la vitesse des processus dans lesquels nous sommes impliqués, la vitesse de l’infosphère et le rythme du traitement mental, émotionnel et intellectuel.

Nous parlons d’une relation entre le rythme du traitement mental et le rythme de la stimulation info-neurale que l’esprit reçoit.

Pendant des millénaires, l’esprit humain a agi dans un environnement où l’information voyageait à la vitesse du rapport immédiat, ou à la vitesse du texte écrit. Une vitesse relativement lente qui s’est accélérée au cours de la modernité, jusqu’au moment d’une fantastique explosion, résultant plus ou moins de l’introduction de l’électronique, et de la numérisation de la sémiose universelle. À partir de ce moment, l’infosphère a commencé à se multiplier de façon fantastique. Et si je dis qu’elle se multiplie, c’est qu’elle s’accélère par rapport à l’esprit récepteur.

L’esprit est alors exposé à une masse d’informations qui ne sont pas de simples signes intangibles, mais des stimuli nerveux que l’esprit ne peut pas traiter et qui produisent des effets de surcharge, de panique, de chaos.

Les stimuli provenant de l’infosphère agissent comme un appel constant à l’attention, comme une mobilisation perpétuelle des énergies attentionnelles, et cette mobilisation ne laisse aucune place à l’auto-perception, à l’affectivité ou à la critique.

Que faire dans cette situation ?

Dans des conditions de chaos, la réaction psychique du sujet peut devenir agressive : le chaos pousse l’organisme au besoin de violence, au besoin de guerre.

Imprévisible

La fin du temps est impensable, mais la fin du temps humain ne l’est pas. Le temps humain est quelque chose de concret. L’abstraction nous survivra probablement, ce qui nous fait une belle jambe.

Mais le temps humain contemple maintenant la probabilité de sa fin.

Le monde n’est pas une abstraction, c’est le corps massacré des Palestiniens, le corps massacré de la vie sociale dans les endroits dévastés par l’effondrement climatique. Ce corps concret ne peut survivre dans l’accélération chaotique croissante.

Mais pour conclure, je dois dire que le tableau que j’ai esquissé, le scénario du probable et de l’inévitable que j’ai esquissé, doit être relativisé.

Parce que l’inévitable ne se produit généralement pas, l’imprévisible prenant le dessus.

Je ne souhaite pas parler d’espoir, un mot que je ne prononce pas.

Ce qui m’intéresse, c’est de penser, de parler, d’agir en fonction de l’imprévisible. Et de l’imprévisible, on ne peut rien dire.

Ce que nous ne pouvons pas dire, nous devons le taire.

Nous pouvons décrire l’inévitable, mais nous ne pouvons pas savoir quel événement, quelle création, quel algorithme, quelle forme de vie prend forme comme une possibilité qui échappe à notre connaissance.

Si nous nous contentons de décrire les conditions objectives et subjectives du présent, nous nous rendons compte qu’il n’y a aucun moyen d’échapper à une tendance à l’anéantissement de l’humain. Si je parle de ce que je sais, je ne vois pas d’issue.

Mais ce que je sais n’est pas tout : je ne connais pas l’imprévisible. Je ne parle pas de quelque chose de mystique, mais d’une production mentale, imaginative, esthétique, technique, qui n’appartient pas au domaine du connu et de l’existant.

Comme d’habitude, c’est l’ignorance (peut-être) qui nous sauve. C’est le fait de ne pas savoir qui sauve du savoir.

NdT

*Orig. Giovinezza, titre de l’hymne du parti fasciste.

 

04/05/2024

PAOLO VERNAGLIONE BERARDI
Israël a détruit le judaïsme

Un court texte de Paolo Vernaglione Berardi explique pourquoi l’alliance entre le sionisme d’État et le fascisme renaissant est en train de détruire l’héritage de la culture juive.

Paolo Vernaglione Berardi, il disertore, 4/5/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’auteur est un philosophe et historien italien, auteur, entre autres, de Il sovrano l’altro, la storia; Dopo l’umanesimo. Sfera pubblica e natura umana; Filosofia del comune; Michel Foucault: genealogie del presente; Scritti su Walter Benjamin. Il a fondé en 2016  le laboratoire d’archéologie philosophique, reprenant l’expression par laquelle Giorgio Agamben a désigné le vaste champ de recherche autour des dispositifs de connaissance et des seuils économico-théologiques de l’histoire occidentale. Ce laboratoire nomade réalise des rencontres, des séminaires, des écrits et des textes sur le chemin ouvert par Michel Foucault avec L’archéologie du savoir et parcouru par Enzo Melandri (1926-1993), l’un des grands philosophes oubliés de la seconde moitié du XXe siècle. FB

La propagande occidentale opiniâtre et totalitaire pour la défense d’Israël ne parvient pas à dissimuler le saut dans l’inconnu du gouvernement de Netanyahou, accusé de crimes de guerre, qui, en 7 mois, a détruit la raison historique, discutable mais vraie, de l’identité juive constituée en État-nation.

La guerre génocidaire menée par Israël à Gaza a produit la rupture entre le judaïsme et l’État juif sanctionné en 1917 par la déclaration Balfour. La conséquence tragique de cette rupture est qu’Israël n’a plus rien à voir avec le judaïsme et la culture historico-politique millénaire de l’exode qui, dans la modernité, constituait une alternative à la souveraineté de l’État.

Plus dramatique encore, la fin de la revendication de liberté d’un peuple dispersé en exil permanent, qui a pratiqué pendant des siècles le conflit contre “les chefs des nations”, a engendré en quelques années la fin de la culture messianique qui a nourri une pensée anarchiste et une théorie politique séculaire de lutte contre le Léviathan.


Dès le début de la Torah, c’est en effet l’histoire d’une population qui reçoit sa constitution avant de « devenir une nation ». Dès l’origine, il s’agit de s’affranchir du sens univoque de la loi dans la pluralité des significations. Les tribus, pas l’État. La maison dans le désert, et non le temple fermé. La loi orale, la Mishna, et non la loi positive ; le Talmud, et non les rituels du sang, du feu et de l’expiation. Le silence et la retraite. Le judaïsme est cette forme de vie.

Le sionisme, qui se composait de différentes tendances et qui, dans l’idée originale de Herzl, était le résultat de la libération de Sion, avait pour but une constitution politique qui n’aboutissait pas à l’État-nation, mais à une terre sur laquelle une population pouvait habiter. Mais à partir du moment où le sionisme est devenu une catégorie politique violemment agitée par la droite, représentée au fil des ans au sein des communautés juives, la confusion entre antisionisme et antisémitisme est devenue un prétexte à la réaction armée d’Israël et à la répression des manifestations dans le monde.

Accuser d’antisémitisme toute protestation, toute prise de position contre la guerre et les massacres témoigne de la distance abyssale qui sépare Israël du judaïsme prophétique de la promesse. En effet, ce que la religion d’Abraham désignait comme la primauté du choix était la justification de la constitution tribale d’un peuple luttant contre les empires et les formes politiques de domination. Mais à partir du moment où la politique israélienne a coïncidé avec l’État, l’héritage de la vie communautaire a disparu.

Les racines juives de la modernité ne font plus partie de la tradition d’ouverture (les portes ouvertes de Pessah) dans laquelle, cependant, la coexistence nécessaire avec le peuple palestinien se poursuit, comme en témoignent la littérature et le cinéma [israéliens, NdT] les plus conscients, en exil volontaire depuis des années.

L’histoire des kibboutzim est révélatrice de ce mouvement. Les pionniers anarcho-socialistes de la première immigration, racontés par Gershom Scholem et Gustav Landauer, après avoir formé des associations privées, ont abandonné la vie collective et ont commencé à défendre par tous les moyens les colonies et les terres qui leur avaient été vendues par de riches Arabes. Martin Buber a écrit sur cette mutation, et de ce mouvement émerge la distance entre les revendications libertaires que des générations de révolutionnaires ont recueillies et pratiquées, et qu’aujourd’hui peut-être une minorité cultive en privé, et l’état de guerre permanent entre  Cisjordanie et Gaza.

Dans l’accusation d’antisémitisme se trouve la nouvelle forme de fascisme en vigueur en Occident. Justifier par cette accusation émanant de « démocrates » la « défense d’Israël » après le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre est un signe flagrant qu’il n’y a plus rien de juif dans les démocraties occidentales et que même la racine juive des lumières libérales a été coupée.

Comme Hannah Arendt, nous n’aimons pas un peuple, mais nous continuons à aimer nos ami·es.*

*NdT

Extrait de la réponse d’Hannah Arendt à la critique que Gershom Scholem lui avait adressé à propos de son livre “Eichmann à Jérusalem”, qui lui reprochait son absence d’amour du peuple juif (« Ahabath Israel »)

« Vous avez parfaitement raison : je ne suis pas animée par un tel « amour », et cela pour deux raisons.

De ma vie, je n’ai jamais « aimé » aucun peuple, ni aucune collectivité, ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni quoi que ce soit de semblable. Je reconnais que je n’aime en effet que mes amis ; et que la seule sorte d’amour que je connaisse et en laquelle je crois est l’amour pour des personnes. De plus, cet « amour des Juifs » m’apparaîtrait, à moi qui suis juive, comme assez suspect. Je ne peux m’aimer moi-même ou aimer quoi que ce soit dont je sache qu’il fait partie de moi. Pour clarifier ce que j’entends par là, j’évoquerai une conversation que j’ai eue en Israël avec une personnalité politique de premier plan qui défendait l’absence de séparation entre la religion et l’État en Israël, une situation qui me paraît désastreuse. Je ne me souviens plus des mots exacts qu’elle employa, mais [elle] dit quelque chose comme :

« Vous comprendrez bien que, en tant que socialiste, je ne crois bien sûr pas en Dieu ; je crois au peuple juif. »

Je fus particulièrement choquée par cette affirmation, ce qui m’empêcha d’y répondre sur le moment. Mais j’aurais pu lui répondre ceci : la grandeur de ce peuple a été autrefois de croire en Dieu, et de croire en Lui de telle manière que sa confiance et son amour pour Lui étaient plus grands que sa peur. Et maintenant ce peuple ne croit plus qu’en lui-même ? Mais qu’est-ce qui pourrait bien sortir de bon de cela ? Eh bien, je n’« aime » pas les Juifs en ce sens-là, et je ne « crois » pas non plus en eux ; je suis l’une des leurs, voilà tout, cela relève de l’évidence, et ne peut prêter à discussion. »

(in Hannah Arendt, film de Margarethe von Trotta, 2012)

 

30/08/2023

Luis E. Sabini Fernández
La philosophie est-elle nécessaire ou superflue ?
L'Uruguay est-il périphérique et subalterne ou/et tout petit et autonome ?

Luis E. Sabini Fernández, Futuros Magazine, 14/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le gouvernement de Luis Lacalle Pou prend des mesures pour réduire la présence de la philosophie dans l'enseignement secondaire et pour restreindre l'astronomie, en en faisant une matière “optionnelle”, diminuant ainsi la contribution qu'elle peut apporter à la compréhension du monde par les jeunes élèves.

Cette attaque ou ce mépris de la pensée abstraite se fonde souvent sur l'accent mis sur des matières utiles et concrètes telles que l'anglais, la technologie, l'économie et la finance. Pour que les élèves « tirent le meilleur parti de leur temps d'étude ».

 

Il s'agit d'un vieux débat de l'histoire uruguayenne, qui a certainement existé aux USA, en Europe et dans les pays asiatiques.

Ce “rappel à l’ordre” et un certain dédain pour les sujets abstraits ou sans rapport avec les besoins en matière d’emploi ont eu un curieux précédent sous la présidence du père de l'actuel président, Luis Alberto Lacalle Herrera (1990-1995). Et l'on peut penser que ce sont les mêmes puissances idéologiques qui veulent voir la jeune génération intégrée “comme il se doit” dans un monde de plus en plus high-tech.

Mais nous nous n’avons pas affaire à des considérations désintéressées, comme le proclament nos hommes politiques.

 
"Citoyen, le pays a besoin de Vous
et Vous, vous devez aller travailler.
Ne portez pas préjudice à votre pays,
Donnez -vous à fond et vous verrez
comme nous avancerons"
"Publicité" du 7 juillet 1973 de la junte issue du coup d'État du 27 juin

La critique d'une éducation prétendument intellectualiste ne cache pas que, par exemple, l’entreprise papetière UPM promeut une éducation instrumentale pour nos enfants et nos jeunes dans les zones proches de ses usines, afin que ses travailleurs puissent exécuter leurs tâches de manière experte, même s'ils manquent d'expérience de discernement, et que tout effort visant à générer une aptitude critique se dilue.

Le type de formation que le monde des entreprises transnationales exige est celui d'une main d'œuvre à leur service, certes au fait des évolutions technologiques, mais oublieuse de toute réflexion (le monde hyper-technologique de notre époque a déjà ses spécialistes pour cela, comme toute société de maîtres en a toujours eu).

La question posée par les programmes de l'enseignement secondaire est complexe. Parce que les projets humanistes, érudits et intellectuels qui ont caractérisé l'Uruguay libéral, celui de la plus grande partie du XXe siècle, n'ont pas contribué à former des jeunes capables de gérer leur propre avenir et celui de la société dans laquelle ils vivent, de l'intérieur, d'en bas. Parce que, en tant que société périphérique, notre développement s'est fait de l'extérieur et d'en haut.

Néanmoins, l'Uruguay a une histoire relativement riche de philosophie, du moins dans le concert de l'Amérique du Sud et centrale.

Peut-être même cela est-il dû à son origine : un territoire séparé d'un concert politique plus large, qui a été contraint pour des raisons géopolitiques (par les puissants de l'époque et par ses voisins) à être “indépendant” ou ”libre”, ce qui l’a obligé à générer, sinon sa propre histoire, du moins son propre chemin. Peut-être est-ce à cause du poids politique des premiers projets d'indépendance sur ce territoire ; le rêve confédéral d'Artigas, peut-être à cause des nouveaux apports qui sont tombés sur notre terre sans concertation mais avec férocité, et l'ont fécondée, comme, par exemple, les émigrations ou plutôt les refuges politiques des pré-communards parisiens de 1848 et peu après, ceux des communards parisiens de 1871. [1]  Cet apport a façonné l'Uruguay et en particulier la Montevideo du XIXe siècle, “la Nouvelle Troie*”, ce qui s'est traduit culturellement par un phénomène particulier : tout au long du XIXe siècle, il y a eu en Uruguay plus de livres édités en français qu'en espagnol.

C'est avec ce bagage culturel, totalement européaniste bien que ne s'inscrivant pas dans la matrice ibérique qui caractérise tant de nouveaux États dans les Amériques au sud du Rio Bravo, que l'Uruguay entre dans le XXe siècle et que, presque immédiatement, José Batlle y Ordóñez, fils du président Lorenzo Batlle, lance dans ce petit pays une modernisation particulière qui aura pour mot d'ordre une démocratisation unitaire, qu'il qualifiera d'institutionnelle.

Le fondateur d'une des dynasties politiques uruguayennes, pour une raison circonstancielle et fortuite, a réussi à placer le pays sur une voie unique. Une chose qui, compte tenu des origines de l'Uruguay, s'était avérée difficile. Le pays a été divisé, bicéphale, pendant une bonne partie du XIXe siècle - blancs et rouges, gouvernement de la défense et des douanes d'Oribe, unitaires partisans de l’union avec l’Argentine (aporteñados) et pro-Brésiliens (abrasilerados), docteurs contre caudillos - et la mort au combat d'Aparicio Saravia, chef armé de l'armée de miliciens du Parti national, a mis fin à la “Révolution de 1904” [la guerre civile qui opposa les colorados urbains et “modernes”  aux blancos, ruralistes, caudillistes et “traditionalistes”, qualifiés de “révolutionnaires” NdT].

 


Affiches batllistes pour l'enseignement gratuit, le vote des femmes et contre le nazifascisme. Les femmes uruguayens ont été les premières à exercer le droit de vote vote en Amérique latine, en 1927

Avec JByO, un processus de démocratisation et de sécularisation face à l'Église catholique s'est amorcé : divorce par la seule volonté de la femme, abolition des mauvais traitements infligés aux prisonniers, acceptation des revendications syndicales, abolition de la peine de mort, de la tauromachie, des combats de coqs et de nombreuses autres mesures similaires, le tout (ou presque) au cours de la première décennie du XXe siècle.


La droite classique - celle des latifundia, du crucifix et des affaires entre gentlemen - déborde de haine. Elle est contre le communisme qu'elle croit voir dans le batllisme.