Les seules étoiles qui brillent dans le ciel de Gaza sont fabriquées et servent à illuminer le génocide en cours. Omri Boehm, philosophe israélien et allemand enseignant à New York dans l’institution où travailla Hannah Arendt, œuvre à (r)apporter les Lumières dans cette terre sainte devenue terre maudite depuis trop longtemps.
« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » : cette phrase d’Immanuel Kant est gravée sur son mémorial à Kaliningrad, l’ancienne Königsberg où le philosophe des Lumières vécut et mourut.
Omri Boehm nous dit qu’il existe une troisième voie entre le “populisme” [manière se voulant élégante de dire “fascisme”] et la “wokitude”. Contre tous les tribalismes, il prône le retour à un universalisme englobant toute l’espèce humaine.
Aux yeux de l’ambassade israélienne à Berlin, “sous couvert de science, Boehm tente de diluer la mémoire de l’Holocauste avec son discours sur les valeurs universelles, le privant ainsi de sa signification historique et morale”. Notre philosophe a donc été désinvité de la cérémonie de célébration du 80e anniversaire de la libération des camps de Buchenwald et Mittelbau-Dora où il devait faire un discours, ce dimanche 6 avril 2025 à Weimar. “ Grau, teurer Freund, ist alle Theorie, und grün des Lebens goldner Baum ”, dit Mephisto à Faust, dans l’œuvre du plus célèbre weimarien, Goethe : “Grise, mon ami, est toute théorie, Mais vert est l'arbre d'or de la vie”. Nous vous invitons à découvrir Omri Boehm. Puisse-t-il mettre un peu de gris dans votre verdeur, sans que ça tourne au vert de gris.
SOMMAIRE
Unis dans la dissension Festival de Vienne : protestations contre le “Discours à l’Europe ” d’Omri Boehm Gabi Hift, nachtkritik.de, 8/5/2024
L’Europe et ses victimes : au-delà du mythe de la souveraineté nationale Discours à l’Europe Omri Boehm, Vienne, 7/5/2024
“Nous devons protéger les Palestiniens au nom d’un avenir commun” : Omri Boehm, philosophe israélo-allemand Netta Ahituv, Haaretz, 14/12/2024
Je suis bien conscient que le titre de ma conférence
est plutôt sinistre.
Le temps, la mort, l’abstraction.
Mais un regard ironique sur la direction du temps, sur
la recherche d’un accord avec le néant en devenir, me semble de plus en plus
urgent. Il s’agit peut-être d’une urgence personnelle, ou peut-être d’une
urgence philosophique pour quiconque se rend compte de la toxicité de l’atmosphère
physique et psychique dans laquelle nous sommes immergés.
Istubalz
Le temps et le devenir
Le thème sur lequel le Congrès de philosophie
galicienne nous invite à réfléchir est celui du temps, mais je ne prétends pas
en parler de manière exhaustive.
Je ne ferai référence qu’à deux perspectives
philosophiques qui à l’âge moderne ont réfléchi au temps.
La première est la perspective kantienne, qui inaugure
un courant mentaliste
ou innéiste de la
philosophie moderne, faisant du temps une catégorie transcendantale, une
condition préalable à l’activité mentale. Chez Kant, le mot “transcendantal”
indique la primauté de la forme-temps (et de la forme-espace) sur l’expérience.
Le temps kantien est donc pur de toute expérience, car ce n’est que dans le
temps que l’on peut percevoir, expérimenter, connaître.
Cependant, il existe une autre vision du temps qui m’intéresse
plus directement.
C’est celle qui prend forme dans la pensée de Bergson
: l’idée du temps comme durée, comme expérience, comme flux de perception qui
produit, en l’expérimentant, sa dimension temporelle.
Deux visions opposées, si l’on veut, mais aussi
complémentaires : selon la première, le temps est la condition dans laquelle l’expérience
est donnée, pour la seconde, il n’y a de temps que comme temps de l’expérience.
L’étymologie du mot latin ex-periri est
équivoque. Il dérive de ex-perior : j’essaie, je passe à travers. Aller
jusqu’à/à travers : per-ire.
Il y a la mort, dans l’horizon de l’expérience du
temps, et le temps subjectif est marqué par cette conscience de la disparition.
Le temps est l’auto-perception d’un devenir, du
devenir d’un corps dans l’horizon de son devenir néant.
Deleuze et Guattari ont proposé le concept de devenir
comme une métamorphose des êtres vivants : ils ont poarlé de devenir enfant, de
devenir femme, de devenir animal, de devenir autre...
Ils n’ont pas parlé de devenir rien, ce qui me semble
être une perspective non seulement intéressante, mais peut-être même
indispensable.
Le devenir-rien reste impensé dans la culture moderne,
alors qu’il est le processus qui permet le mieux de comprendre le pouvoir de la
conscience : pouvoir de faire naître le monde pour un sujet conscient, et
pouvoir d’anéantir le monde pour un sujet conscient.
Pourtant, ce devenir est ignoré par la pensée et la
pratique dans la sphère de la civilisation occidentale. Pourquoi ?
Essais sur l’histoire de la mort en Occident, de Philippe Ariès, est un
livre sur les raisons pour lesquelles dans la sphère culturelle de l’Occident -
en particulier dans la sphère culturelle blanche protestante, ce devenir ne
peut être pensé : une société qui ne récompense que ceux qui gagnent identifie
la mort à une défaite inadmissible.
Suppression de la mort : la civilisation blanche
occidentale ne peut conceptualiser cet événement car il est incompatible avec
la projection d’un avenir d’expansion illimitée, qui est l’âme de la
colonisation blanche du monde.
Éternité abstraite du capital
Il y a une raison profonde à cet éloignement : le
capitalisme est la tentative la plus réussie de réaliser l’éternité. L’accumulation
du capital est éternelle. La valeur, en tant qu’abstraction du temps de vie,
est éternelle, même si c’est une éternité qui nous coûte la mortification de la
vie réelle.
Par la mortification du temps vécu, nous réalisons l’éternité
du capitalisme.
La phrase de Mark Fisher « il est plus facile d’imaginer
la fin du monde que la fin du capitalisme » semble être un paradoxe. Ce n’est
pas le cas.
Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la
fin du capitalisme parce que la fin du monde est possible, elle est même en
train de se produire. La fin du capitalisme n’est pas possible parce que le
capitalisme est éternel, car il se constitue dans l’espace de l’abstraction, et
l’abstraction est éternelle : elle n’existe pas.
Mais cette non-existence de l’abstraction suppose le
sacrifice de l’existence réelle d’innombrables êtres humains.
Le capitalisme établit une dimension perceptuelle dans
laquelle l’avenir est une expansion illimitée. L’avenir n’a pas de fin, l’expansion
est donc illimitée.
Dans les conditions épidémiques de la modernité, on ne
peut penser à l’avenir sans penser à la croissance, condition du développement
capitaliste.
Le futurisme n’était pas seulement un mouvement
littéraire, mais un caractère profond de la culture capitaliste à toutes les
époques de son développement.
Au début du XXe siècle, le futurisme s’est
imposé comme le mode le plus décisif de perception du temps, au point que l’on
ne peut imaginer un rapport social ou de production sans expansion.
L’avenir doit être expansif, sinon il y a un désordre,
un danger, un malheur dépressif que nous ne pouvons pas tolérer.
Cela me rappelle ce qu’écrit Milan Kundera : « nous
pensons que le passé est fermé, immuable, et que l’avenir peut être choisi,
changé. Mais la vérité est tout autre. Le passé n’existe que dans la mémoire,
et la mémoire, comme une veste de taffetas, change parce qu’avec le passage du
temps, nous changeons de perspective et voyons des aspects que nous n’avions
pas vus auparavant, tandis que nous oublions quelque chose. L’avenir, quant à
lui, nous apparaît comme un inconnu que nous ne pouvons ni prévoir ni changer
par notre volonté ». Pardonnez-moi si la citation de Kundera n’est pas exacte,
mais c’est plus ou moins ce qu’il a dit.
L’avenir du capitalisme est un inconnaissable auquel
nous ne pouvons échapper car le capitalisme fonctionne comme un complexe d’automatismes
par lequel l’abstraction (la valorisation) s’impose sur le concret (le travail
vivant).
L’histoire du capitalisme est une histoire de
croissance car la technologie permet une accélération constante du temps de
travail.
Intensification
C’est dans l’intensification de la productivité du
travail dans l’unité de temps que réside la solution à l’énigme que nous
appelons croissance, développement ou progrès.
Dans cette histoire de l’accélération, qui est l’histoire
du travail et de son abstraction progressive, quelque chose de nouveau s’est
produit au cours des dernières décennies : la numérisation du travail a rendu
possible une intensification fantastique de la production de la plus-value.
De cette intensification, ce qui m’intéresse le plus n’est
pas la dimension économique de l’accélération de la production, mais les effets
psychiques et cognitifs.
Je fais référence à la cellularisation du temps de
vie, à l’effet d’ubiquité de la production, à la disparition ou à la
raréfaction du corps de l’autre dans le processus de communication.
Grâce à la technologie numérique, chaque individu peut
recevoir et envoyer une masse croissante d’informations ; l’information n’est
pas seulement un signe immatériel mais aussi la transmission de stimuli
matériels qui atteignent la matière nerveuse dont est composé le cerveau,
stimulant de plus en plus rapidement l’organisme sensible. Les pathologies telles que les troubles
de l’attention qui caractérisent le comportement cognitif des générations
numériques ne peuvent être comprises sans une réflexion sur l’effet physique ou
plutôt cognitif produit par la stimulation informative.
Nous ne pouvons pas savoir s’il y a un point de
rupture dans cette accélération, mais ce que nous savons, c’est que les
pathologies psychiques se répandent dans la jeune génération. Je crois savoir
qu’il y a deux effets essentiels de la surstimulation. Le premier est un effet
que l’on peut qualifier de panique, un effet d’accélération de la réaction
psychique qui se manifeste par le sentiment de ne pas être à l’heure, d’être
toujours en retard, d’être submergé par une cascade d’événements que l’on ne
peut pas comprendre l’un après l’autre.
Un organisme qui subit cette stimulation panique
pendant une longue période peut à un moment donné s’effondrer et basculer dans
un mode dépressif : c’est la chute de la tension désirante qui suit l’effet de
panique.
Les deux effets sont à considérer - au niveau
collectif - comme des pathologies complémentaires qui s’alimentent l’une l’autre.
Précarité
La précarité du travail est le contexte dans lequel ce
double effet pathogène se manifeste et se nourrit.
Nous savons très bien ce que signifie la précarité sur
le plan du travail et du droit : une rupture dans la relation normative entre l’employeur
et l’employé, une rupture qui oblige le travailleur à vivre toujours dans une
condition de concurrence et de compétition avec d’autres travailleurs. Dans une
condition d’attente permanente
Marx explique que les prolétaires deviennent des ouvriers
lorsqu’ils entrent dans l’usine.
Il y a concurrence entre les prolétaires lorsqu’ils se
présentent devant l’usine, car ils sont en compétition pour y entrer. Lorsqu’ils
entrent dans l’usine, l’amitié, la solidarité de classe, devient possible entre
eux. C’est la transformation des prolétaires en ouvriers. Mais la précarité
générale du travail change la perspective, car chaque jour les prolétaires sont
obligés de se faire concurrence sans possibilité de se transformer en
travailleurs capables de solidarité.
Le concept de précarité ne se limite pas à la
dimension du travail, mais doit être analysé comme un concept
psychopathologique. Lorsque nous parlons de précarité, nous entendons une
condition dans laquelle la relation affective et sociale avec l’autre est
toujours en danger, elle est toujours soumise à redéfinition. La transformation
numérique signifie que le travailleur ne rencontre jamais le corps de l’autre
travailleur alors qu’il collabore avec lui à la production de valeur
(abstraite).
Épuisement
Le défi du capitalisme vise l’éternité par l’abstraction
du travail et par l’accumulation virtuellement infinie de la valeur. Mais à un
certain moment de l’histoire du capitalisme, il se produit un phénomène que je
qualifierais d’épuisement. L’éternité (abstraite) de la production de valeur ne
fait pas disparaître le corps, et le corps (concret) vit dans le temps : il
vieillit, s’épuise, devient néant. Le capitalisme est virtuellement éternel,
mais les corps des travailleurs, de la société vivante, ne sont pas éternels.
Ce sont des corps qui s’épuisent, qui vieillissent, qui meurent.
Cette contradiction est scandaleuse, c’est quelque
chose qui ne peut pas être pensé, à tel point que le penser, le dire à haute
voix, suscite une certaine gêne. Ce scandale de la mort, le développement
capitaliste ne veut pas le reconnaître.
Il existe toute une machinerie économique,
idéologique, publicitaire qui vise à nier l’épuisement, mais l’épuisement
existe, même si nous n’avons pas besoin d’en parler.
Le vieillissement de la population blanche de l’hémisphère
nord a plusieurs visages : c’est d’abord un effet de l’allongement de la durée
de vie, qui est un succès extraordinaire de la médecine et de la science en
général, mais c’est aussi un échec du philosophe, parce que le philosophe n’a
pas su penser le vieillissement dans ses implications sociales, politiques et
éthiques.
D’autre part, le vieillissement du monde est lié à un
autre phénomène, non moins intéressant, appelé dénatalité.
Le sujet est énorme, peut-être le plus grand sujet de
l’époque dans laquelle nous vivons et de l’époque à venir. Les politiciens en
général, les politicien·nes italien·nes par exemple parlent de l’hiver démographique, ils parlent
du danger de la dénatalité. Les femmes ne font pas d’enfants, c’est un danger
pour l’ordre social, que pouvons-nous faire ?
La version officielle est qu’il s’agit essentiellement
d’un problème économique : il n’y a pas de jardins d’enfants, les mères ont
besoin d’argent, les pères ont besoin de congés, etc.
Mais je crois que la dénatalité est un phénomène
beaucoup plus complexe que ce que l’économie peut appréhender.
Premièrement, c’est un effet de la liberté des femmes
; deuxièmement, c’est un effet de la séparation de la sexualité et de la
procréation, rendue possible par les techniques contraceptives et abortives.
Troisièmement, et surtout, il me semble que la dénatalité est aujourd’hui l’effet
d’une prise de conscience généralisée, dans une grande partie du monde, du
caractère terminal de notre époque. Consciemment ou inconsciemment, les femmes
ont décidé qu’il n’était pas bon d’engendrer les victimes de l’inévitable enfer
climatique, les victimes de la guerre nucléaire de plus en plus probable.
En Corée du Sud, le taux de reproduction est tombé à
0,7, ce qui signifie que les Coréens sont voués à disparaître d’ici quelques
générations. Mais le même phénomène se produit dans tout l’hémisphère nord et
tend à se généraliser au cours du siècle. Un effondrement démographique d’une
ampleur exceptionnelle qui, selon certains démographes (voir par exemple Dean
Spears), fera chuter la population au niveau où elle se trouvait à la fin du
XIXe siècle.
Le vieillissement de la population du Nord mondial
produit d’énormes effets psychologiques et socioculturels, qui se manifestent
par ce qui semble être un retour du fascisme, même s’il ne s’agit pas vraiment
d’un retour du fascisme. Il est clair que les partis qui descendent du fascisme
historique gagnent les élections grâce à leur propagande raciste. Mais s’agit-il
vraiment d’un retour du fascisme historique ?
Le fascisme était centré sur la jeunesse, comme le
rappelle l’hymne des fascistes italiens. Le fascisme est essentiellement
futuriste, un phénomène de conquête, d’agression colonialiste, de courage
masculin. Il ne me semble pas que le fascisme d’aujourd’hui soit jeune, ni
courageux, ni conquérant. Les Européens, comme les Nord-Américains, comme les
Russes, craignent ce qu’ils considèrent comme une invasion des pauvres, des
affamés, de ceux qui souffrent le plus de la guerre et des effets du changement
climatique.
En résumé, je dirais que le mouvement réactionnaire
mondial, dont les signes se multiplient depuis une décennie, est un fascisme de
vieux.C’est un fascisme qui craint l’invasion
du Sud, un fascisme à l’envers. Un fascisme de la peur et non du courage
conquérant.
On ne peut expliquer la genèse psychique de ce
mouvement réactionnaire que si l’on comprend que l’identification de l’avenir à
l’expansion est si profondément enracinée que l’on ne peut penser ni à l’épuisement,
ni au vieillissement, ni à la mort.
C’est l’impuissance que la civilisation blanche ne
peut affronter et traiter.
L’impuissance de l’organisme dans le temps : c’est le
cœur de la psychose de masse qui revient encore et toujours dans l’histoire de
l’Occident.
Solitude masculine
Celui qui parle le mieux du fascisme contemporain est
sans doute Michel Houellebecq, qui est un raciste, si l’on veut, un machiste un
peu caricatural, mais qui n’en est pas moins celui qui raconte le mieux, de l’intérieur,
la solitude masculine contemporaine.
L’extension du domaine de la lutte
est un livre qui explique la genèse de l’agressivité
masculine blanche sénescente comme moteur principal du mouvement réactionnaire
mondial. Anéantir parle au contraire du désespoir que produit le
vieillissement de la civilisation blanche.
L’agressivité est inscrite dans le psychisme de la
civilisation blanche, mais le problème est qu’aujourd’hui les énergies s’étiolent
et que l’agressivité nous réussit mal : nous sommes incapables de reconnaître
notre impuissance, tant politique que sexuelle, et nous prétendons réaffirmer
la suprématie blanche par la technologie, l’économie, les armes. La suprématie
blanche arrive maintenant à son moment de déclin, et à ce stade, la démence
sénile semble prendre le dessus. La guerre ukrainienne, une guerre entre Blancs,
risque d’évoluer de façon encore plus dramatique vers une guerre nucléaire. Une
bagarre entre vieillards déments dotés d’armes d’une puissance effrayante
risque de mal se terminer pour tout le monde.
Le vieillissement et la démence sénile sont les
racines profondes de la psychose qui se manifeste sous la forme d’un fascisme
de retour.
Mais une autre racine du fascisme contemporain est le chaos
ou, plutôt, la perception du chaos. Nous parlons de chaos parce que le chaos a
beaucoup à voir avec le temps. En fait, pour comprendre ce que signifie le
chaos, il faut commencer par le temps vécu, le temps mental.
Le chaos n’existe pas en soi. Il n’y a rien dans le
monde qui puisse être défini comme chaos. En fait, il n’est qu’une mesure de la
relation entre la vitesse des processus dans lesquels nous sommes impliqués, la
vitesse de l’infosphère et le rythme du traitement mental, émotionnel et
intellectuel.
Nous parlons d’une relation entre le rythme du
traitement mental et le rythme de la stimulation info-neurale que l’esprit
reçoit.
Pendant des millénaires, l’esprit humain a agi dans un
environnement où l’information voyageait à la vitesse du rapport immédiat, ou à
la vitesse du texte écrit. Une vitesse relativement lente qui s’est accélérée
au cours de la modernité, jusqu’au moment d’une fantastique explosion,
résultant plus ou moins de l’introduction de l’électronique, et de la
numérisation de la sémiose universelle. À partir de ce moment, l’infosphère a
commencé à se multiplier de façon fantastique. Et si je dis qu’elle se
multiplie, c’est qu’elle s’accélère par rapport à l’esprit récepteur.
L’esprit est alors exposé à une masse d’informations
qui ne sont pas de simples signes intangibles, mais des stimuli nerveux que l’esprit
ne peut pas traiter et qui produisent des effets de surcharge, de panique, de
chaos.
Les stimuli provenant de l’infosphère agissent comme
un appel constant à l’attention, comme une mobilisation perpétuelle des
énergies attentionnelles, et cette mobilisation ne laisse aucune place à l’auto-perception,
à l’affectivité ou à la critique.
Que faire dans cette situation ?
Dans des conditions de chaos, la réaction psychique du
sujet peut devenir agressive : le chaos pousse l’organisme au besoin de
violence, au besoin de guerre.
Imprévisible
La fin du temps est impensable, mais la fin du temps
humain ne l’est pas. Le temps humain est quelque chose de concret. L’abstraction
nous survivra probablement, ce qui nous fait une belle jambe.
Mais le temps humain contemple maintenant la
probabilité de sa fin.
Le monde n’est pas une abstraction, c’est le corps
massacré des Palestiniens, le corps massacré de la vie sociale dans les
endroits dévastés par l’effondrement climatique. Ce corps concret ne peut
survivre dans l’accélération chaotique croissante.
Mais pour conclure, je dois dire que le tableau que j’ai
esquissé, le scénario du probable et de l’inévitable que j’ai esquissé, doit
être relativisé.
Parce que l’inévitable ne se produit généralement pas,
l’imprévisible prenant le dessus.
Je ne souhaite pas parler d’espoir, un mot que je ne
prononce pas.
Ce qui m’intéresse, c’est de penser, de parler, d’agir
en fonction de l’imprévisible. Et de l’imprévisible, on ne peut rien dire.
Ce que nous ne pouvons pas dire, nous devons le taire.
Nous pouvons décrire l’inévitable, mais nous ne
pouvons pas savoir quel événement, quelle création, quel algorithme, quelle
forme de vie prend forme comme une possibilité qui échappe à notre
connaissance.
Si nous nous contentons de décrire les conditions
objectives et subjectives du présent, nous nous rendons compte qu’il n’y a
aucun moyen d’échapper à une tendance à l’anéantissement de l’humain. Si je
parle de ce que je sais, je ne vois pas d’issue.
Mais ce que je sais n’est pas tout : je ne connais pas
l’imprévisible. Je ne parle pas de quelque chose de mystique, mais d’une
production mentale, imaginative, esthétique, technique, qui n’appartient pas au
domaine du connu et de l’existant.
Comme d’habitude, c’est l’ignorance (peut-être) qui
nous sauve. C’est le fait de ne pas savoir qui sauve du savoir.
NdT
*Orig. Giovinezza,
titre de l’hymne du parti fasciste.
Un court texte de Paolo
Vernaglione Berardi explique pourquoi l’alliance entre le sionisme d’État et le
fascisme renaissant est en train de détruire l’héritage de la culture juive.
L’auteur est un philosophe et
historien italien, auteur, entre autres,deIl
sovrano l’altro, la storia; Dopo l’umanesimo. Sfera pubblica e natura umana; Filosofia del comune;
Michel Foucault: genealogie del presente; Scritti su Walter Benjamin. Il a fondé en 2016le laboratoire d’archéologie philosophique,
reprenant l’expression par laquelle Giorgio Agamben a désigné le vaste champ de
recherche autour des dispositifs de connaissance et des seuils
économico-théologiques de l’histoire occidentale. Ce laboratoire nomade réalise
des rencontres, des séminaires, des écrits et des textes sur le chemin ouvert
par Michel Foucault avec L’archéologie du savoir et parcouru par Enzo Melandri
(1926-1993), l’un des grands philosophes oubliés de la seconde moitié du XXe
siècle. FB
La
propagande occidentale opiniâtre et totalitaire pour la défense d’Israël ne
parvient pas à dissimuler le saut dans l’inconnu du gouvernement de Netanyahou,
accusé de crimes de guerre, qui, en 7 mois, a détruit la raison historique,
discutable mais vraie, de l’identité juive constituée en État-nation.
La guerre
génocidaire menée par Israël à Gaza a produit la rupture entre le judaïsme et l’État
juif sanctionné en 1917 par la déclaration Balfour. La conséquence tragique de
cette rupture est qu’Israël n’a plus rien à voir avec le judaïsme et la culture
historico-politique millénaire de l’exode qui, dans la modernité, constituait
une alternative à la souveraineté de l’État.
Plus
dramatique encore, la fin de la revendication de liberté d’un peuple dispersé
en exil permanent, qui a pratiqué pendant des siècles le conflit contre “les chefs des nations”, a engendré en quelques années la fin de la
culture messianique qui a nourri une pensée anarchiste et une théorie politique
séculaire de lutte contre le Léviathan.
Dès le début de la Torah, c’est en effet l’histoire d’une population qui reçoit sa constitution avant de « devenir une nation ». Dès l’origine, il s’agit de s’affranchir du sens univoque de la loi dans la pluralité des significations. Les tribus, pas l’État. La maison dans le désert, et non le temple fermé. La loi orale, la Mishna, et non la loi positive ; le Talmud, et non les rituels du sang, du feu et de l’expiation. Le silence et la retraite. Le judaïsme est cette forme de vie.
Le sionisme,
qui se composait de différentes tendances et qui, dans l’idée originale de
Herzl, était le résultat de la libération de Sion, avait pour but une
constitution politique qui n’aboutissait pas à l’État-nation, mais à une terre
sur laquelle une population pouvait habiter. Mais à partir du moment où le
sionisme est devenu une catégorie politique violemment agitée par la droite,
représentée au fil des ans au sein des communautés juives, la confusion entre
antisionisme et antisémitisme est devenue un prétexte à la réaction armée d’Israël
et à la répression des manifestations dans le monde.
Accuser d’antisémitisme
toute protestation, toute prise de position contre la guerre et les massacres
témoigne de la distance abyssale qui sépare Israël du judaïsme prophétique de
la promesse. En effet, ce que la religion d’Abraham désignait comme la primauté
du choix était la justification de la constitution tribale d’un peuple luttant
contre les empires et les formes politiques de domination. Mais à partir du
moment où la politique israélienne a coïncidé avec l’État, l’héritage de la vie
communautaire a disparu.
Les racines
juives de la modernité ne font plus partie de la tradition d’ouverture (les
portes ouvertes de Pessah) dans laquelle, cependant, la coexistence nécessaire
avec le peuple palestinien se poursuit, comme en témoignent la littérature et
le cinéma [israéliens, NdT] les plus conscients, en exil volontaire
depuis des années.
L’histoire
des kibboutzim est révélatrice de ce mouvement. Les pionniers
anarcho-socialistes de la première immigration, racontés par Gershom Scholem et
Gustav Landauer, après avoir formé des associations privées, ont abandonné la
vie collective et ont commencé à défendre par tous les moyens les colonies et
les terres qui leur avaient été vendues par de riches Arabes. Martin Buber a
écrit sur cette mutation, et de ce mouvement émerge la distance entre les
revendications libertaires que des générations de révolutionnaires ont
recueillies et pratiquées, et qu’aujourd’hui peut-être une minorité cultive en
privé, et l’état de guerre permanent entre Cisjordanie et Gaza.
Dans l’accusation
d’antisémitisme se trouve la nouvelle forme de fascisme en vigueur en Occident.
Justifier par cette accusation émanant de « démocrates » la « défense
d’Israël » après le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre est un
signe flagrant qu’il n’y a plus rien de juif dans les démocraties occidentales
et que même la racine juive des lumières libérales a été coupée.
Comme Hannah Arendt, nous n’aimons
pas un peuple, mais nous continuons à aimer nos ami·es.*
*NdT
Extrait
de la réponse d’Hannah Arendt à la critique que Gershom Scholem lui avait
adressé à propos de son livre “Eichmann à Jérusalem”, qui lui reprochait
son absence d’amour du peuple juif (« Ahabath Israel »)
«
Vous avez parfaitement raison : je ne suis pas animée par un tel « amour », et
cela pour deux raisons.
De
ma vie, je n’ai jamais « aimé » aucun peuple, ni aucune collectivité, ni le
peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe
ouvrière, ni quoi que ce soit de semblable. Je reconnais que je n’aime en effet
que mes amis ; et que la seule sorte d’amour que je connaisse et en
laquelle je crois est l’amour pour des personnes. De plus, cet « amour des
Juifs » m’apparaîtrait, à moi qui suis juive, comme assez suspect. Je ne peux m’aimer
moi-même ou aimer quoi que ce soit dont je sache qu’il fait partie de moi. Pour
clarifier ce que j’entends par là, j’évoquerai une conversation que j’ai eue en
Israël avec une personnalité politique de premier plan qui défendait l’absence
de séparation entre la religion et l’État en Israël, une situation qui me
paraît désastreuse. Je ne me souviens plus des mots exacts qu’elle employa,
mais [elle] dit quelque chose comme :
«
Vous comprendrez bien que, en tant que socialiste, je ne crois bien sûr pas en
Dieu ; je crois au peuple juif. »
Je
fus particulièrement choquée par cette affirmation, ce qui m’empêcha d’y
répondre sur le moment. Mais j’aurais pu lui répondre ceci : la grandeur de ce
peuple a été autrefois de croire en Dieu, et de croire en Lui de telle manière
que sa confiance et son amour pour Lui étaient plus grands que sa peur. Et
maintenant ce peuple ne croit plus qu’en lui-même ? Mais qu’est-ce qui pourrait
bien sortir de bon de cela ? Eh bien, je n’« aime » pas les Juifs en ce
sens-là, et je ne « crois » pas non plus en eux ; je suis l’une des leurs,
voilà tout, cela relève de l’évidence, et ne peut prêter à discussion. »
(in Hannah Arendt, film de Margarethe von Trotta,
2012)
Le
gouvernement de Luis Lacalle Pou prend des mesures pour réduire la présence de
la philosophie dans l'enseignement secondaire et pour restreindre l'astronomie,
en en faisant une matière “optionnelle”, diminuant ainsi la contribution
qu'elle peut apporter à la compréhension du monde par les jeunes élèves.
Cette
attaque ou ce mépris de la pensée abstraite se fonde souvent sur l'accent mis
sur des matières utiles et concrètes telles que l'anglais, la technologie,
l'économie et la finance. Pour que les élèves « tirent le meilleur parti
de leur temps d'étude ».
Il
s'agit d'un vieux débat de l'histoire uruguayenne, qui a certainement existé
aux USA, en Europe et dans les pays asiatiques.
Ce “rappel
à l’ordre” et un certain dédain pour les sujets abstraits ou sans rapport avec
les besoins en matière d’emploi ont eu un curieux précédent sous la présidence
du père de l'actuel président, Luis Alberto Lacalle Herrera (1990-1995). Et
l'on peut penser que ce sont les mêmes puissances idéologiques qui veulent voir
la jeune génération intégrée “comme il se doit” dans un monde de plus en plus
high-tech.
Mais
nous nous n’avons pas affaire à des considérations désintéressées, comme le
proclament nos hommes politiques.
"Citoyen, le pays a besoin de Vous et Vous, vous devez aller travailler. Ne portez pas préjudice à votre pays, Donnez -vous à fond et vous verrez comme nous avancerons" "Publicité" du 7 juillet 1973 de la junte issue du coup d'État du 27 juin
La
critique d'une éducation prétendument intellectualiste ne cache pas que, par
exemple, l’entreprise papetière UPM promeut une éducation instrumentale pour
nos enfants et nos jeunes dans les zones proches de ses usines, afin que ses
travailleurs puissent exécuter leurs tâches de manière experte, même s'ils
manquent d'expérience de discernement, et que tout effort visant à générer une
aptitude critique se dilue.
Le
type de formation que le monde des entreprises transnationales exige est celui
d'une main d'œuvre à leur service, certes au fait des évolutions
technologiques, mais oublieuse de toute réflexion (le monde hyper-technologique
de notre époque a déjà ses spécialistes pour cela, comme toute société de
maîtres en a toujours eu).
La
question posée par les programmes de l'enseignement secondaire est complexe.
Parce que les projets humanistes, érudits et intellectuels qui ont caractérisé
l'Uruguay libéral, celui de la plus grande partie du XXe siècle,
n'ont pas contribué à former des jeunes capables de gérer leur propre avenir et
celui de la société dans laquelle ils vivent, de l'intérieur, d'en bas. Parce
que, en tant que société périphérique, notre développement s'est fait de
l'extérieur et d'en haut.
Néanmoins,
l'Uruguay a une histoire relativement riche de philosophie, du moins dans le
concert de l'Amérique du Sud et centrale.
Peut-être
même cela est-il dû à son origine : un territoire séparé d'un concert
politique plus large, qui a été contraint pour des raisons géopolitiques (par
les puissants de l'époque et par ses voisins) à être “indépendant” ou ”libre”,
ce qui l’a obligé à générer, sinon sa propre histoire, du moins son propre
chemin. Peut-être est-ce à cause du poids politique des premiers projets
d'indépendance sur ce territoire ; le rêve confédéral d'Artigas, peut-être à
cause des nouveaux apports qui sont tombés sur notre terre sans concertation
mais avec férocité, et l'ont fécondée, comme, par exemple, les émigrations ou
plutôt les refuges politiques des pré-communards parisiens de 1848 et peu
après, ceux des communards parisiens de 1871. [1]Cet apport a façonné l'Uruguay et en particulier la Montevideo du XIXe
siècle, “la Nouvelle Troie*”, ce qui s'est traduit culturellement par un
phénomène particulier : tout au long du XIXe siècle, il y a eu en
Uruguay plus de livres édités en français qu'en espagnol.
C'est
avec ce bagage culturel, totalement européaniste bien que ne s'inscrivant pas
dans la matrice ibérique qui caractérise tant de nouveaux États dans les
Amériques au sud du Rio Bravo, que l'Uruguay entre dans le XXe siècle et que,
presque immédiatement, José Batlle y Ordóñez,
fils du président Lorenzo Batlle,
lance dans ce petit pays une modernisation particulière qui aura pour mot
d'ordre une démocratisation unitaire, qu'il qualifiera d'institutionnelle.
Le
fondateur d'une des dynasties politiques uruguayennes, pour une raison
circonstancielle et fortuite, a réussi à placer le pays sur une voie unique.
Une chose qui, compte tenu des origines de l'Uruguay, s'était avérée difficile.
Le pays a été divisé, bicéphale, pendant une bonne partie du XIXe
siècle - blancs et rouges, gouvernement de la défense et des douanes d'Oribe, unitaires
partisans de l’union avec l’Argentine (aporteñados) et pro-Brésiliens (abrasilerados),
docteurs contre caudillos - et la mort au combat d'Aparicio Saravia, chef armé
de l'armée de miliciens du Parti national, a mis fin à la “Révolution de 1904”
[la guerre civile qui opposa les colorados urbains et “modernes”aux blancos, ruralistes, caudillistes et
“traditionalistes”, qualifiés de “révolutionnaires” NdT].
Affiches batllistes pour l'enseignement gratuit, le vote des femmes et contre le nazifascisme. Les femmes uruguayens ont été les premières à exercer le droit de vote vote en Amérique latine, en 1927
Avec
JByO, un processus de démocratisation et de sécularisation face à l'Église
catholique s'est amorcé : divorce par la seule volonté de la femme, abolition
des mauvais traitements infligés aux prisonniers, acceptation des
revendications syndicales, abolition de la peine de mort, de la tauromachie,
des combats de coqs et de nombreuses autres mesures similaires, le tout (ou
presque) au cours de la première décennie du XXe siècle.
La
droite classique - celle des latifundia, du crucifix et des affaires entre
gentlemen - déborde de haine. Elle est contre le communisme qu'elle croit voir
dans le batllisme.