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13/06/2023

PAOLO PERSICHETTI
Berlusconi, le 68 patronal et l’hédonisme de possédants

 Paolo Persichetti, l’Unità /Insorgenze, 13/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Qu’est-ce qu’a été le berlusconisme ? Comment a-t-il réussi à imposer son hégémonie ?

Repas de Noël à la Villa San Martino, le manoir du Cavaliere à Arcore, 2011

Depuis son entrée directe en politique en 1994, le dispositif de Berlusconi a agi comme une grande machine de diversion, un puissant aimant capable de capter des passions opposées. Une sorte de sortilège qui a permis au maître de la télévision commerciale de se placer immédiatement au centre de la scène, de perturber les alignements, de rebattre les cartes, de mettre sens dessus-dessous  la table de jeu. C’est peut-être en reconnaissant cette irrésistible capacité d’illusionnisme que l’on peut aussi réussir à expliquer l’essence contradictoire, cette combinaison de contraires qu’est l’antiberlusconisme.

C’est la seule façon de comprendre pourquoi des figures historiques de droite comme Indro Montanelli ou des populistes de droite comme Antonio Di Pietro sont devenus les champions du peuple de gauche, ou pourquoi un dandy réactionnaire comme Marco Travaglio a pu inspirer d’abord les courants justicialistes de gauche, des Girotondi (Chaînes humaines, 2002) au Peuple violet (2009-2013), puis au Mouvement 5 étoiles.

Berlusconi a certainement été en mesure d’intercepter et d’interpréter à sa manière ce nouvel esprit du capitalisme décrit par Luc Boltanski et Ève Chiappello dans un volume publié par Gallimard en 2000 et qui n’est arrivé en Italie qu’en 2014 avec Mimesis (Il nuovo spirito del capitalismo). Version italienne de cette nouvelle éthique de la valorisation du capital qui, selon les deux sociologues, après la phase puritaine originelle et l’ère de la planification et de la rationalité fordiste qui a suivi, a trouvé une nouvelle source d’inspiration et de légitimité dans une partie de la critique du mode de production capitaliste lors de la contestation des années 1970. La critique du taylorisme fordiste, de l’aliénation en série du travail, des relations sociales rigides et hiérarchiques, de la société du spectacle, a été absorbée et métabolisée au point de faire de la créativité et de la flexibilité les traits saillants du nouveau système de l’économie de flux, de la valeur ajoutée, du travail immatériel incarné dans le produit fini. L’inventivité, le plaisir et la folie - toujours selon l’analyse de Boltanski et Chiappello - sont devenus des ingrédients du succès capitaliste bien plus que les valeurs constipées du travail, de la prière et de l’épargne qui ont inspiré l’aube du capitalisme, mais aussi le calvinisme de la valeur-travail dont était imprégné le togliattisme [Palmiro Togliatti, 1893-1963, secrétaire général à vie du Parti communiste italien, NdT].

Si l’imagination n’a jamais accédé au pouvoir, elle a certainement trouvé sa place sur la Market Place., démontrant la capacité dynamique et innovante de l’“entreprenariat déviant”, selon une catégorie forgée par la sociologie criminelle. L’ambivalence du comportement de Berlusconi, à l’intérieur et à l’extérieur de l’ordre établi, a permis de mener des expériences, voire d’explorer des possibilités illégitimes. Une ressource nécessaire pour que l’initiative économique innovante puisse avoir lieu. De cette manière, l’homme d’Arcore a conservé « une légèreté distincte qui a permis à ses entreprises, d’une manière wébérienne, de s’élever au-dessus du bien et du mal », comme l’a écrit Vincenzo Ruggiero dans Crimes de l’imagination. Déviance et littérature, il Saggiatore, Milan 2005.

Le patron de la publicité avec ses télévisions a été le visage italien de cette révolution du capital. Par sa capacité à produire de l’idéologie, il a aussi su synthétiser des intérêts et des pulsions sociales différents, mais unis par une rapacité individualiste hypertrophiée. Vendeur de rêves et d’illusions, dealer de marques, vendeur d’un monde réduit à la domination du logo et de ses imitations. Une fois devenu système-monde, et une fois ocupée la société, il ne manquait à Berlusconi que la politique. Pas de la vraie politique. Il en a toujours fait, comme il s’en est vanté un jour dans une interview. Son réseau d’affaires n’était rien d’autre qu’un parti de type léniniste. Le seul qui reste. Le parti des professionnels de la publicité. Une structure de cadres sélectionnés, enracinés dans le territoire et les districts économiques, avec des relations et des alliances étendues avec les entreprises, les organisations commerciales et les entrepreneurs légaux et illégaux. Un véritable modèle d’organisation bolchevique de la bourgeoisie. Et en effet, à la fin de 1993, en quelques mois, il a réussi à en faire l’épine dorsale de Forza Italia pour lancer l’attaque contre la citadelle de la politique institutionnelle, contre les occupants de la machine d’État. Grâce à une activité de lobbying scientifique et aux protections obtenues de secteurs influents de la politique, plutôt qu’à la capacité de s’imposer sur le marché, il a pu construire sa position dominante dans les années 1980 dans le secteur de la télévision commerciale et de la vente de publicité.

Mais c’est l’effondrement du système politique des partis provoqué par les enquêtes judiciaires [opération Mains propres, NdT] qui a ouvert la voie à son entrée directe dans le monde des palais romains. Alors que des formes opposées de populisme s’affrontaient sur les cendres de la Première République, Berlusconi a réussi à bouleverser la scène politique du pays en déracinant la tradition des partis de masse déjà en crise et en imposant son propre modèle même à ses adversaires. Capable de mélanger des éléments élitistes et plébiscitaires, pré-modernes et hyper-modernes, celui de Berlusconi apparaît comme un modèle de populisme où s’intègrent l’ancien et le nouveau. Soutenu par le retour à l’affirmation d’un leadership charismatique et providentiel, dans lequel le pouvoir patrimonial remplace l’ancienne légitimité paternaliste-patriarcale, le paradigme berlusconien s’accompagne de l’éloge d’un entrepreneuriat généralisé au sein duquel même des formes archaïques et bestiales de taylorisme peuvent coexister. Le rêve et la tromperie de millions de petites entreprises, une nouvelle configuration de la relation de travail qui cache derrière le mythe de l’entrepreneuriat individuel les hiérarchies d’un nouveau modèle d’exploitation. L’illusion d’un accès facile à la classe moyenne et d’un enrichissement personnel modelé sur les valeurs propagées par la télévision commerciale, y compris les ragots, les nouvelles criminelles, les show-girls et les émissions de téléréalité.

Une exaltation rhétorique et rêveuse de l’affirmation individuelle, de la propriété (d’autant plus quand celle-ci est insignifiante et se réduit à une maison ou une voiture achetée en contractant des emprunts bancaires sur plusieurs décennies ou à la conversion de ses économies en obligations et en parts de titres financiers). Une idéologie qui parvient à jongler, avec un admirable tour de passe-passe, entre des thèmes liés à la redécouverte de valeurs morales, comme la patrie, la famille et la prétendue éthique de la vie (hostilité à l’avortement et à l’utilisation des cellules souches), et une sorte d’“hédonisme de possédant” débridé, de “68 des patrons”" (les partouzes bunga bunga).

 « Maladroitement rusé, astucieusement naïf, balourdise sublime, superstition calculée, farce poétique, anachronisme génialement stupide, bouffonnerie de l’histoire mondiale, hiéroglyphes inexplicables », l’apparent manque de substance du personnage Berlusconi s’est en fait révélée être l’une de ses forces : « C’est précisément parce qu’il n’était rien qu’il pouvait tout signifier », comme l’écrivait Marx à propos d’un autre “homme providentiel” » (Louis-Napoléon Bonaparte), et être ainsi réinventé par chaque classe sociale ou chaque individu à son image et ressemblance. Comment cela a-t-il été possible ?

Lorsque la société des travailleurs et des citoyens volontaires est mise hors jeu, a répondu Mario Tronti, « la politique devient le monopole des magistrats, des grands communicateurs, de la finance, des lobbies, des salons. Elle cesse d’être le lieu où les projets de société s’affrontent et se confrontent pour devenir le lieu de l’indifférence, un espace indistinct où l’apparence prime sur le contenu, où l’esthétique s’impose sur la substance ». C’est pourquoi l’antiberlusconisme justicialiste s’est non seulement révélé inefficace, mais il s’est même avéré nuisible en ne se répercutant que comme un reflet subordonné de son ennemi juré, ouvrant la voie au gouvernement de la droite fasciste.

 

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