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24/05/2023

WU MING
Ce n’est pas du “mauvais temps”, c’est une malgouvernance de territoire. Qui est responsable de la catastrophe en Émilie-Romagne ? Les porcs-épics ou les bétonneurs fous ?

Wu Ming, Giap, 17/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Español : No es mal tiempo, sino «mal territorio». Las culpas del desastre en Emilia-Romaña

Ελληνικά: Δεν είναι ο κακός καιρός, είναι τo κακοποιημένο έδαφος. Οι ευθύνες για την καταστροφή στην Emilia-Romagna (Mετάφραση: Καλλιόπη Ράπτη)

Le récit des inondations en Émilie-Romagne est toxique et cache les vraies responsabilités. Des responsabilités qui ne relèvent pas de la “météo”. Ni, d’une manière générale, du “climat”, un terme utilisé par les administrateurs et les journalistes plus ou moins comme synonyme de “poisse”.


Les pluies de ces derniers jours surprennent, elles semblent plus exceptionnelles qu’elles ne le sont en réalité, parce qu’elles surviennent après un hiver et un début de printemps marqués par une sécheresse prolongée et inquiétante. Et en soi, ce ne serait pas du tout du “mauvais temps”, un concept trompeur, dérisoire et dommageable. Comme l’a dit John Ruskin, « le mauvais temps ça n’existe pas, il n’y a que différentes sortes de beau temps ». Ce qui est mauvais, c’est la situation que le temps trouve.

Nous sortons de longs mois de sécheresse : montagnes sans neige, torrents et rivières tragiquement à sec, végétation et faune en grande difficulté, agriculteurs désespérés, perspectives sombres pour l’été à venir (l’été dernier a déjà été très dur)... En théorie, nous devrions accueillir les pluies avec jubilation.

Jubilation modérée, bien sûr : ceux qui connaissent la situation savent que, pour diverses raisons, ces pluies concentrées en quelques jours ne compenseront pas la sécheresse. Cette dernière reviendra nous frapper. Dans le nord de l’Italie - l’arc alpin et la vallée du Pô - les précipitations de 2022 ont été jusqu’à 40 % inférieures aux moyennes des vingt années précédentes. C’est le nouveau climat, et il est là pour durer. Mais ce n’est pas tout : une grande partie de l’eau qui est tombée ces jours-ci ne servira à rien (nous y reviendrons dans un instant).

Malgré tout, à proprement parler, c’est une bonne chose qu’il pleuve enfin. Tout le monde aime que l’eau sorte quand on ouvre le robinet, n’est-ce pas ? D’où vient-elle, cette eau, si ce n’est du ciel ?

La raison pour laquelle la pluie a des conséquences néfastes et parfois mortelles est vite énoncée : elle tombe sur un sol asphalté, cimenté, imperméabilisé, qui ne peut en absorber une seule goutte, de sorte que cette eau non seulement ne régénère pas la vie, non seulement ne recharge pas les nappes phréatiques, mais s’accumule en surface et ruisselle, à grande vitesse, en submergeant ce qu’elle trouve. Elle déborde souvent de cours d’eau dont les berges - et souvent aussi le lit - ont été cimentées, et dont les cours mêmes ont été “rectifiés”. Des cours d’eau autour desquels, sans raison, on a construit et on construit encore.

Émilie-Romagne, territoire malgouverné

L’Émilie-Romagne est une terre de grands travaux d’assèchement, c’est pourquoi, en plus des nombreux fleuves et rivières qui descendent des Alpes et des Apennins, elle possède des milliers et des milliers de kilomètres de canaux de drainage et d’irrigation. Elle possède l’un des systèmes hydrogéologiques les plus artificiels du monde et, par conséquent, malgré une autonarration fanfaronne, bien incarnée par son guvernadåur Bonaccini, sa structure est extrêmement fragile.

Avec ces prémisses, notre territoire devrait être très peu cimenté. Mais non : l’Émilie-Romagne est la troisième région la plus cimentée d’Italie, avec environ 9 % de sols imperméabilisés - contre 7,1 % au niveau national, ce qui est déjà un pourcentage très élevé - et la troisième pour l’augmentation de la consommation de sols en 2021 : plus de 658 hectares supplémentaires couverts, ce qui équivaut à 10,4 % de la consommation de sols au niveau national cette année-là.

En 2017, l’administration Bonaccini a produit une loi définie, dans une parfaite novlangue à la 1984, “contre la consommation des sols”. Une loi faux-cul, arnaqueuse, dont le but réel était de permettre la cimentation, comme l’ont dénoncé en vain de nombreux experts - géographes, urbanistes, architectes, historiens du foncier - et associations environnementales. Voir l’ouvrage collectif Consumo di luogo. Regresso neoliberista nel disegno di legge urbanistica dell’Emilia-Romagna (Pendragon, Bologne 2017, disponible en pdf ici).

Comme on pouvait s’y attendre, même grâce à cette loi, la construction et l’asphaltage se sont poursuivis, dans un véritable délire. Et où a-t-on construit ? C’est ce que rappelle dans Altreconomia Paolo Pileri, professeur de planification territoriale et environnementale à l’école polytechnique de Milan :

« dans les zones protégées (plus de 2,1 hectares en 2020-2021), dans les zones à risque de glissement de terrain (plus de 11,8 hectares en 2020-2021), dans les zones à risque hydraulique où l’Émilie-Romagne peut se vanter d’un véritable record, étant la première région d’Italie pour la cimentation dans les zones inondables : plus de 78,6 hectares dans les zones à risque hydraulique élevé ; plus de 501,9 dans les zones à risque moyen, ce qui représente plus de la moitié de la consommation nationale de sol avec ce degré de risque hydraulique : dingue ».

C’est ce qui se passe dans nos régions, en particulier en Romagne. Il ne s’agit pas d’un “mauvais temps” mais d’une malgouvernance de territoire. Il s’agit de mille et une saloperies qui émergent, les entourloupes d’une gestion idiote et prédatrice, menée depuis des décennies par une classe dirigeante - politique et entrepreneuriale – éperdument amoureuse de l’asphalte et du ciment.

Un trio dynamique : Elly Schlein, secrétaire générale du PD, Bolonaise, Stefano Bonaccini, PD, président (gouverneur) de l’Émilie-Romagne, et Matteo Lepore, PD, maire de Bologne

Love Sory : le PD et le béton

Il s’agit d’un amour toxique, bien pire que celui du film de Caligari. Un amour qui n’est pas près de s’éteindre, car la classe dirigeante susmentionnée réserve à cette région toujours plus d’asphalte, toujours plus de ciment.

Ce qui attend le territoire bolonais - mais Bologne et son agglomération ne sont que l’épicentre, le raz-de-marée d’asphalte atteindra jusqu’à Ferrare et la Romagne - nous l’avons décrit en détail ici. Et il ne s’agit là que de la bétonnisation à grande échelle, avec un impact molaire sur le territoire. Il y a aussi la bétonnisation moléculaire, capillaire, faite de spéculation et d’urbanisation moins visible, qui s’insinue partout et dont personne ou presque ne parle. À Bologne, l’administration Lepore-Clancy [maire et vice-mairesse] poursuit un surdéveloppement violent des dernières parties de la banlieue qui n’ont pas encore été livrées à la construction.

Telle est la réalité des faits que le PD, à l’aide de médias obnubilés et souvent asservis, couvre de greenwashing et de schleinwashing.

Des “lavages” qui vont de pair avec des lavages de conscience par le biais d’un transfert de responsabilité des plus grotesques. Le maire PD de Massa Lombarda a eu son quart d’heure de célébrité nationale en attribuant les inondations aux porcs-épics et à leurs terriers*. Mais si vingt-quatre heures de pluie suffisent à provoquer des morts et des disparitions dans la région de Ravenne, il semble plus probable que les causes soient autres. Comme le rappelle Pileri,

« la province de Ravenne est la deuxième province régionale en termes de consommation de sols en 2020-2021 (plus de 114 hectares, soit 17,3 % de la consommation régionale) avec une consommation par habitant très élevée (2,95 mètres carrés par habitant et par an) ; elle est quatrième en termes de sols imperméables par habitant (488,6 m²/habitant) ».

Si ce ne sont pas les porcs-épics, alors c’est “le climat”

Ensuite, il y a la tendance à hausser les épaules et à dire : « c’est le changement climatique ». Comme pour dire : ce n’est pas de notre faute, que pouvons-nous y faire ?

Sauf que, oui, c’est de “notre” faute, ou plutôt la faute de ceux qui ont porté et portent encore sans esprit critique ce modèle de développement, alors que les effets possibles du réchauffement climatique sont évoqués depuis des décennies

Par ailleurs, il convient de préciser que cette utilisation du climat est une manœuvre de diversion.

Certes, l’alternance de longues périodes de sécheresse et de pluies intenses concentrées sur quelques jours fait partie du changement climatique, mais...

Mais, le fait qu’au printemps, il puisse pleuvoir plusieurs jours d’affilée est également mentionné dans les proverbes. L’un d’entre eux est le suivant : « Aprile, o una goccia o un fontanile  [Avril, soit une goutte, soit une fontaine] ». Que cela puisse arriver surtout après un hiver sec, idem : "Hiver doux, printemps sec ; hiver rude, printemps pluvieux". Et l’on pourrait en citer bien d’autres, dans bien des langues.

La culture européenne nous offre d’innombrables témoignages de longues pluies et d’averses au printemps. L’un des plus grands classiques du cinéma italien, Riz amer, se déroule au printemps - à la saison de la récolte du riz, en fait - et montre une pluie diluvienne qui dure plusieurs jours, battante, interminable.

Si ces pluies ont des effets de plus en plus dévastateurs en un temps de plus en plus court, c’est parce que la terre est de plus en plus défigurée. Et c’est contre ceux qui la défigurent qu’il faut se battre.

“Béton rapide pour l'aéroport de Bologne: photo de pub d’Italcementi, filiale du groupe allemand Heidelberg Cement (devenu Heidelberg Materials), 2ème plus grand groupe cimentier du monde après Lafarge

Post-scriptum

Désormais, dès que les prévisions annoncent de la pluie, les écoles sont fermées, comme cela vient d’être le cas à Bologne. Auparavant, elles ne fermaient qu’en cas de fortes chutes de neige.

À l’heure où nous bouclons cet article, en ce début d’après-midi du 17 mai, nous apprenons que la municipalité de Bologne - une ville où il bruine actuellement et où les transports publics ont continué à fonctionner - a également fermé des bibliothèques, des musées et des centres sportifs. Si vous avez une impression de déjà-vu, c’est parce que, oui, nous l’avons déjà vu.

Ces ordonnances sont justifiées par le fait que lorsqu’il pleut et que la nappe phréatique déborde - au cours du XXe siècle, les administrations bolonaises ont enterré et bétonné tous les canaux et cours d’eau qui traversaient la ville, y compris le torrent Ravone, qui a débordé ces derniers jours - la circulation est immédiatement congestionnée. Un trafic essentiellement privé et automobile, qui est à la fois la conséquence et la cause rétroactive des politiques démentes menées sur le territoire : nouvelle urbanisation, routes de plus en plus nombreuses, demande induite de déplacements en voiture, etc.

La classe dirigeante responsable de ces politiques, face aux désastres qu’elles produisent, a pour seule et automatique réponse l’Urgence. Et peut-être, plus précisément, DAD [enseignement à distance]  à chaque fois qu’il pleut.

L’urgence - comme nous l’avons vu dans les années Covid - sert à ne pas s’attaquer aux causes des problèmes, ni maintenant, parce que les événements sont pressants, ni plus tard, parce que lorsque le danger n’est plus immédiat, on passe à autre chose... jusqu’à la prochaine catastrophe.

À moins que nous ne rompions ce cercle vicieux.

NdT

* « Les techniciens à qui j’ai parlé », a déclaré le maire Daniele Bassi, « pensent que le pertuis par lequel l’eau est arrivée pourrait avoir été créé par les terriers des porcs-épics, qui sont plus larges et plus profonds que ceux creusés par d’autres animaux tels que les ragondins et les renards. On pense souvent aux ragondins, mais les porcs-épics ont également coutume de creuser des terriers sur les berges des égouts, des canaux et des rivières ».[sic, sic et resic]

 

27/09/2022

ANNA SIMONE
Un journal d’erreurs jamais écrit : notes marginales sur l’ascension de Meloni et le déclin du PD

Anna Simone, Dinamopress.it, 26/9/2022 

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un tour de scrutin où, dans la déqualification généralisée de la politique désormais totalement subalterne au marketing de performance et à la technique, deux mots qui auraient pu faire la différence ont été absents : l'Histoire et la Société.

 

« Le fascisme convient aux Italiens parce qu'il est dans leur nature et qu'il renferme leurs aspirations, exalte leurs haines, rassure leur infériorité. Le fascisme est démagogique mais patronal, rhétorique, xénophobe, haineux de culture, méprisant la liberté et la justice, oppresseur des faibles, serviteur des forts, toujours prêt à pointer les autres du doigt comme causes de son impuissance ou de sa défaite (…). Il n'aime pas l’amour, mais la possession. Il n'a pas de sens religieux, mais il voit dans la religion le rempart pour empêcher les autres de s'élever au pouvoir. Il croit intimement en Dieu, mais en tant qu'entité avec laquelle il a établi un concordat, do ut des (donnant-donnant). Il est superstitieux, il veut être libre de faire ce qu'il veut, surtout s'il nuit ou dérange les autres. Le fasciste est prêt à tout pourvu qu'on lui concède qu'il est le patron, le Père. Les mères sont généralement fascistes. »

Dans les années 1960, Ennio Flaiano* décrivait ainsi la personnalité fasciste. Une synthèse parfaite, caustique, lucide et d'une certaine manière sans espoir, encline à dessiner le profil anthropologique de l'Italien moyen lequel, semble-t-il, reste valable même au lendemain de ces élections politiques. Cependant, malgré une anthropologie de base à certains égards incontestable et traçable un peu partout, non seulement dans la droite melonienne (n'oublions pas les résultats obtenus par la Ligue de Salvini au cours des dernières années ou les résultats obtenus par l'action performative orientée vers le succès de Renzi), il serait profondément naïf de s'arrêter à cette description.

En effet, si l’anthropologie du pouvoir masculin incarnée par le virilisme de la Loi du Père (d'où le nom « Frères d’Italie ») et par le pouvoir féminin de la Mère, dans ce cas incarné par la symbolique de l'utérus de la Nation (« Je suis Giorgia ») est importante pour comprendre le résultat obtenu par cette « femme-soldat », comme elle aime à se définir elle-même, nous ne pouvons certainement pas occulter que ce succès est aussi l’effet, sinon le résultat, d'une série de variables et de processus, contingences historico-politiques sur lesquelles, en particulier le Parti Démocrate, n'a pas su écrire son très personnel « journal d'erreurs ».

Si Meloni savait déjà qu'elle allait tripler ses suffrages en refusant de participer au « gouvernement technique » de mémoire draghienne (pour prendre la place de la Ligue), le Parti démocrate, dans son processus d'embourgeoisement progressif sanctionné par son étiquetage hâtif comme « populiste » de toutes les instances issues de la colère populaire et de l'adhésion sans passion aux processus de néolibéralisation de l'État, a su lui offrir la victoire sur un plateau d’argent.

Bien que tout cela se soit consommé dans un été chaud qui a coupé le souffle et la pensée, nous ne pouvons certainement pas accepter que ce résultat ne soit imputable qu'à la volatilité temporelle du présent. Dans cette campagne électorale, en effet, dans la déqualification généralisée de la politique désormais totalement subalterne au marketing de performance et à la technique, deux mots qui auraient pu faire la différence ont été absents : l'Histoire et la Société.

Premier mot absent : l'histoire

Dès le début de la guerre russo-ukrainienne, qui est devenue immédiatement après une guerre entre l'Occident et les puissances euro-asiatiques, on avait déjà compris que de nombreux éléments renvoyaient au début du XXe siècle, mais seulement du point de vue symbolique : une guerre qui aurait généré une deuxième crise économique en affaiblissant davantage le pouvoir d'achat, donc une augmentation de la colère populaire, une pandémie et une désorientation générale qui n'aurait certainement pas pu résoudre la technicité de l'agenda Draghi et de son PNRR [Plan national de relance et de résilience]. Dans les premières décennies du XXe siècle, il y avait eu une guerre, une pandémie de grippe espagnole, quelques années « rugissantes », la crise économique et enfin, comme c’est curieux, l’avènement des fascismes et des national-socialismes presque partout en Europe. Bien sûr, aujourd'hui, le contexte a changé sur le front de la qualité des politiques et l'affrontement ne se consomme pas entre libéraux éclairés et national-socialistes, mais entre néolibéralisation douce et néolibéralisation autoritaire (deux faces d'une même médaille), mais le résultat est pratiquement le même : en Pologne, en Hongrie et maintenant aussi en Italie, nous avons des personnalités « autoritaires », pour être élégants et ne pas exagérer avec le mot « fascistes », au gouvernement.

Le Parti Démocrate a-t-il su lire entre ces lignes de l'Histoire ? A-t-il compris que pour faire la différence, il aurait dû enclencher une coupure par rapport au draghisme et aux politiques de réarmement ? Non et bien sûr les urnes n'ont pas récompensé son arrogance parce qu'on le sait : les originaux sont toujours mieux que les photocopies.

De plus, en regardant les talk shows post-électoraux, il semble aussi qu'ils soient fiers d'être la première force de l'opposition et même la majorité dans la société, calculette en main, comme si Calenda [chef du parti “social-libéral” Azione, NdT] et Renzi étaient assignables à une quelconque forme de gauche et même après avoir refusé de s'allier avec la noblesse restée dans le Mouvement 5 étoiles qui vise en fait à prendre la place des « progressistes », cette fois sans technique et avec un peuple discret de « raisonnables » qui se sentent rassurés par Giuseppe Conte et son agenda social (de nombreux électeurs du PD l'ont préféré). Ainsi, en ce temps rapide et névrotique qui ne dépose rien, mais détruit tout, s'étonner de la victoire de Meloni, c'est un peu comme ne jamais avoir lu même un manuel d'histoire de base pour l’école primaire, ce qui prouve que courir derrière les banques et le capital en participant à des fêtes mondaines et en étiquetant la rage sociale comme « populisme » ne sert qu'à ceux qui font de l'instrumentalisation de la rage sociale l’échelle pour leur ascension très personnelle.

Deuxième mot absent : la société

Il y a quelques années, Alberto de Nicola et moi avons fait des recherches sur les banlieues de Rome et sur les comités de citoyens dans certains quartiers importants de la ville. Le volume s'appelle, ce n'est pas un hasard, le syndrome identitaire. De l'analyse des comités de matrice qualunquiste, donc de droite, il ressortait que la colère populaire s'était stratifiée en premier lieu vers le vote au Mouvement 5 étoiles et immédiatement après l’arrivée au gouvernement de ces derniers, ils se tournaient vers Salvini. Il était donc tout à fait évident que le fameux« flux électoral » irait alors dans la direction de Giorgia Meloni, une fois découverte l’esbrouffe du VRP avec le crucifix au cou (Salvini).

Un phénomène imprévu et saisonnier comme la naissance d'un cèpe dans les Abruzzes ? Non, seulement le résultat et l’effet du journal d’erreurs jamais écrit par le Parti démocrate et, pour tout dire, aussi par d'autres forces politiques de gauche devenues de plus en plus minoritaires.

Toutes ces gauches sans peuple, abandonnant celui-ci à son destin, malgré les données qui nous indiquaient et nous indiquent une augmentation du taux de pauvreté d'envergure considérable, ainsi qu'une augmentation du taux d'inégalités sociales tout aussi impressionnante, se sont de facto dirigées elles-mêmes vers l'impasse du suicide assisté. Les masses aujourd'hui, en plus d'être orphelines de représentation, sont aussi le fruit d'un processus de dépolitisation progressive qui commence par la décomposition du travail, se poursuit avec le système des privatisations, traverse la première crise économique de 2007 et se cogne la tête plus ou moins comme il peut à chaque élection, exactement comme peut le faire un désespéré.

Dans la religion commune qui demande à tous de devenir « entrepreneurs d'eux-mêmes », le Parti démocrate s'est-il jamais demandé ce qui se passe de manière réaliste dans la société et dans les territoires ? A-t-il jamais compris qu'en allant dans cette direction, il embrassait l’idée que la compétitivité se substituait progressivement au bien-être et que l’individualisme prenait la place de la société du XXe siècle marquée par le collecteur des idéologies et par les politiques redistributives ? S’est-il rendu compte que la société existe ? Cette campagne électorale jouée sur les réseaux sociaux, sur les entreprises de marketing politique, sur la mesure des sentiments populaires au moyen d'algorithmes très raffinés dans la canicule estivale a été, pour la soussignée, la plus féroce de tous les temps à observer, précisément parce qu'en cachant et en dissimulant les besoins réels de la société et de sa tenue, elle a laissé le champ libre au retour de l'Histoire, comme dans une sorte de prophétie qui s'auto-réalise, laissant tout le monde stupéfait et impuissant.

Et c'est là, dans ces absences de paroles, de pratiques et de politiques de gauche, que Meloni a pu atteindre ce résultat. Un autre élément très dangereux l'aide également : la « féminité ». En lisant son autobiographie, on comprend parfaitement que pour elle « être femme » signifie activer une relance symbolique de l'utérus de la Nation.

Rien de tout cela n'a à voir avec le féminisme des années soixante-dix et avec une partie du féminisme contemporain. Quoi qu'en disent certaines femmes qui visent à maintenir haut le drapeau du politiquement correct, il n'y a ici que violence et férocité, vengeance, animosité, culture du bouc émissaire. La défendre uniquement parce que femme et « mère » signifie participer à ce terrible jeu collectif selon lequel la politique se fait à partir des identités de genre et non à partir de la qualité des politiques elles-mêmes, à partir du modèle de développement que l'on choisit et à partir de la remise en commun politique et société.  Ingrédients fondateurs également pour les politiques antiracistes et antisexistes.

S'étonner ou ne pas admettre ses erreurs pour ceux qui font de la politique est à son tour une erreur, mais qui sait… C'est peut-être le bon moment pour reconnecter politique et histoire, politique et société, pour repenser le conflit, ainsi que de nouvelles pratiques relationnelles et alliances. D’autre part, à maux extrêmes, remèdes extrêmes. Probablement les places se rempliront pour défendre la 194 [loi dépénalisant l’IVG, NdT], contre la réforme de la Constitution et le présidentialisme, contre les premières coupes à l'école et à l'université, dans un contexte qui aggravera certainement la criminalisation de la dissidence et bien plus encore, comme cela se produit systématiquement en Hongrie et ailleurs. Probablement Meloni sera démystifiée, comme c’est déjà arrivé à Salvini (hurler n'est pas gouverner) parce qu'elle ne sera pas en mesure de répondre aux entreprises et à la colère populaire en même temps et bien plus encore. Tous les scénarios possibles et à écrire, à vivre. Cependant, ce qui apparaît vraiment clair dans cet horizon nébuleux, c'est que notre libération collective et singulière ne viendra certainement pas du PD. En fait, si celui-ci veut devenir adulte, il doit vraiment écrire son journal d'erreurs.

NdT

*Ennio Flaiano (1910-1972) : écrivain, journaliste, dramaturge, co-scénariste de films de Fellini, avait 12 ans quand, en octobre 1922, il se trouva dans le même train que des fascistes se rendant à  la marche sur Rome. Ce qui l’a marqué à vie.