Mark LeVine, Aljazeera,
10/10/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le
colonialisme israélien est bien plus que de la “violence à l’état de nature” et
il faudra donc bien plus qu’une “plus grande violence” pour le vaincre.
Mark LeVine est professeur d’histoire et directeur du programme d’études
mondiales sur le Moyen-Orient à l’université de Californie à Irvine. Son
dernier ouvrage s’intitule We’ll Play till We Die : Journeys Across a Decade
of Revolutionary Music in the Muslim World (University of California
Press). Il est aussi guitariste de rock.
Au lendemain de l’attaque sans
précédent du Hamas contre Israël depuis Gaza, mon fil d’actualité Facebook a
été envahi par des amis partageant des variantes d’une célèbre citation du
philosophe et psychiatre anticolonialiste d’origine martiniquaise Frantz Fanon,
selon laquelle la violence du colonialisme ne peut qu’être, et sera
naturellement, contrée par la violence du colonisé. La citation est tirée de l’ouvrage
Les Damnés de la terre et ne peut être comprise que dans le contexte de
l’argumentation plus complète de Fanon : "Le colonialisme n’est pas une
machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état
de nature, et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence. »
[p. 61]
Emad Hajjaj
Personne ne peut nier le
caractère brillant de Fanon ni sa compréhension pionnière et profonde des
effets psychologiques de la violence coloniale sur le colonisé et le
colonisateur (en tant que psychiatre, il a traité des officiers coloniaux
français et des Algériens et a constaté qu’ils souffraient de troubles psychiatriques
similaires). Mais la seconde partie de l’argumentation de Fanon, la plus
célèbre, n’est pas compréhensible sans la première partie, et la première
partie - en particulier dans le contexte israélien - est de fait profondément
erronée.
Le colonialisme, en particulier
le colonialisme de peuplement - et encore plus particulièrement le colonialisme
de peuplement sioniste - est en grande partie une “machine à penser” dotée d’une
logique et d’une rationalité très puissantes et anciennes qui sont la clé de
son succès. C’est pourquoi il est essentiel, pour ceux qui analysent et
combattent la violence coloniale, de se demander à quoi ressemblerait une “plus
grande violence” et comment elle peut être mesurée, sans parler de sa
réalisation.
Je n’ai encore vu aucun
scénario plausible dans lequel les Palestiniens acquièrent les moyens de
déployer une “violence bien plus grande” à l’égard d’Israël/de l’entité
sioniste pendant un certain temps, quel que soit le rapport de force
géostratégique concevable. Même si l’Iran (la seule puissance qui soutient la
Palestine de manière significative), par exemple, voulait livrer des armes plus
lourdes aux Palestiniens, le contrôle d’Israël sur les points d’accès, ainsi
que celui de l’Égypte et de la Jordanie, l’en empêcherait. La Palestine n’est
pas l’Ukraine, soutenue par de grandes puissances et capable d’utiliser des
corridors terrestres, maritimes et aériens pour obtenir un flux ininterrompu de
livraisons d’armes afin de lutter contre un adversaire beaucoup plus grand et
mieux armé. C’est même tout le contraire.
Plus largement, la Palestine d’aujourd’hui
n’est pas l’Algérie de 1956, qui était la référence la plus importante de
Fanon. Israël n’est pas non plus la France, avec une métropole où les colons
peuvent revenir (à moins que nous ne considérions Tel Aviv comme la métropole).
Il n’y aura pas de guerre d’indépendance de longue haleine aboutissant à ce que
la grande majorité des Juifs quittent à la française une Palestine
reconquise. Mais il existe plusieurs scénarios qui pourraient conduire à un
retour de la Nakba, comme le réclament aujourd’hui de nombreux politiciens
israéliens.
De plus, lorsque Fanon parle de
l’effet “cathartique” et “purificateur” de la violence par/pour le colonisé
dans Peau Noire, Masques Blancs, un autre argument souvent cité, il est
important de rappeler qu’il fait d’abord référence au colonisé qui « adopte
subjectivement une attitude de Blanc » et non à l’utilisation de la
violence pour se purifier de la maladie psychologique du colonialisme en
préparation de la longue lutte pour l’indépendance. Lorsque le moment de la
violence révolutionnaire survient, explique-t-il dans Les Damnés de la terre,
c’est encore au début de la lutte, lorsque le sujet colonisé, dégradé depuis
longtemps, « découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son
cœur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu’une peau de colon ne vaut
pas plus qu’une peau d’indigène. C’est dire que cette découverte introduit une secousse
essentielle dans le monde ». À ce moment-là, « toute l’assurance
nouvelle et révolutionnaire du colonisé en découle. Si, en effet, ma vie a le
même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m’immobilise
plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence.
Pratiquement, je l’emmerde. Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais
déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu’il n’aura bientôt
d’autre issue que la fuite ».
Dans le cas de la Palestine, ce
type de violence s’est produit en 1921, 1929 et surtout en 1936, et non en 1987
ou 2000. Elle s’est appuyée sur l’autoreconnaissance des Palestiniens en tant
que nation indépendante qui a vu le jour au début du 20e siècle, en
même temps que le sionisme.
Je crains qu’en se concentrant
sur la composante psychologique et le pouvoir de la violence, ainsi que sur le
sentiment de liberté et de respect de soi produit par une violence telle que
celle de la dernière attaque de masse, les gens placent les Palestiniens à un
stade de développement national bien plus précoce qu’ils ne le sont aujourd’hui,
ce qui conduit à des stratégies de résistance qui ne correspondent pas à l’état
actuel du développement national ou au moment stratégique et politique. Cela
permet également aux dirigeants israéliens, tels que le ministre de la défense
Yoav Gallant, de déclarer, comme on pouvait s’y attendre, que « nous
combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence », alors qu’Israël
entame ce qu’il faut bien appeler un siège mortel de la bande de Gaza, tandis
qu’une grande partie du monde hoche la tête en semblant le comprendre.
En effet, pendant plus de 50 ans d’occupation et
30 ans d’ “autonomie” palestinienne post-Oslo, plutôt que “ le colonisé [qui]se
guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes”, ce qui s’est produit (comme je l’ai appris lors d’entretiens
avec des thérapeutes dans les rares centres de santé mentale de Gaza depuis la
fin des années 1990 jusqu’aux années 2000), c’est la transmission des
traumatismes, les anciens prisonniers du Fatah torturés par Israël torturant à
leur tour les membres du Hamas en utilisant les mêmes techniques que celles
utilisées par les Israéliens sur eux - souvent en criant sur leurs victimes en
hébreu tout en les torturant dans les mêmes pièces où ils ont été torturés. Le
Hamas a poursuivi ce cycle pendant les deux décennies où il a exercé un
contrôle effectif sur Gaza. Et aujourd’hui, nous le voyons avec des foules qui
acclament les Israéliens kidnappés, battus et assassinés.
Quelle que soit la catharsis
que cela constitue, ce n’est pas celle qui mènera à la victoire sur une société
israélienne qui utilise la violence contre les Palestiniens comme sa propre
catharsis traumatique depuis 75 ans, dans un monde qui a une très grande
tolérance pour les victimes civiles palestiniennes, la plupart des Occidentaux
continuant à soutenir Israël chaque fois qu’il y a un grand nombre de victimes
juives israéliennes.
Enfin, il
convient de noter que Fanon a considéré la présence de la France en Algérie
sous l’angle du colonialisme/impérialisme européen de manière plus générale, en
expliquant : « Très concrètement l’Europe s’est enflée de façon
démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux : Amérique
latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l’Europe
aujourd’hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de
cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et
les produits exotiques. L’Europe est littéralement la création du tiers monde.
Les richesses qui l’étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples
sous-développés ». [Les Damnés de la Terre, p. 99]
Quoi que l’on puisse dire du
colonialisme sioniste/israélien et de l’immense vol des ressources
palestiniennes qu’il a impliqué, son objectif premier a été le vol et la
colonisation de terres afin d’établir sa propre souveraineté sur ce territoire
pour que ses citoyens puissent y vivre. Il est beaucoup plus proche du
colonialisme nord-américain et australien - où les maladies, le nettoyage
ethnique à grande échelle et finalement le génocide ont décimé la population
indigène - que du colonialisme français en Algérie ou même en Afrique du Sud,
où les Africains indigènes constituaient la grande majorité de la population
totale. En effet, à l’instar de ces autres colonies européennes, les Juifs
sionistes se sont dès le départ imaginés comme la population indigène et, dès
le début des années 1970, ils ont tenté de s’identifier directement aux sujets coloniaux de
Fanon ayant besoin d’une violence cathartique pour créer leur (re)nouvelle(s)
nation(s).
Tragiquement, Fanon est mort en
1961, un an avant l’indépendance de l’Algérie. Il n’a pas vécu assez longtemps
pour voir les réalités de la politique postcoloniale en Algérie, ou dans toute
l’Afrique d’ailleurs, où, comme le romancier kenyan et penseur décolonial Ngugi
wa Thiong’o l’a si bien montré, les dirigeants des États nouvellement
indépendants ont presque immédiatement commencé à traiter leurs peuples de la
même manière que leurs anciens colonisateurs (un phénomène également vécu par l’[In]Autorité
palestinienne et le Hamas depuis Oslo).
Il y a quarante ans, lorsqu’il
décrivait cette dynamique de gouvernance postcoloniale dans ses mémoires de
prison révolutionnaires, Wrestling with the Devil : A Prison Memoir,
Thiong’o a utilisé le terme “néocolonial”, non pas pour indiquer la poursuite
du contrôle européen par d’autres moyens, mais plutôt pour décrire la manière
dont les dirigeants anticoloniaux ont adopté (et adapté) les mêmes techniques
brutales et autoritaires que leurs colonisateurs pour asseoir et maintenir leur
pouvoir ; une critique de la “colonialité du pouvoir” qui est aujourd’hui au
cœur de la pensée décoloniale, de plus en plus populaire.
Cette colonialité du pouvoir ne
permettra jamais aux Palestiniens d’accéder à une indépendance réelle, ni par l’intermédiaire
de l’[I]AP néocoloniale, ni avec le Hamas à la tête du pays. Si les
Palestiniens veulent vaincre le colonialisme sioniste, il faudra probablement
une analyse de sa violence et de son pouvoir bien différente de celle proposée
par Fanon il y a trois quarts de siècle, et il faudra probablement un
changement de paradigme dans les concepts fondamentaux de ce que sont une
nation, la liberté et l’indépendance à un moment où le monde entier, et pas
seulement la Palestine/Israël, se dirige vers la conflagration.