Paolo Cacciari, Comune-Info,
6/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Paolo
Cacciari (Venise, 1949), diplômé en architecture, est journaliste et auteur,
mais aussi activiste dans les mouvements sociaux, environnementaux et de
décroissance. Élu député lors de la 15e législature (2006-2008), il
a été, dans les années 2000, administrateur, conseiller et adjoint au maire de
la ville de Venise à plusieurs reprises. Il est cofondateur de l’Association nationale pour la décroissance.
Entre autres publications, il collabore au site web comune-info.net. Il est l’auteur
de nombreux essais sur des sujets liés à l’économie solidaire. Entre autres, Decrescita o barbarie [Décroissance ou barbarie]
(Carta e Intra Moenia, 2006), “Viaggio nell’Italia dei beni comuni [Voyage dans
l’Italie des biens communs] (Marotta & Cafiero, 2012), “Vie di fuga” [Chemins
de fuite] (Marotta & Cafiero, 2014), “101 piccole rivoluzioni” [101 petites
révolutions] (Altreconomia, 2017), rivoluzioni” (Altreconomia, 2017), “Ombre verdi. L’imbroglio del capitalismo
green. Cambiare paradigma dopo la
pandemia”
[Ombres vertes. L’arnaque du capitalisme vert] (Altreconomia, 2020) et -avec d’autres
auteurs- de “L’Economia trasformativa“ (Altreconomia, 2020).
Intervention à la conférence “Au-delà
de la guerre Décroissance et non-violence“ organisée par l’Université de la
Paix des Marches et l’Association pour la Décroissance, qui s’est tenue à l’Université
de Macerata le 22/02/2023.
Jouer avec la mort, par Bernard
Gillam, Puck Magazine1883
Il existe
une branche de l’économie qui étudie l’économie de la paix. Elle trouve ses
racines dans le pacifisme libéral des Lumières, de Montesquieu à Kant, elle
rencontre Jeremy Bentham et Herbert Spencer, elle atterrit chez le prix Nobel
Norman Angell pour renaître après la Seconde Guerre mondiale avec Keynes,
Kenneth Boulding et les Économistes pour la paix et la sécurité, et elle a été
récemment ravivée par le travail de Raul Caruso, Économie
de la paix (il mulino, 2022). Les économistes de la paix étudient les
conditions économiques les plus favorables pour éviter les conflits armés entre
et au sein des États-nations. Leur approche est délibérément “a-morale”, ils ne
font pas appel à la dimension éthique, ils se limitent délibérément à démontrer
que les guerres ne sont pas opportunes d’un point de vue strictement
économique, même pour les supposés vainqueurs. En appliquant les critères d’évaluation
du “coût d’opportunité” de la macroéconomie classique (en utilisant même les
modèles mathématiques les plus sophistiqués), ils montrent que “tout compte
fait”, le simple fait de maintenir un état permanent de dissuasion armée, même
en “temps de paix”, avec la nécessaire modernisation continue de l’appareil
militaire, soustrait de l’argent au développement économique et social. À cela
s’ajoute la destruction nette et directe de ressources matérielles dans les
inévitables conflagrations armées des conflits (perte de capital fixe, humain
et social).
Les
économistes de la paix savent bien que les guerres ne sont pas causées
uniquement par des raisons économiques, par la volonté de s’approprier
violemment les richesses et les ressources d’autrui. Nous savons que les
guerres trouvent leur origine dans les profondeurs obscures de l’âme humaine
et, plus précisément, de l’âme masculine. Le ventre qui engendre les guerres n’est
certainement pas celui d’une femme ; il se trouve dans la volonté de conquérir
et de dominer, dans la pulsion de domination qui conduit à la haine de ceux qui
ne se soumettent pas et va jusqu’à chercher leur mort ; il se cache dans l’hybris,
dans l’avidité, dans le contrôle total qui va jusqu’à supprimer toute vie, Delenda Carthago.
Mais il est certain que dans la politique de guerre entre États, un rôle
fondamental et déclencheur est joué par les intérêts économiques, le désir de
faire prévaloir sa propre position sur les marchés, ses propres “motifs d’échange”
dans les relations commerciales.
Les
économistes de la paix estiment que la démonstration de la non-rentabilité de
la guerre pour le bon fonctionnement de l’économie et le bien-être des peuples
est un argument essentiel, réaliste et fort pour convaincre les gouvernements
et les parlements de ne pas s’engager dans des politiques coûteuses de
réarmement et de militarisation. De bons exemples de cette façon de voir les
choses nous ont été donnés ces derniers jours par Jeffrey D. Sachs (conseiller
du Secrétaire général des Nations unies António Guterres et président du Réseau
des solutions pour le développement durable des Nations unies) qui écrit :
« Le plus grand ennemi du développement économique est la guerre » (What
Ukraine needs to learn from Afghanistan, in Other News 20/02/2023,
en français ici)
et par un groupe d’économistes keynésiens de gauche, dont Emiliano Brancaccio
co-auteur de l’appel The Economic Conditions for Peace (publié par le
Financial Times le 17/02/2023, en français ici)
qui appelle à « créer les conditions économiques d’une pacification du
monde avant que les tensions militaires n’atteignent un point de non-retour ».
Demandons-nous
alors ce qui empêche la réception d’un argumentaire aussi rigoureux, voire
évident, contre les politiques de guerre. Le “complexe militaro-industriel”
(qui effrayait déjà un président usaméricain Dwight Eisenhower au plus fort de
la guerre froide), les stratèges des ministères de la guerre et leurs
porte-parole dans les grands médias tiennent des discours diamétralement
opposés à ceux des économistes de la paix. Selon eux, les dépenses de défense
et de sécurité nationale sont le principal moteur de la croissance économique.
Pour plusieurs raisons. Parce qu’elles protègent l’expansion de la libre
initiative économique contre les ennemis de l’intégration du marché mondial.
Autrement dit, les cuirassés d’hier et les missiles supersoniques d’aujourd’hui
ont pour mission de protéger les intérêts des entreprises - et des États
auxquels elles appartiennent - partout où ils sont menacés. Ensuite, les
dépenses militaires sont utiles parce qu’elles financent l’innovation
technologique la plus avancée, sur laquelle reposent la productivité et la
compétitivité de l’industrie. N’oublions pas non plus la fameuse fonction “anticyclique”
de la guerre : détruire pour reconstruire. Le “capitalisme du désastre” (Naomi
Klein) est un moteur sûr pour déclencher de nouveaux cycles d’accumulation et
de hausse du PIB. Mais il me semble qu’il existe un autre élément qui fait des
politiques de guerre un pilier de l’ordre socio-économique actuel et que l’on
pourrait appeler warfare state [État guerrier, réf. au welfare state,
l’État-providence, NdT]. Les dépenses de l’État en matière de sécurité
intérieure et extérieure (armées, police, agents de sécurité, divers corps de
mercenaires et appareils technologiques de surveillance à distance) fournissent
la main-d’œuvre en “dernier recours” pour le maintien du consensus du système économique
dans son ensemble. Aux USA, la main-d’œuvre des gardiens (travailleurs ayant
des fonctions de contrôle et de surveillance armée) représentait déjà 26,1 % de
l’ensemble de la main-d’œuvre salariée il y a dix ans (dernières données que j’ai
pu trouver), ce qui en faisait le premier secteur économique en termes d’emploi.
Pour se faire une idée de son poids, il suffit de se rappeler qu’au plus fort
de l’effort de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale, les personnes
employées dans la sécurité aux USA dépassaient légèrement les 40 % de la force
active. L’emploi de sécurité enregistre les coûts économiques de la méfiance
dans les relations humaines et n’augmente pas (directement du moins) la
formation de nouveaux capitaux. En bref, il s’agit - comme le disent nos
économistes de la paix - d’une énorme dépense improductive.
Nous sommes
plongés dans une économie de guerre. Notre économie est déjà une économie qui
fonctionne pour et avec la guerre. Les militaires ont gagné la guerre en temps
de paix. Il suffit de regarder les données du SIPRI sur l’évolution des
dépenses militaires directes des États. Après une brève période de déclin de
1989 à 1998, qui a permis de faire quelques économies (“dividendes de la paix”),
après la dissolution du Pacte de Varsovie et l’avancée de la mondialisation,
les dépenses militaires (de 1992 à 2014) ont de nouveau augmenté à des taux
impressionnants : 650 % en Chine, 780 % en Algérie, 430 % au Qatar, 230 % en
Arabie saoudite, 200 % au Brésil, 190 % en Inde. Il y a actuellement 75
missions de maintien de la paix de l’ONU en cours. La guerre en Ukraine accroît
encore la demande d’équipements militaires. Volodymyr Zelensky montre la voie.
Dans les pays membres de l’OTAN, nous dépassons les 2 % du PIB nécessaires pour
faire face aux “champs de bataille du futur” (espace extra-atmosphérique,
biosphère, cyberespace...) avec des armes de plus en plus sophistiquées : armes
autonomes telles que les robots tueurs, les drones, les missiles hypersoniques,
les lasers, les armes nucléaires mobiles ciblées et de faible puissance...
Comme déjà
écrit, leur but n’est pas de “gagner des guerres” où qu’elles éclatent (on
rappelle souvent que l’armée usaméricaine n’a pas gagné de guerre sur le
terrain depuis la Seconde Guerre mondiale), mais d’imposer l’ordre le plus
commode de leur côté (royaume, État, empire) même en temps de paix : la
paix armée. La guerre, avant d’être destruction et mort, est un système
socio-économique fondé sur la menace permanente (Si vis pacem
para bellum), sur la subordination des États et des peuples ennemis,
sur la défiance, la peur et la terreur.
Cependant,
les politiques d’expansion économique fondées sur la guerre comportent des
coûts évidents et des risques effrayants. Le pas entre les menaces et le “cri
de guerre” peut être très court (Richard Cobden, 1817). Les principaux acteurs
de l’expansion économique le reconnaissent encore aujourd’hui. Le Word Economic
Forum, le think tank de milliardaires qui se réunit chaque année à Davos,
produit,comme chaque année, une étude intéressante, le Global Risks
Report 2023, dans laquelle il
recueille les avis des PDG et directeurs généraux des grands conglomérats
industriels et financiers. Ces messieurs se déclarent très préoccupés par la “ragmentation
géopolitique” qui se produit suite à l’entrée en crise de la mondialisation et
à la résurgence du protectionnisme nationaliste. Ils écrivent : « La
guerre économique devient la norme, avec des affrontements croissants entre les
puissances mondiales et l’intervention des États sur les marchés au cours des
deux prochaines années. Les politiques économiques seront utilisées de manière
défensive, pour renforcer l’autonomie et la souveraineté des puissances
rivales, mais elles seront aussi de plus en plus utilisées de manière offensive
pour limiter la montée en puissance des autre ». Il poursuit: « L’augmentation
récente des dépenses militaires et la prolifération des nouvelles technologies
accessibles à un plus grand nombre d’acteurs conduiront à une course mondiale
aux armements. Le paysage mondial des risques à long terme pourrait impliquer
des conflits multi-domaines et des guerres asymétriques avec le déploiement
ciblé d’armes de nouvelle technologie à une échelle potentiellement plus
destructrice que celle observée au cours des dernières décennies. Les
mécanismes transnationaux de contrôle des armements doivent donc s’adapter
rapidement à ce nouvel environnement de sécurité afin de renforcer les coûts
moraux, politiques et de réputation pouvant dissuader d’une escalade
accidentelle ou intentionnelle ».
S’il est
vrai que la fragmentation et la renationalisation des économies augmentent les
risques de conflit entre des États déterminés à conserver leurs zones d’influence,
il est également vrai que même la mondialisation néolibérale des marchés n’a
pas fait ses preuves en matière de pacification du monde. L’optimisme des
économistes libéraux pacifistes repose sur une foi inébranlable dans le libre
marché. Leur thèse de longue date est que “l’esprit du commerce” et le désir
des masses populaires d’accroître leur bien-être matériel sont le meilleur
antidote à la dissipation des ressources économiques pour soutenir les dépenses
militaires et les guerres. D’où l’idée qu’une augmentation des échanges
économiques internationaux et une plus grande interdépendance dans la
production de biens de consommation entraîneraient moins de conflits armés et
forcerait les États à mettre de côté leurs objectifs hégémoniques pour
privilégier la création d’accords et d’institutions visant à réglementer les
marchés et le commerce. L’idée de Keynes d’un système de gouvernance mondiale
impartiale de l’économie qui, par le biais d’instruments financiers, serait en
mesure de “compenser” et de “niveler” équitablement les déséquilibres entre les
différentes zones géographiques de la planète a lamentablement échoué en raison
des politiques économiques mises en œuvre par les institutions transnationales
qui auraient dû prévenir et résoudre les différends entre les États et les
différentes régions du monde. Pensons à la Banque mondiale, au FMI, au GATT, à
l’OMC et aux résultats de leurs actions : concentration maximale du
commandement économique autour de quelques conglomérats industriels et
financiers transnationaux, d’une part, et inégalités croissantes entre les
populations, les classes sociales, les hommes et les femmes, d’autre part.
En
conclusion, les relations pacifiques stables nécessitent des conditions
économiques équilibrées. Des relations pacifiques stables nécessitent des
conditions économiques équilibrées, favorables à tous. Jusqu’à présent, ni les
modèles de libéralisation des marchés à l’échelle de la planète, ni les modèles
protectionnistes mis en place par les États n’ont réussi à réduire les conflits
armés. Il y a probablement un “bug” dans le système économique, un défaut d’origine
qui rend cette économie structurellement inadaptée à la paix. Je ne voudrais
pas répéter pour la énième fois le cri de douleur du pape Bergoglio : « Cette
économie tue ». Mais il est le seul chef d’État (bien que fondé sur un ordre
monarchique et patriarcal) à avoir clairement mis le doigt sur le problème. Le
conflit d’intérêts est la caractéristique structurelle de l’économie de marché
capitaliste. Celle-ci repose sur la rivalité entre les entreprises pour s’approprier
les moyens de production au prix le plus bas possible (énergie, matières
premières, main-d’œuvre, technologie) et se disputer les débouchés de leurs
produits. La compétition économique façonne et conditionne également les
comportements humains individuels et interpersonnels. Le moteur de cette
économie est la cupidité (profit, accumulation, rentes) et le résultat ne peut
être que l’hostilité et l’antagonisme entre les personnes, entre les
communautés, entre les États. La racine de la guerre - si l’on voulait vraiment
la déraciner - se trouve dans la violence structurelle sur laquelle reposent
les modes de production, de distribution et de reproduction qui triomphent
aujourd’hui sous toutes les latitudes. Un système mortifère et biocide. Parce
qu’il génère des guerres, colonise et militarise les esprits, coupe toute
relation avec l’autre différent de soi, détruit la biosphère, réduit les
espaces de vie de toutes les espèces vivantes.
Pour “répudier” la guerre, il faut inventer et
pratiquer une économie de paix. Une économie désarmée, “sans guerre”, tout d’abord.
Jusqu’à présent, l’économie de guerre a été le bras armé de l’économie de
marché. Les économistes de la paix, dans leur optimisme, nous disent au
contraire qu’il serait possible de repenser l’économie en enlevant le fusil de
l’épaule du marché. Nous aimerions espérer que cela soit vrai, mais nous ne
voyons pas le bout du tunnel.
Désarmons le monde !