Roberto Pizarro Hofer, Politika, 8/12/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La liste des
criminels honteux - hommes de main, sbires et tueurs à gages des USA - est
aussi longue qu'un jour sans pain. La triste histoire de notre continent
rappelle douloureusement Batista, Somoza, Trujillo, Pinochet, Banzer, Castillo
Armas, Duvalier, Rojas Pinilla et bien d'autres. Tous - comme Franklin
Roosevelt ou Harry Truman l'aurait dit avec une élégance incomparable - étaient
des “fils de pute, mais ce sont NOS fils de pute”. L'involution de certaines
révolutions est encore plus incompréhensible. Le paysage latino-américain
d'aujourd'hui, du Pérou au Nicaragua, en passant par l'Amérique du Sud et
l'Amérique centrale, montre une dangereuse instabilité alimentée par les
intérêts de l'Empire.-Luis Casado
Les Ortega
Le 4 novembre
1967, Daniel Ortega échappe à une fusillade dans une maison du quartier
Monseñor Lezcano de Managua, après une poursuite acharnée de la garde policière
du dictateur Somoza. Il sera sauvé par Oscar René Vargas, un des premiers
militants du Front sandiniste (FSLN).
Il y a quelques
jours, Oscar René a été capturé par la garde policière d'Ortega et envoyé en
prison. Il rejoint le grand groupe des sandinistes historiques persécutés par
le régime. Ortega, devenu dictateur, a non seulement emprisonné l'éminent
sociologue nicaraguayen, mais aussi l'ancien vice-ministre des Affaires
étrangères, Hugo Tinoco, et les commandants Dora María Téllez et Hugo Torres
(qui est mort en prison) ; il a également contraint à l'exil les éminents
écrivains Sergio Ramírez et Gioconda Veliz, le commandant de la révolution Luis
Carrión, les frères Mejía Godoy et l'ancien directeur du journal Barricada,
Carlos Fernando Chamorro. En outre, d'éminentes personnalités politiques
démocratiques qui ont tenté de défier le dictateur sur le plan électoral se
trouvent également dans les prisons nicaraguayennes.
Les crimes
reprochés à Vargas, comme dans plusieurs autres cas, sont d'un arbitraire
inconcevable : atteinte à l'intégrité nationale, propagation de fausses
nouvelles et provocation à la rébellion.
Le résultat de
la révolution nicaraguayenne est triste. De la dynastie de la famille Somoza,
une nouvelle dynastie a émergé, la dynastie Ortega-Murillo. Ortega, avec sa
femme, a trahi ses camarades de lutte, utilisé le pouvoir pour enrichir sa famille
et renoncé au projet populaire et démocratique initié par l'acte héroïque de
Sandino et soutenu avec tant d'enthousiasme par notre poétesse chilienne
Gabriela Mistral.
La révolution
populaire sandiniste, qui a pris le pouvoir en juillet 1979, a non seulement ouvert
une voie d'espoir pour le Nicaragua, mais est également devenue un point de
référence pour la lutte en Amérique latine, une région écrasée dans ces
années-là par des dictatures militaires oppressantes. Et il en a été ainsi dans
les premières années, même lorsque Ortega a perdu les élections en 1990 et a
cédé démocratiquement le pouvoir à Violeta Chamorro.
Cependant, la
passion irrépressible du pouvoir a fait d'Ortega un dictateur. Après avoir été
élu président à la fin de 2006, il a déployé une stratégie machiavélique pour
contrôler toutes les institutions de l'État. À cette fin, il a conclu un pacte
avec le parti libéral somoziste, dirigé par Arnoldo Alemán, les milieux
d'affaires, l'Église catholique et le gouvernement usaméricain.
Cette alliance
sans précédent lui donne la force d'expulser les partis d'opposition de
l'Assemblée nationale, de prendre le contrôle du pouvoir judiciaire et de
contrôler les autorités électorales. Ortega-Murillo ont accumulé un pouvoir
total sur les institutions de l'État, plaçant leurs amis et leurs flagorneurs
aux postes clés, éliminant ainsi la transparence dans la gestion de l'État.
C'est notamment ce qui a permis une réforme constitutionnelle assurant la
réélection perpétuelle d'Ortega. Le Nicaragua est aujourd'hui un régime
totalitaire.
Dans ces
conditions, il était inévitable que l'insurrection, qui a explosé en 2018, voie
le jour. L'étincelle qui a mis leu feu à la prairie a été une réforme qui a
augmenté les cotisations de sécurité sociale des travailleurs et des employeurs
et, dans le même temps, réduit les retraites.
Pendant de
nombreuses années, l'Institut nicaraguayen de sécurité sociale (INSS) a mal
géré ses investissements et accumulé un important déficit financier.
Aujourd'hui, les coûts de cette mauvaise gestion sont répercutés sur les
retraités. Le Fonds monétaire international (FMI), un ami proche du
gouvernement nicaraguayen, a exigé l'arrêt immédiat du déficit. Et la réforme a
été mise en œuvre dans le style autoritaire habituel du gouvernement.
Ce n'était que
le déclencheur de la crise. Parce que ce qui était présent dans la société
était l'indignation accumulée face aux abus, à la corruption et à l'arbitraire
d'Ortega-Murillo. Ainsi, la plainte contre la concentration du pouvoir entre
les mains du couple, ainsi que la délégation dynastique de postes et
d'entreprises à leurs enfants, est devenue insupportable pour le peuple
nicaraguayen.
Une décennie
d'autoritarisme, avec des griefs intolérables, a eu raison des citoyens,
déclenchant un soulèvement populaire comparable aux héroïques luttes de rue
contre le somozisme.
Un mois de
manifestations a fait plus de 300 morts, ainsi que des milliers de blessés, de
disparus et de torturés. La répression par la police et les bandes
d'autodéfense était la réponse du régime aux demandes des citoyens contre
l'arbitraire, le vol et la corruption.
Des demandes
ont commencé à être faites pour des enquêtes indépendantes sur la répression,
pour que le gouvernement rende des comptes et pour que les responsables des meurtres
soient jugés. S'y ajoutent des demandes de démocratisation du pays, de départ
d'Ortega et d'élections anticipées. La réponse du régime a été une répression
accrue des leaders sociaux, des sandinistes historiques et des politiciens
démocratiques. Aujourd'hui, on estime à 219 le nombre de prisonniers politiques
au Nicaragua.
Comment
expliquer l'insurrection surprenante et massive de divers secteurs de la
société dans un pays qui semblait progresser pacifiquement ? L'économie a connu
une croissance annuelle moyenne de plus de 4 % entre 2007 et 2017, la pauvreté
est en baisse et il n'y a pas de gangs de jeunes. Le FMI a applaudi Ortega
parce qu'il s'occupait des finances budgétaires et que le gouvernement avait
fait des hommes d'affaires son principal allié. Une alliance curieuse qui a
favorisé les investissements et facilité les affaires.
D'autre part,
le gouvernement avait le soutien de l'Église, une alliance facilitée par la
législation anti-avortement sévère du gouvernement. Le soutien de l'Église était
privilégié par rapport au droit des femmes à la santé et à la liberté.
Et, soit dit en
passant, la realpolitik du gouvernement usaméricain a fait d'Ortega son
principal allié en Amérique centrale, en échange de quoi le Nicaragua facilite
les investissements des entreprises usaméricaines, bloque les immigrants à ses
frontières et collabore au trafic de drogue.
Les drapeaux
rouge et noir, démocratiques, révolutionnaires et progressistes du FSLN des
années 1980 avaient été abaissés. Des principaux dirigeants du FSLN, les neuf comandantes
et Sergio Ramírez, seul Bayardo Arce se tient aux côtés d'Ortega, bien qu'il
soit plus intéressé par ses affaires personnelles.
Rosario Murillo,
la femme d’Ortega, a qualifié les contestataires de 2018 de « ... des
petites âmes toxiques, pleines de haine, des vampires assoiffés de sang, des
groupes minuscules », tandis qu'Ortega a parlé de « gangs qui
s'entretuent ». La maladresse de ces propos a servi à multiplier la colère
des citoyens.
Après les
manifestations citoyennes, l'élite économique a réalisé que le gouvernement ne
garantissait plus la sécurité économique de ses investissements et que le
monopole politique des institutions étatiques n'apportait pas non plus la
stabilité au pays. Le secteur privé est arrivé à la conclusion que le
partenariat de dix ans avec le gouvernement avait fait son temps.
D'autre part,
l'Église, alliée au gouvernement sur les questions de valeurs, s'est
radicalement distancée du gouvernement et est devenue un point de référence
fondamental pour la sécurité et la crédibilité des citoyens. Enfin, le
gouvernement usaméricain n'a pas pu résister à la pression internationale en
faveur des droits humains contre Ortega et a été contraint d'exprimer son rejet
des mesures répressives du régime.
Cependant, avec
la crise sanitaire du Covid-19, les protestations ont faibli, ce qui a permis
au régime Ortega-Murillo d'avoir une certaine tranquillité d'esprit. Le
gouvernement a saisi l'occasion pour faire passer une législation visant à
contrôler la dissidence et à réprimer tout espace de dissidence, afin de
s'assurer une victoire confortable dans les urnes. Il a également fait adopter
une réforme constitutionnelle visant à permettre la réélection du président
lors des élections du 7 novembre 2021.
Dans ces
conditions, la coalition d'opposition, née dans le sillage de la crise de 2018
et qui réunissait étudiants, paysans, féministes, retraités, indigènes,
catholiques, sandinistes historiques, antisandinistes et écologistes, a fini
par se disloquer. En réalité, il s'agissait d'une opposition avec un nombre
excessif de sensibilités idéologiques et d'intérêts sectoriels qui ne
convergeaient que dans leur rejet du régime. Lorsque les mobilisations ont
disparu, des leaders politiques d'opposition épars ont émergé, sans base
sociale importante, que le régime a emprisonnés en profitant de la législation
répressive, ce qui a ouvert la voie à une victoire électorale sans concurrence.
Les élections
de novembre 2021 ont servi à consolider le régime totalitaire. En effet, celui-ci
a abordé les élections avec des dés pipés, après avoir survécu à l'assaut de
l'opposition lors de la rébellion de 2018. En effet, en contrôlant le Conseil
suprême électoral, il a pu opposer son veto et annuler les candidats et les
organisations politiques opposés à la réélection d'Ortega.
Les deux
principales organisations qui ont émergé dans le sillage de l'épidémie -
Alianza Cívica (AC) et Unidad Nacional Azul y Blanco (UNAB) - n'ont ensuite pas
été en mesure de transformer l'énergie de la rue en pouvoir pour négocier des
réformes clés, ni de devenir un véhicule électoral ou une force politique. Cela
révèle l'incapacité de l'opposition à formuler une proposition commune, en plus
d’avoir eu le tort de faire appel à l'antisandinisme.
En effet,
au-delà d'Ortega, le sandinisme est une culture nationale, qui comprend des
militants historiques aujourd'hui ennemis du dictateur. « ... Il est
difficile de réunir un discours majoritaire si l'identité sandiniste, qui est
de loin la plus répandue dans le pays, est criminalisée (et non intégrée). De
plus, le discours furieux antisandiniste profite à Ortega car, en le
positionnant comme l'unique référent du sandinisme, il favorise sa
consolidation au sein du parti, au lieu de le diviser ». D'autre part,
l'opposition s'est montrée excessivement dépendante de la communauté
internationale, ce qui a permis au régime de faire plus facilement appel à
l'argument du « coup d'État soft » et au nationalisme
anti-impérialiste (S. Puig et M. Jarquín, El Precio de la Perpetuación de
Daniel Ortega, Nueva Sociedad, juin 2021).
Les
perspectives de démocratie au Nicaragua ne sont pas encourageantes. Avec une
opposition faible et fragmentée, la famille Ortega-Murillo a consolidé un
pouvoir politique absolu dans le pays. Pour l'instant, Ortega est en train de
gagner ; mais, comme l'a dit à juste titre José Saramago, « la victoire a
quelque chose de négatif ; elle n'est jamais définitive ».