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04/04/2024

SERGIO FERRARI
Italie : Politique-spectacle et montée de l’extrême-droite
Entretien avec Michel Sodano à Agrigente

Sergio Ferrari, 25/3/2024
Traduit par Rosemarie Fournier
Original:Italia : Política-espectáculo y la ultraderecha en ascenso-Entrevista a Michele Sodano en Agrigento
Português Italiano

L'apparente stabilité de l'Italie institutionnelle cache aujourd'hui une réalité sociale complexe. Sa narration politique est également contestée. À seulement 28 ans, Michele Sodano fut élu en 2018 député national de la région d'Agrigente, en Sicile. À l'époque, il appartenait au Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 Stelle, ou M5S). Dans ces années-là, cette organisation était un phénomène national particulier, en raison de son pouvoir de convocation et de la diversité de ses positions internes. M. Sodano a terminé son mandat en octobre 2022, mais plus en tant que représentant du M5S. En raison de divergences avec la direction, il fut exclu de son parti en février 2021, en même temps qu'une vingtaine de ses collègues parlementaires. Malgré son jeune âge, M. Sodano a accumulé un vaste curriculum professionnel. Diplômé en économie de l'université de Milan et en administration de l'université de Copenhague, il a travaillé pour le Programme des Nations unies pour le développement et dans diverses entreprises privées. Il dirige actuellement Immagina, une organisation/espace de travail collectif et un lieu de référence pour les rencontres de solidarité, situé dans le centre d'Agrigente. Interview.


Q : Entre 2018 et 2022, vous avez été député national, que retenez-vous de cette expérience ?

MS : C'était très riche, pas du tout négatif. Cela m'a permis de mieux comprendre l'essence de beaucoup de choses. En particulier, l'énorme vide de la politique institutionnelle et traditionnelle. J'ai l'impression - et ce que je dis est peut-être provocateur - que la différence aujourd'hui en Italie entre la droite et la gauche est fondamentalement une différence de narration, et non de contenu essentiel. Une narration que beaucoup de gens regardent comme s'il s'agissait d'un épisode de Big Brother ou d'une émission de Netflix. Cela a été particulièrement évident après les années du gouvernement Berlusconi, qui a fait de la politique un spectacle. Cela a conduit beaucoup de personnes à ne pas comprendre que la politique en général - et le Parlement en particulier - n'ont pratiquement aucun pouvoir réel aujourd'hui en Italie, aucune capacité à les représenter.

Q : C'est une affirmation très forte. Alors qui a le pouvoir en Italie aujourd'hui ?

MS : La grande finance, comme dans toute l'Europe, où règne ce capitalisme néolibéral dominant. L'Italie n'a pas de défenses immunitaires contre ce système. Elle a une tradition et une histoire extraordinaires qui permettent encore aux gens de penser qu'ils vivent dans un bon pays. Mais en réalité, ici, les multinationales et le capital financier peuvent faire ce qu'ils veulent et gouverner à leur guise. Je l'ai découvert lorsque j'étais député. La différence entre Giorgia Meloni aujourd'hui et le Parti démocrate (ex-Parti communiste) ou le Mouvement 5 étoiles hier, n'est que narrative. En réalité, ce que Madame Meloni met en œuvre aujourd'hui, en 18 mois de mandat, c'est ce que le gouvernement de coalition de Giuseppe Conte puis celui de Mario Draghi ont fait dans la période précédente. Ce sont eux qui ont ouvert les portes à toutes les grandes privatisations et celles-ci continuent, comme dans le secteur de la santé.

Cependant, le projet stratégique de Giorgia Meloni est une synthèse des propositions des trois principaux secteurs qui composent son gouvernement. Son parti, Fratelli d'Italia, cherche des réformes pour remplacer la démocratie représentative par un système présidentiel fort. La Lega de Matteo Salvini propose un modèle d'autonomie régionale, pour continuer à favoriser le nord au détriment du reste de l'Italie. Forza Italia, le parti mafieux créé par Berlusconi, milite pour une réforme de la justice afin d'instaurer une impunité totale dans le pays. Il n'est pas dit que cette proposition stratégique sera mise en œuvre, mais ils essaient…

Le drame d'un discours imposé

Q : Dans ce contexte, n'est-il pas vraiment inquiétant que l'Italie soit aujourd'hui gouvernée par une dirigeante qui puise ses origines dans le militantisme néo-fasciste ?

MS : Bien sûr que c'est dramatique, parce que Madame Meloni et la droite avancent des propositions idéologiques très négatives pour le développement de la conscience humaine. Parce que leur xénophobie, leur peur de l'autre, leur rage contre ceux qui sont différents d'un point de vue idéologique, tout cela crée d'énormes dégâts et est très dangereux.

Q : Pensez-vous que ces impulsions, ces messages et ces concepts sont irréversibles ?

MS : Je ne peux pas évaluer le niveau de réversibilité ou d'irréversibilité des arguments avancés par l'extrême droite. L'histoire est faite de thèses, antithèses et synthèses. Je ne peux pas dire si l'antithèse de tous ces abominables contenus idéologiques sera atteinte. Ce que je constate, c'est un démantèlement accéléré de tout ce qui est culturel, au sens large du terme. Aujourd'hui, je perçois que beaucoup de gens ont peur des immigré·es et reprennent sans arguments le message des "immigrés ou réfugiés qui ne viennent que pour voler et profiter". Il existe sans doute encore un secteur conscient et solidaire dans la société italienne, mais il est réduit. Il existe aussi un groupe majoritaire parmi les secteurs populaires. Ceux-ci ont peur et souffrent chaque jour davantage de la crise économique. Face au risque de finir affamés, beaucoup d'Italien·nes du peuple deviennent conservateurs et adoptent sans critique les arguments xénophobes.

Q : Avez-vous eu peur lorsque le parti de Madame Meloni, Fratelli d'Italia, a gagné en 2022 ?

MS : Ce n'était pas de la peur mais de l'inquiétude. Et plus encore, un sentiment très étrange : si Madame Meloni est là, c'est parce que le camp progressiste italien a déroulé le tapis rouge.

Q : Pour bien comprendre, je vous demande à nouveau : selon vous, le gouvernement actuel promeut plutôt un changement d'idéologie et de récit politique plutôt qu'un changement profond de programme ?

MS : Je pense que c'est le cas même s’il a une vision stratégique dangereuse. Par exemple, il a trouvé des arguments et des mesures pour s'opposer aux raves (nombreuses et clandestines, NDLR) pour interdire la viande synthétique ou encore pour imposer des amendes pour l'utilisation de mots anglais. Il entraîne l'opinion publique et le débat citoyen autour de ces questions non essentielles.

Cependant, dans le même temps, il annule les dettes historiques des grandes entreprises et permet aux multinationales de faire ce qu'elles veulent. Il annule le Reddito di cittadinanza [Revenu de citoyenneté], cette subvention très importante de 700 euros pour chaque famille en-dessous du seuil de pauvreté, l'une de nos grandes réalisations lorsque notre Mouvement 5 étoiles était au gouvernement. C'est terrible, parce qu'avec leurs mécanismes médiatiques, Madame Meloni et les siens imposent comme vérité absolue que cette subvention était injuste et que “les gens doivent travailler”. Comme si le problème n'était pas la pauvreté systémique d'une grande partie de la population, mais le refus de travailler. Ils investissent tout et profitent de la pauvreté et du désespoir des gens. C'est pourquoi j'insiste pour parler du grand problème du récit politique des groupes dominants.

Q : Le récit de la droite et le démantèlement des conquêtes sociales...

MS : Sans aucun doute. Lorsqu'en 2018, notre mouvement a acquis l’ampleur qui lui a permis d’arriver au gouvernement, nous avons eu le sentiment que la justice avait triomphé. J'ai été élu député avec le soutien de plus de 50 % des électrices et électeurs de ma ville. Beaucoup d'Italien·nes ont vécu tout cela comme une révolution extraordinaire. Nous avons pu légiférer sur des avancées impressionnantes, comme la subvention pour les plus démuni·es, ou l'obligation de contrats de travail fixes et sûrs après deux ans de travail dans la même entreprise. Nous avons réussi à abolir la publicité pour les jeux d'argent dans un pays où ces jeux augmentaient sans cesse en raison du désespoir économique de nombreuses personnes. Mais rapidement, les concessions à la droite et à l'extrême droite ont commencé et nous avons perdu chaque jour un peu plus de terrain.

 

 

La chute d'une grande illusion

Q : Cela a-t-il provoqué une crise interne au sein du Mouvement 5 étoiles ?

MS : C'est exact. Un groupe d'entre nous qui, en tant que députés européens, ne soutenait pas la nomination de Mario Draghi au poste de premier ministre en 2021, a été exclu du Mouvement et a formé un groupe parlementaire indépendant. Draghi, selon nous, représentait l'élite européenne néolibérale et mondialiste. Il a été directeur exécutif de la Banque mondiale puis, pendant huit ans, président de la Banque centrale européenne. L'extrême droite et la droite, ainsi que le parti démocrate et le M5S, se sont à nouveau rangés derrière lui. Sa nomination était quelque chose que notre décence politique ne pouvait plus accepter.


Q : Lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, votre groupe de membres expulsés du M5S s'est distancié de tout soutien militaire à l'Ukraine et à ce conflit en général...

MS : En effet. Cette guerre sape tout rôle stratégique que l'Europe entend jouer. En tant que continent, nous ne sommes que des vendeurs d'armes alors que nous aurions dû faire entendre une voix forte et alternative en faveur de la paix. Et attention, je pense qu'il aurait fallu encourager une distance saine avec Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine. J'ai le sentiment qu'aujourd'hui l'Europe, en tant que concept d'un projet original dans la construction d'un continent égalitaire et juste, est très affaiblie.


Q : Enfin, votre organisation IMMAGINA vient d'ouvrir ses portes pour présenter Grand Hotel Coronda, un livre écrit par les prisonniers politiques de la prison argentine de Coronda pendant la dictature militaire. Et dans la même salle se tiennent les réunions régulières des différents groupes et forces qui prônent la paix en Palestine...

MS : Pour nous, IMMAGINA est un espace ouvert, en construction, humain et profondément solidaire. L'objectif principal que nous poursuivons est de donner un petit sens d'éternité à ce moment que nous vivons ici et maintenant. Il ne s'agit pas d'un projet achevé ou fermé. Les portes de nos locaux sont ouvertes à tous. Nous avons l'intention, en particulier ceux d'entre nous qui font partie d'IMMAGINA, de nous réapproprier la vie. Et cela implique deux concepts principaux : faire communauté et contribuer au bonheur collectif. Dans notre pratique collective, nous cherchons à promouvoir des activités et des propositions au niveau micro sans oublier le niveau macro de notre ville et de notre région. Avec beaucoup d'humilité et pas à pas, sans désespoir.

 

La solidarité internationale continue de mobiliser des groupes de solidarité active. Peinture murale de Rosk & Loste, quartier de La Kalsa, Palerme. Photo Sergio Ferrari.

Dans ce contexte, la solidarité est pour nous un concept fondamental. Combattre tout ce qui appauvrit aujourd'hui notre société planétaire : les frontières, les guerres qui profitent à quelques multinationales, les polarisations entre les régions et les États. Nous sommes tous des êtres humains issus d'une seule et même planète. Nous devons nous préserver les uns les autres, ne pas nous battre les uns contre les autres, et prendre soin de notre planète ensemble.