Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 29/12/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Depuis le début de la guerre, la
famille Hajar n’a plus le droit d’accéder à son usine d’aluminium en
Cisjordanie. Lorsque deux des fils ont tenté de se faufiler à travers la
barrière de sécurité, les soldats ont abattu l’aîné.
Le
frère de Selim, Seif (à droite), et son oncle, Raad.
Barta’a est un village divisé -
plus ou moins. Sa partie orientale, palestinienne, a longtemps été située en
Cisjordanie, tandis que sa partie occidentale se trouvait en Israël. Toutefois,
lorsque la barrière de sécurité a été érigée il y a une vingtaine d’années,
tout le village a été laissé à l’ouest de celle-ci, comme s’il avait été annexé
à Israël. Ainsi, aujourd’hui, les Palestiniens de Cisjordanie qui souhaitent
visiter ne serait-ce que la partie orientale de Barta’a ont besoin d’un permis
d’entrée spécial. En outre, les Palestiniens de Cisjordanie qui possèdent une
entreprise à Barta’a mais n’y résident pas ont besoin d’un permis d’entrée pour
accéder à leur propriété dans la partie palestinienne.
La vie sous l’occupation est
remplie d’autres absurdités kafkaïennes, avec lesquelles les habitants ont
appris à vivre, jusqu’à ce que la guerre à Gaza éclate et bouleverse la situation
en Cisjordanie également. Les propriétaires d’entreprises et les travailleurs
sont désormais empêchés de se rendre sur leur lieu de travail dans la ville
palestinienne de Barta’a. Pourquoi ? À cause de la guerre. Ainsi, il ne suffit
pas que 150 000 Palestiniens soient empêchés depuis plus de deux mois de se
rendre à leur travail en Israël - certains ne peuvent même pas se rendre à leur
travail dans les territoires palestiniens.
Que peut faire quelqu’un dans cette
situation ? Essayer de se faufiler. Que font les Forces de défense israéliennes
? Elles vous abattent. Des Palestiniens désespérés qui tentent de se rendre à
leur travail dans un village palestinien sont abattus. Le désespoir est
omniprésent.
La famille Hajar vit dans une
maison spacieuse à Shuweika, un village palestinien situé au nord de Toulkarem
et devenu une banlieue de cette ville. Le père de famille, Nasser, 54 ans, a
deux filles et deux fils. Il possède une usine d’aluminium à Barta’a, non loin
de là. Lui et ses fils - Selim, un ingénieur automobile de 27 ans, et Seif, 19
ans, qui étudie l’ingénierie automobile à Kadoorie, un collège technique de Toulkarem
- avaient l’habitude de se rendre tous les matins en voiture à leur usine, qui
fabrique des produits tels que des cadres de fenêtres, des stores et des
portes, pour des clients en Israël.
Haut du formulaire
Bas du formulaire
Nasser et ses deux fils ont un
permis d’entrée permanent en Israël, et leur entreprise reposait sur des bases
solides. Le frère aîné de Nasser, Raad, possède un garage à Barta’a ; lui aussi
travaille principalement avec des clients israéliens. Cette semaine, le
téléphone de Raad n’a pas cessé de sonner ; toutes les conversations se
déroulaient en hébreu et portaient sur l’achat et la vente de voitures, ainsi
que sur des devis pour des travaux de réparation. Les membres de ce foyer
travaillent en hébreu.
« Nous avons vécu parmi vous »,
nous a dit Nasser lundi dernier lorsque nous lui avons rendu visite chez lui en
compagnie d’Abdulkarim Sadi, chercheur de terrain pour l’organisation
israélienne de défense des droits humains B’Tselem.
La route vers Shuweika passe par le
camp de réfugiés de Nur Shams, que les FDI ont à nouveau attaqué la semaine
dernière, ajoutant de nouvelles destructions aux anciennes. On a parfois l’impression
que les soldats de Cisjordanie sont jaloux de leurs copains de la
bande de Gaza - qui peuvent
tuer et détruire à leur guise - et qu’ils essaient de prendre des mesures
semblables à celles d’un temps de guerre ici aussi. La route principale menant
à Toulkarem, en face de l’entrée de Nur Shams, a été sérieusement endommagée
par les opérations de l’armée, si bien que la circulation se fait de manière
léthargique, les conducteurs contournant les nids-de-poule. Lorsqu’il pleut, ceux-ci
se remplissent d’eau et de boue et la route devient presque impraticable. Mais
pourquoi l’armée israélienne s’en soucierait-elle ? Les colons n’empruntent pas
cette route.
Jusqu’à ce que la guerre éclate,
les Hajar allaient travailler à leur usine et en revenaient tous les soirs. Ils
devaient laisser leur voiture au poste de contrôle de Reihan et continuer jusqu’à
Barta’a dans un taxi collectif ; ils n’étaient pas autorisés à utiliser leur
propre véhicule pour se rendre à leur usine. Ils ont suivi la même procédure le
samedi 7 octobre. « Au début, nous ne savions pas qui était contre qui ici »,
raconte Nasser. Ils sont rentrés chez eux le soir même et ont fait profil bas
pendant un certain temps. Le mardi, ils ont repris le chemin du travail en
empruntant le point de passage de Reihan à 7 h. À 7 h 15, celui-ci a été fermé
- pour une durée indéterminée. Les trois hommes ont réussi à rentrer chez eux
ce soir-là, mais n’ont pas pu se rendre à leur usine depuis lors.
Ils ont pourtant essayé : deux ou
trois fois par semaine, ils se sont rendus à Reihan et ont introduit leurs
cartes d’identité magnétiques dans le scanner afin de passer comme d’habitude,
mais elles ont été rejetées. Personne n’entre dans la partie palestinienne de
Barta’a ces jours-ci. Après tout, il y a la guerre à Gaza. La dernière fois qu’ils
ont essayé, c’était le 12 décembre, et la carte a de nouveau été rejetée. Ils
se sont renseignés à plusieurs reprises, mais l’administration palestinienne
chargée de la coordination et de la liaison leur a simplement répondu que
personne ne savait avec certitude quand la route et le point de contrôle
seraient rouverts.
Selim
Hajar
Pendant ce temps, dans l’usine
déserte des Hajar, les matières premières restent inutilisées et les commandes
et autres documents administratifs s’accumulent. Il y a une grosse commande de
Pardes Hanna (Karkour), une autre d’une école du centre d’Israël, etc. La
pression des clients et des entrepreneurs s’accentue. La famille, qui n’avait
jamais eu de problèmes avec les autorités israéliennes auparavant, était
complètement désemparée. Il y a deux semaines, Selim et Seif ont persuadé leur
père qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’essayer de passer clandestinement
du côté israélien avec l’aide de l’un des contrebandiers locaux.
Leur plan était de se rendre à
Barta’a et d’y rester jusqu’à la fin de la guerre afin de remettre sur pied
leur entreprise qui s’effondrait. Ils ont préparé des sacs à dos avec des
vêtements et d’autres articles pour un long séjour. Les fois précédentes,
Nasser avait opposé son veto à l’idée, mais cette fois-ci, il s’est rendu
compte que la guerre et la fermeture allaient s’éterniser et qu’il fallait bien
que quelqu’un aille travailler.
Les passeurs palestiniens prélèvent
300 shekels (environ 80 €) pour l’entrée de chaque personne en Israël, via des
brèches dans la barrière de séparation, et pour le transport jusqu’à Barta’a. L’argent
est réparti entre les chauffeurs de chaque côté de la barrière et, selon les
Hajar, également entre les Israéliens impliqués dans cette industrie du trafic
d’êtres humains. Selon eux, des milliers de travailleurs ont utilisé ces
services depuis le début de la guerre. Nasser affirme que de grands gangs sont
impliqués, et peut-être même des soldats, mais Haaretz n’a trouvé aucune
confirmation de cette information. L’unité du porte-parole des FDI a déclaré : 3Aucun
incident n’a été signalé au cours duquel des combattants auraient aidé des
éléments non autorisés à franchir la clôture de la ligne de démarcation ».
Le samedi 16 décembre, les deux
frères ont pris leurs bagages et sont partis dans la voiture du passeur qui les
avait pris à leur domicile. Quarante-six travailleurs ont tenté d’entrer en
Israël ce jour-là, à raison de quatre par voiture, dans un convoi. Les brèches
dans la barrière de sécurité étaient situées entre deux portes qui ferment des
champs de culture, l’une à Atil, l’autre à Deir al-Ghusun. Les FDI y
construisent un mur en béton pour remplacer la barrière, mais il n’est pas
encore achevé.
Arrivés près de la barrière, Selim
et Seif, qui se trouvaient dans la deuxième voiture du convoi, en sont sortis
et ont couru à travers le trou de la barrière, se retrouvant dans l’oliveraie
du côté israélien, en face de la communauté arabe de Zemer. La plupart des
candidats à l’infiltration se sont également cachés dans les arbres, en
attendant de faire la deuxième partie du voyage : des chauffeurs israéliens
assurent le transport jusqu’à Barta’a. Les deux frères se précipitent vers la
voiture qui est venue les chercher.
Ils n’avaient parcouru que quelques
mètres lorsque, soudain, une jeep de l’armée a surgi de nulle part et leur a
barré la route. Les frères sont immédiatement sortis de la voiture et ont couru
pour sauver leur vie, mais les soldats à bord du véhicule ont ouvert le feu sur
eux. Selim et Seif courent dans deux directions différentes. Seif s’est abrité
derrière un rocher et s’est couvert de feuilles sèches et de brindilles. Il a
entendu d’autres coups de feu.
Selim a été touché par une seule
balle à la tête.
Seif avait peur de sortir de sa
cachette - il est resté là pendant près de quatre heures, ne bougeant presque
pas, craignant d’être attrapé ou tué. Au début, il ne savait pas que Selim
avait été abattu, mais depuis sa cachette, il a vu des soldats déshabiller un
homme blessé. Une ambulance israélienne du Magen David Adom est arrivée au bout
d’une heure environ, se souvient Seif, et a évacué le blessé (vers l’hôpital
Beilinson de Petah Tikva, comme il l’a appris plus tard).
Seif a pensé que leur chauffeur
avait peut-être été blessé. Ce n’est qu’après que l’ambulance et les soldats
ont quitté les lieux que Seif a remarqué les vêtements et les chaussures du
blessé qui gisaient sur la route, à une vingtaine de mètres de là. Ils
appartenaient à Selim. Seif n’avait aucune idée de l’état de santé de son
frère, ni même s’il était en vie. Il a fini par se rendre à Zemer, puis au
poste de contrôle de Reihan, avant de rentrer chez lui. Il ne savait toujours
pas ce qui était arrivé à Selim.
Nasser
Hajar dans le village de Shuweika cette semaine, avec un poster de son fils
Selim, tué par des soldats. « Que vous ne voyiez jamais rien de tel dans
votre vie », dit le père endeuillé avec amertume.
Alors qu’il se cachait encore, vers
10 h 45, Seif a envoyé un SMS à son père et lui a demandé de veiller à charger
son téléphone portable afin qu’il puisse l’appeler. Il a prévenu Nasser de ne
pas l’appeler parce qu’il avait peur de parler à voix haute. Nasser avait un
mauvais pressentiment ; il n’avait aucune idée de ce qui se passait avec ses
fils. Il a essayé, en vain, d’appeler Selim pour lui demander s’ils avaient
traversé la frontière sans encombre et s’ils avaient atteint l’usine.
Vers midi, quelqu’un répond enfin
au téléphone de Selim et parle en arabe. Il a dit à Nasser qu’il s’appelait
Amir et que Selim avait été hospitalisé dans un état grave à l’hôpital
Beilinson. Il a refusé de donner plus de détails et a raccroché. Nasser a
commencé à appeler toutes les personnes qu’il connaissait en Israël, y compris
un ami à Zichron Yaakov, des membres de la grande famille Hajar à Acre, Taibeh
et Fureidis, ainsi qu’un beau-frère à Rahat.
Il appelle également Beilinson,
mais ne parvient pas à obtenir d’informations sur son fils. Finalement, il
joint un médecin arabe de l’hôpital et lui demande de lui confirmer que Selim a
été admis comme patient et qu’il est dans un état grave, afin que lui, Nasser,
puisse obtenir un permis d’entrée en Israël pour voir son fils avant qu’il ne
soit trop tard.
Nasser a également appelé l’administration
civile, où quelqu’un lui a dit, après quelques heures éprouvantes, que pendant
la guerre, il lui serait impossible d’entrer en Israël pour voir son fils
blessé. Entre-temps, Raad, le frère de Nasser, a appris par ses propres
contacts que son neveu était dans un état critique, mais il n’a pas transmis
cette nouvelle à son frère. Peu après, Raad apprend que Selim a succombé à ses
blessures. Il demande au beau-frère de Rahat de se rendre à Beilinson et de
photographier le corps, afin qu’ils sachent avec certitude quel sort a été
réservé à leur proche. Le beau-frère s’est rendu à l’hôpital, mais il a été
refoulé.
« Que vous ne voyiez jamais
rien de tel dans votre vie », dit Nasser avec amertume.
Lundi, la famille a entrepris des
démarches pour récupérer le corps de Selim. Dans un premier temps, l’unité de
coordination et de liaison a promis qu’il serait rendu rapidement. « Votre
fils est mort par erreur », a-t-on dit à Nasser. Mais le ton a changé
lorsqu’il est apparu qu’un soldat avait trébuché et s’était apparemment cassé
la jambe en poursuivant les infiltrés. On leur a alors annoncé, pour une raison
inconnue ou aléatoire, qu’il faudrait attendre un mois ou un mois et demi avant
que le corps du jeune homme ne soit rendu.
La famille est effondrée. Elle
attend désespérément le corps de Selim, qui, d’après ce que l’on sait, n’a fait
de mal à personne et voulait seulement se rendre à son lieu de travail dans l’usine
familiale.
L’unité du porte-parole des FDI a
déclaré cette semaine, en réponse à une question de Haaretz : 3Les
observateurs ont identifié des dizaines d’infiltrés qui ont franchi la barrière
près du village de Deir al-Ghusun, sur le territoire de la brigade Menashe, le
16 décembre 2023. Une unité des FDI arrivée sur le site a lancé une poursuite
des suspects, à l’issue de laquelle tous les suspects ont été appréhendés.
« Ensuite, des recherches ont
été menées dans la zone, au cours desquelles l’un des suspects, blessé à la
tête, a été localisé. La force a administré les premiers soins sur le terrain,
après quoi l’infiltré a été évacué vers un hôpital. Son décès a été signalé par
la suite. Les circonstances de l’incident sont en cours d’éclaircissement. Le
corps de l’infiltré est détenu par les FDI conformément aux procédures
habituelles, dans l’attente d’une décision des responsables politiques ».