Antonio Mazzeo, 2021
Traduit
par Rosa Llorens, Tlaxcala
Publié dans : Osservatorio sulla Repressione (éd.), Umanità a perdere. Sindemia e resistenze. MoMo Edizioni, Roma, 2021.
Médecins et infirmières militaires dans les couloirs des hôpitaux où se multiplient les lits de fortune des malades de Covid-19 ; vaccins contre la grippe stockés dans une des plus grandes bases de l’Armée de l’Air et escortés sur les routes de l’Italie par les camionnettes militaires ; tests, vaccinations et dépistages de masse effectués dans les villages de tentes des forces armées, dressés près des postes des agences sanitaires locales ; troupes armées surveillant frontières, rues, places publiques, gares, aéroports et ports pour imposer les couvre-feux ou réduire les déplacements ; commandos militaires armés de matraques pour empêcher les rassemblements de parents et écoliers à l’entrée des écoles et maternelles. Et les tragiques images vidéo des cercueils des victimes de la pandémie à Bergame, entassés dans les camions militaires.
La réponse institutionnelle au coronavirus a privilégié l’état de guerre, ses langages, ses métaphores, ses symboles. Nous sommes en guerre ! Ce sera une guerre totale contre le virus, l’ennemi invisible ! Tests et vaccins, nos armes pour combattre ! Les hôpitaux comme des tranchées ! Médecins et soldats, nos héros ! Et les bulletins quotidiens avec les morts, les hospitalisés, et les cas désespérés, région par région, ville après ville. Zones rouges, oranges et jaunes telles les champs d’une bataille qui mute et évolue à la même vitesse que les mutations et évolutions de l’ennemi. L’urgence sanitaire, dramatique, réelle, représentée et manipulée comme une crise guerrière globale et totale pour assurer centralisation et autoritarisme dans les décisions, militarisation du territoire et de la sphère sociale, politique et économique, contrôles répressifs et limitations progressives et étouffantes des libertés individuelles et collectives. « Traiter une maladie comme si c’était une guerre nous rend obéissants, dociles, et fait de nous, potentiellement, des victimes désignées ; les malades deviennent les inévitables pertes civiles d’un conflit, ils perdent leurs droits de citoyens et se trouvent déshumanisés », remarque le journaliste Daniele Cassandro (1).
Les lois d’urgence et les limitations des libertés constitutionnelles adoptées « contre » la pandémie ont permis une accélération du processus de militarisation et sécurisation de la société et de l’économie qui n’aurait pas été possible en temps de « normalité ». La création narrative du statut d’urgence et l’utilisation des langages de « guerre » ont en même temps permis de déclencher une attaque mortelle contre les formes de plus en plus réduites de participation et de lutte démocratiques et contre les espaces de rassemblement politique et social. Le choix de la militarisation d’une partie conséquente des interventions sanitaires pour affronter la pandémie de Covid-19 a permis, au lieu de suivre la voie de la participation démocratique, de la décentralisation et du renforcement des centres locaux de proximité territoriale pour la santé et la prévention, d’affirmer publiquement le rôle « indispensable » et « irremplaçable » des forces armées dans la gestion des urgences.
La proclamation de l’état de guerre contre le Covid-19 a non seulement permis aux forces armées d’étendre leur contrôle sur la santé publique et d’autres fonctions « civiles » importantes mais a surtout renforcé et légitimé leur image de fidèles défenseurs de l’ordre public, de la paix sociale et des institutions. L’analyste militaire Gianandrea Gaiani, ex-conseiller pour la politique de sécurité du Ministère de l’Intérieur, a exprimé quelques-unes des raisons qui poussent les centres de pouvoir à confier aux forces armées la gestion de la pandémie. « Les appareils de sécurité prévoient depuis longtemps que la crise économique générée par l’urgence sanitaire entraînera le risque de graves désordres sinon de véritables révoltes », écrit Gaiani. « L’Italie non plus n’est pas exempte de risques de ce genre, compte-tenu de l’échec des initiatives de lutte : nous avons de fait enregistré le record mondial de morts par rapport au nombre d’habitants, mais en même temps nous avons aussi subi le record mondial d’effondrement du PIB ». La montée en flèche du chômage et la crise économique explosive ne pourront qu’étendre le malaise social, la pauvreté et la méfiance croissante à l’égard des institutions. » Dans un avenir à court terme – ajoute l’analyste – tous les éléments cités pourraient causer des désordres sur une large échelle dans de nombreuses zones urbaines européennes, renforçant en outre la nécessité de disposer de forces militaires capables d’appuyer efficacement celles de la police ». (2)
Ainsi – grâce à une savante propagande médiatique bien ciblée – s’est trouvé consolidé un modèle culturel totalement opposé à ce qui s’est produit il y a 40 ans lors du tremblement de terre dans l’Irpinia. A l’époque, l’associationnisme de base, le volontariat et les forces vives sociales et politiques du pays eurent la capacité et la lucidité de dénoncer la totale inefficacité des forces armées dans les interventions de secours d’après le séisme et dans les phases successives de reconstruction. Les événements de l’Irpinia furent l’occasion de lancer une analyse collective sur la nécessité de proposer des scénarios complètement différents pour la gestion des urgences naturelles – environnementales et sanitaires – de démilitarisation des crises, misant sur une protection civile, démocratique, populaire, participative et décentralisée. Aujourd’hui, on dirait que des milliers d’années sont passés depuis cette importante phase de débat politique : le désaccord vis-à-vis de la militarisation de la pandémie est absolument minoritaire, de même que se sont en outre affaiblis les anti-corps sociaux contre le virus du militarisme et de l’autoritarisme régnants. Et, paradoxalement, aujourd’hui, ce sont justement les forces armées qui s’interrogent et qui promeuvent une réflexion sur communication et information en temps de pandémie et sur la façon dont les modalités de gestion de la crise et sa narration médiatique peuvent « influer sur la perception des messages par l’opinion publique » (3). D’influer sur les perceptions de l’opinion publique à manipuler les informations et la vérité (y compris celles sur les origines et la diffusion de la pandémie et sur les responsabilités de la communauté scientifique et de chaque gouvernement), il n’y a qu’un pas. « L’état de guerre légitime la limitation des informations, car la première victime de la guerre est toujours la vérité », écrit l’éducateur non-violent Pasquale Pugliese. « La tentation des gouvernements de protéger les citoyens en leur cachant des nouvelles désagréables ou alarmantes est favorisée par le recours à la logique de guerre ; le droit à l’information et à la transparence devient un bien secondaire par rapport au bien primaire qu’est la défaite de l’ennemi » (4).
Le consensus général et la visibilité médiatique en faveur du rôle primordial des militaires dans la mobilisation anti-Covid sont totalement gratuits et injustifiés même à la lumière des effets de « protection sanitaire » des communautés locales obtenus par les initiatives réellement adoptées par les forces armées. Selon le Ministère de la Défense, depuis le début de ce qu’on appelle la deuxième phase de l’urgence (fin de l’été) jusqu’au 31 octobre 2020, Armée de l’Air, Marine et Armée ont déployé 9500 militaires et 713 véhicules sous la coordination du COI – Commandement Opératif du Sommet de Rome. Cependant, si l’on regarde bien les données, on découvre que ces unités ont été » employées, plus qu’en appui du système sanitaire-hospitalier, pour assister les forces de police dans l’application des mesures restrictives des libertés personnelles, mobilité, distanciation sociale et confinement. « Pour la gestion de cette urgence, on a augmenté de plus de 750 unités le dispositif employé dans le cadre de l’Opération Rues Sûres, avec un total d’environ 7800 hommes et femmes des Forces Armées », précise la Défense. Donc 20 % seulement du personnel militaire déployé a effectué des interventions qu’on peut directement associer aux campagnes de lutte contre la pandémie et, en tout cas, avec un apport numérique tout à fait ridicule par rapport à celui mis en œuvre par le système sanitaire public, par le volontariat « civil » et le tiers secteur.